Remy de Gourmont par André Rouveyre

« De l'intelligence et de la science », Divertissements littéraires, 3e série,
Aux Editions de « Belles-Lettres », 1923


[...] Harangue aux Coutançais, laquelle j'imaginai
lors de l'inauguration du buste de Remy de Gourmont,
le 24 septembre 1922.

Coutançais,

Celui dont la discrète image ici vous gênera si peu que vous avez consenti à l'y laisser fixer dans la pierre, parmi les arbres et les fleurs, n'a, avouez-le, jamais touché votre cœur, ni ému votre pensée. Vous cédez, en l'acceptant parmi vos gloires, à des sollicitations venues de haut, plutôt qu'à un élan irrésistible du cœur. Peut-être avez-vous, quelques-uns, feuilleté un livre de lui, sans y comprendre grand'chose, et surtout sans vous sentir emportés dans ces pays de féerie où se complaisent les âmes tendres, éprises de rêves et de larmes. Hier soir, à les entendre dire, vous n'avez pas frissonné davantage aux jolies, mais trop subtiles choses qui vous furent contées. Vous applaudissiez les voix et les gestes, les visages et les poses, et point l'œuvre. Quatre vers d'Hugo ou de Rostand vous eussent satisfaits davantage. Je vous comprends ; et cela ne vous déshonore point : il n'y a que les mensonges qu'on se fait qui soient à même de déshonorer. Et cette bizarre image que vous aurez chaque jour maintenant sous les yeux ne vous émeut guère. Peut-être vous semble-t-elle trop étrange pour vous inspirer aucun sentiment. Quand vous voudrez contempler un vrai visage d'homme, ce n'est point ici que vous viendrez ; mais vous irez sur votre grand'place, où se dresse, imposante, majestueuse et si rudement expressive, la figure de votre Tourville. Ce fut un homme utile, un héros, un brave. Il n'est pas un enfant peut-être qui ne sache par cœur ou sa légende ou son histoire. Et cela est très bien ainsi. Mais Tourville est mort, mort tout entier, et il n'en reste qu'un peu de cendre quelque part, et ici, une pierre grossièrement taillée, un nom vulgarisé par l'histoire.

On dit que celui-ci aussi est mort, mais qu'on ne sait de lui aucune action héroïque ou généreuse, qu'il a été dans le monde comme l'est sa maison dans votre petite ville, effacé et sans grandeur. Mort ? Non, car il n'a jamais pensé vivre de cette vie que vous savez. Et c'est parce qu'il n'a jamais vécu de cette vie-là qu'il est pour nous toujours vivant, et que le sculpteur lui a fait un visage qui est d'un Dieu plutôt que d'un homme. Et c'est pour cela que, sans vous tromper, vous l'avez voulu au jardin, le seul lieu de la cité d'où l'on ne chassera jamais les dieux. Tourville, là-bas, entendra les Marseillaises, présidera aux jeux brutaux et aux défilés triomphants ; Gourmont ici, rien qu'un visage, rien qu'un front, respectera votre rêverie, et mêlera un peu de blancheur au reflet des arbres dans l'eau. Son image ne vous ôtera point à vous-mêmes. Les enfants n'en seront point intimidés, ils épelleront son nom sans en rien savoir ; ils ne le salueront point ; et peut-être joueront-ils quelquefois à charbonner des prunelles entre ses paupières pour figurer des regards dans ces yeux qui ne voient point le monde extérieur. Dans quelques lustres, quand le temps aura effacé dans cette pierre jusqu'au nom si légèrement relevé de Remy de Gourmont, cette image ne sera peut-être plus, pour l'étranger et pour vos fils, que celle d'un dieu inconnu, latin, grec, ou germain, on ne sait trop, à quoi on ne croit plus nulle part, et pour les doctes celle du divin Hermès, le dieu du silence et de la pensée solitaire. Alors cette effigie, à rencontre de tant d'autres, symbolisera quelque chose de grand et de naïvement éternel.

D'autres vous ont parlé de Remy de Gourmont, et ils l'ont fait au passé. Il faut leur pardonner cette inadvertance ; ils l'ont connu, ils l'ont vu, ils l'ont touché; il est naturel que, malgré eux, ils en parlent comme d'un mort. Pour moi, j'en parlerai au présent, car il est vivant, vivant comme le sont Platon, Jésus, Rousseau, Hugo, et tant d'autres. On a dit, et cela devient une légende, qu'il est le plus grand destructeur du temps présent, et qu'universel par la connaissance, il est aussi un sceptique universel. C'est vrai, peut-être. Votre Tourville, il l'a réduit en poussière. Et votre cathédrale aussi, et votre mairie, et vos lois, et votre sagesse. Il a brisé partout des statues, ravagé des temples ; il n'a peut-être rien laissé debout sur la terre. Pourquoi donc, ô ironie, souffrez-vous ici son image ? Est-ce que vous ne le saviez point ? Est-ce que l'on vous a trompés ? J'ai entendu quelques-uns d'entre vous le traiter de révolutionnaire, et j'en ai entendu d'autres les démentir. Vous avez senti, vous avez deviné, que ce destructeur n'était point de l'espèce commune, et que ce n'est pas dans le domaine matériel qu'il exerçait ses ravages. Il détruisait comme d'autres construisent, comme la plupart d'entre vous entretiennent et conservent, parce que c'était sa nature et son génie, pour pouvoir respirer suivant ses poumons, manger à son appétit et suivant ses goûts, et pour aimer selon ses lèvres. Il n'a rien détruit que pour lui-même et en lui-même. Soyez tranquilles : il n'a fait, il ne fera jamais couler de navires ni massacrer de braves gens comme l'a pu faire votre Tourville. Les forts seuls apprendront de lui à se libérer de leurs esclavages. Ah ! je vous entends, bonnes gens qui croyez que l'on veut abattre malgré vous votre maison ! « Mais où coucherons-nous ce soir ? Car nous ne sommes point maçons, et nous avons besoin d'un gîte. » Or, la maison dont il s'agit est en vous. Ce sont vos croyances, vos adhésions, vos consentements, qui l'ont élevée, et l'habitude vous en a fait une prison très chère. Comment voulez-vous qu'on la détruise, même avec votre consentement, si vous n'y apportez point votre courage ? Ah ! j'entends encore : on vous mettra la pioche à la main, et vous l'abattrez malgré vous. Vous vous suiciderez parce qu'on vous a fait cadeau d'un revolver. Ne craignez pas cela de Gourmont : ce hautain esprit ne conseille ni ne presse ; il ne suggestionne point les faibles ; et il ne se fera en vous aucun changement sans que vous l’ayez décidé. Gourmont peut vous être un exemple ; vous serez seuls à démolir votre maison. Vous ne tenez point à le faire, car elle vous semble commode et sûre. Mais celui que la sienne embarrasse, étouffe ; l'architecte de génie qui se sent impatient d'en bâtir une autre ! Toute chaîne sentie est un fardeau, tout abri est une geôle à qui ne craint plus. S'il n'en est aucun parmi vous qui ne se sente le besoin d'abris multiples, de temples solides, de citadelles bien défendues, et si chacun se trouve bien de ceux qu'on lui a proposés et fait accepter, tant mieux ! Au cœur sensible, à l'instinct peureux, craintif ou vorace, leur nid et leur bouclier ! Intelligences, d'autres ont besoin de la liberté. D'autres se veulent puissants et invincibles. Une chaîne, or ou fer, au petit doigt, et ils se sentiraient faibles, et destinés à la défaite. Et être vaincus par le sentiment ou par l'instinct, ils n'y consentiront jamais.

Et cependant, vous vous inquiétez encore. Cette intelligence qui accomplit seule de si prodigieuses et néfastes destructions, quelle arme dangereuse la rend invincible ? Cette arme, bonnes gens, c'est la science, la grande ennemie de tous les dogmes et de toutes les tyrannies, celle qui entretient vivant et en état de lutte perpétuelle le cerveau humain. La terre était plate autrefois, comme un îlot ou comme un disque. Tout un système de religions et de croyances a été échafaudé là-dessus. L'intelligence des hommes d'il y a cinq mille ans a magnifiquement travaillé sur ces apparences trompeuses. Et puis, l'homme, de ses yeux, de ses lunettes et de ses compas, et en voyageant aussi, a découvert que la terre est ronde et qu'elle tourne. Et l'intelligence a démoli toutes les demeures respectables et sacrées qu'elle avait échafaudées autrefois. Mais si pour Galilée, intelligence puissante et libre, la terre tournait, rappelez-vous combien peu de ses contemporains se sont laissé convertir à sa foi nouvelle, et combien peu se sont libérés des anciens dogmes.

N'est-il pas encore aujourd'hui de très braves gens pour croire que le paradis est au-dessus des points d'or qui sont au ciel, et l’enfer, dans les profondeurs de la terre ? Eh bien ! en nos siècles où l'étude dispose d'outils perfectionnés et de connaissances de plus en plus précises, la science modifie chaque jour une apparence, change une vérité en erreur, et crée une vérité neuve.

Il y a souvent maintenant une terre plate qui devient ronde et un astre immobile qui se met à tourner. Toute la connaissance a été renouvelée depuis cent ans ; d'ici cent ans elle se renouvellera encore. Mais je sais des esprits qui en sont demeurés aux conceptions d'il y a cinq mille ans, fondées sur les connaissances d'alors, et qui se refusent à ouvrir leurs yeux et leur entendement aux connaissances d'aujourd'hui. Ah ! la science a de grands ennemis, à notre époque ! Tous les paresseux, tous les yeux morts, et aussi tous ses dogmatistes à elle, tous les stérilisateurs, tous les embaumeurs de vérités! Car il ne suffit pas de renier l'ancienne vérité, d'affirmer la vérité d'aujourd'hui ! Il faut savoir que cette vérité changera, se transformera, disparaîtra peut-être ; il faut savoir (et c'est le seul savoir qui compte et sans qui toute la science n'est qu'une religion affreuse et plus terrible qu'aucune), que la vérité est vivante, vivante, c'est-à-dire qu'elle est d'abord en gésine au ventre de la connaissance, puis enfant, puis qu'elle s'épanouit, va, vient, évolue, change de visage et de port, se ride, s'efface et quelquefois meurt. En est-il une qui se soit déjà immobilisée ? Je n'en vois pas ! Eh bien ! Gourmont a compris cela, et c'est ce qui fait sa grandeur et sa force. Quand on dit qu'il niait que la vérité existât, ce n'est sans doute pas tout à fait juste, il niait qu'elle fût immuable. Les théories, les hypothèses, les vérités de son temps passeront, et les déductions qu'il en a tirées ; sa méthode ne passera point. Il le savait, et hardi à détruire ce qui est mort, tué par la connaissance neuve, il ne se hasardait guère à reconstruire, car s'il y a des vérités durables, il n'y en a peut-être point d'éternelles. Vous, braves gens, n'allez pas si loin, car la vie de l'esprit vous passionne moins que la tranquillité de l'existence.

Car il vous faut, et votre imagination vous crée une vérité immuable, une vérité absolue. Mais la vérité absolue, dont nous concevons la réalité, ne saurait elle-même être immuable. Elle change aussi, insensiblement peut-être pour les éphémères que nous sommes, mais elle change. L'homme de 1922 nous paraît certes le même que celui de 1921, le même peut-être que l'homme de l’an 1000. Mais il n'est plus l'homme des cavernes, de mâchoire, de crâne ni de pensée. L'homme du millième siècle ne sera pas davantage l'homme d'aujourd'hui, si toutefois la race humaine n'a point cédé la place à une race autre et supérieure. Si près de la vérité absolue que nous nous approchions jamais, toujours nous serons en retard sur elle. Et nous ne la saurons jamais entière. Nous sommes tous comme ces êtres charmants dont l'existence, contenue tout entière entre l'aurore et le couchant d'un jour, n'aura connu que la lumière, et dont le rêve seul, à voir tourner l'astre lumineux, aura pu imaginer les ténèbres. Mais peut-être aussi cherchez-vous la vérité en dehors de la connaissance scientifique. « Cela est, puisque je le rêve, que je le veux, et que cela me satisfait. » Et vous voilà tranquilles pour toujours. Nous pensons, à cheval sur l'abîme, les deux pieds solidement ancrés au réel et les yeux dans la lumière extérieure ; vous, vous reposez au fond de cet abîme, avec la seule lumière qui émane de vous, ou aveugles sans y songer, et comme ces animaux du fond des mers dont le corps est lumineux ou qui n'ont point le sens de la vue. Cela, cette conception d'une vérité intérieure, d'une vérité révélée, nous l'acceptons, nous le comprenons, mais nous préférons notre vérité scientifique, mouvante et inquiète. Vous avez eu la liberté, et vous n'en avez usé que pour vous créer un doux, reposant et définitif esclavage. Nous avons eu la même liberté, mais, disciplinée, sans cesse dominée par la science qui lui dit: « Tu iras sans cesse, plus loin, plus haut, en arrière ou en avant, mais tu ne franchiras point les bornes du monde que je crée et que je renouvelle sans cesse »...; elle seule est restée vraiment la liberté.

Et cette liberté de l'intelligence, cette constante indépendance est votre sauvegarde à vous-mêmes. Elle ne veut point de temples pour elle, mais elle défend votre cathédrale normande et gothique contre l'invasion des Parthénons étrangers, comme elle défend la mosquée contre la pagode, et la pagode contre la mosquée. Elle enseigne à ne rien subir qui soit étranger à notre nature et à nous-mêmes ; elle dit, — et elle est pour cela en horreur à tous les maîtres aussi bien qu'à tous les esclaves — que toute vie est évolution et nouveauté perpétuelles, que nous, sur ce coin de terre normande ou française, nous ne serons plus jamais ni Grecs, ni Latins, ni Celtes ni Germains, ni Normands, ni Français d'un siècle passé ; que si nos ancêtres l'ont été, c'était leur présent à eux, leur seul présent possible et réalisable, et que nous ne serons vraiment que notre présent aussi, fait de tout ce qu'est notre monde actuel. Elle dit que ni le dorique, ni le gothique, ni le roman ni le renaissance ne sont des arts d'aujourd'hui, et qu'il vaut mieux, à tout prendre, pour un moderne, avoir élevé la tour Eiffel que le Sacré-Cœur. L'une est d'un art fragile, peut-être, mais qui est neuf, et qui peut durer, un chef d'œuvre des primitifs de l'architecture de fer ; l'autre, plus solide d'apparence, est d'un art à son déclin, et qui n'engendrera plus que des œuvres faibles, débiles, pauvres.

Cette liberté de l'intelligence, je l'aime jusque dans ses hardiesses et dans ses témérités. Je préfère celui qui innove dans la vérité nouvelle à celui qui conserve dans la vérité chancelante. J'ai un faible pour les précurseurs, quitte à me tromper dans mes espoirs. D'autres, par tempérament ou à cause de l'âge, se plaisent à continuer le passé, à être des décadents. Les uns et les autres nous nous retrouvons dans l'admiration des chefs-d'œuvre passés, la mienne plus platonique, la leur plus active. Et tout cela fait, à la vie présente, de l'équilibre et de l'harmonie.

Ainsi Gourmont vit, destructeur des vérités mortes, des vérités chancelantes, des vérités défleuries, inquiétant dans sa hâte même à faire surgir des vérités neuves. Et c'est pourquoi il vivra longtemps, jusqu'à ce que des dogmes périmés, des demeures sacrées inconnues de lui aient à leur tour besoin d'un sceptique et d'un athée. Et l'esprit qui l'anima est éternel, noblesse et grandeur des intelligences de tous les temps et du nôtre.

Coutançais, venez parfois dans votre jardin. Contemplez-y, en jouissant de la nature et des saisons, de la lumière et des ombres du passé et de l'heure présente, cette figure hermétique qui ne sourit point, ne vous parle aucun langage, et n'est pour vous qu'un morceau de pierre harmonieux. Une âme ouverte et inquiète un jour la découvrira, et elle apprendra, de ces yeux tournés vers le dedans, à regarder en elle-même, à douter de tout, et à briser peu à peu toutes les chaînes accumulées des dogmes appris, tous les temples où s'adore le sentiment, toutes les forteresses où se retranche l’animal instinct.


Remy de Gourmont par André Rouveyre

« Une nuit au Luxembourg », Le Haut-Parleur,
Aux Editions de la Fenêtre ouverte, 1923, pp. 63-119