La réception de M. Octave Mirbeau |
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ANTICIPATIONS LA RÉCEPTION DE M. OCTAVE MIRBEAU La belle journée de novembre ressemblait hier à une immense symphonie en or majeur : blondeurs, douceurs, tiédeurs, ors et ocres, ambres et chromes, toute la gamme rouillée et somptueuse des jaunes et des ors.... Les arbres du quai laissaient pleuvoir leurs feuilles en cuir de Cordoue sur les dos gaufrés des bouquins et nous gagnâmes le vieux palais de l'Institut au chant des cornes d'autos qui chantaient la chanson des millionnaires. Voici, au hasard, parmi les plumes blanches des généraux et les aigrettes de paradis, les uniformes éblouis de crachats cruels et froids, et les robes de chez Marguerite O' Doux, parmi des turbans, des boucles, des profils et des yeux de dogaresses et de belles arétines, M. et Mme Maurice Rostand qu'accompagnent le petit Phœbus Rostand âgé de cinq ans et dont Sarah princesse, reine, fée, vient de recevoir une tragédie en cinq actes. M. Jules Romains, directeur du Supplément du Gaulois, serre des mains ; on se montre Francis Viellé-Griffin, le poète des cygnes morts, des casques en ruolz et des lys fanés, le poète « Des au-delà, des au-dessus comme disait autrefois, en un article renié, celui que l'on fête aujourd'hui : Octave Mirbeau. Et voici le président du Conseil, Paul Boncour, masque de proconsul bythinien ; Abel Bonnard, les cheveux en fumée, près de Léo Larguier dont le visage est plus tragique et plus tourmenté que jamais ; P. Vernou qui a coupé sa barbiche rabelaisienne ; Ch. Derennes, pareil à un émir abencérage, Maurice Renard, scribe de miracle ; F. Gregh qui ressemble à Hamilcar Barca avec sa barbe de suffète, etc.... Auguste Dorchain qui n'a pas de place est pareil à une cheville dans un riche alexandrin, car la salle est un immense poème, une symphonie de couleurs vivantes, de couleurs et d'odeurs : nacres des perles et des teints, roses rouges d'Avila, roses roses d'Ispahan, roses passionnées et pâles de Lesbos ; parfums de bras, parfums des chevelures et parfums des violettes dans les dentelles, et parfums des violettes et des gants blancs ; bras lumineux éteints par des soi[e]ries sombres, décrépitudes sacrées, jeunesses intrépides, belles bouches, rictus tragiques, aigrettes archiducales, plumes militaires, splendeurs persanes !... Mais c'est l'heure. Entre ses parrains, M. Paul Bourget, livide, et M. Jules Lemaître, tout blanc, Octave Mirbeau paraît succomber sous un faix de ramée avec son frac brodé de palmes vertes. Monseigneur Duchesne se lève, un papier aux doigts. Ce n'est point un terrible épiscope, un dur moine des temps de bure et de fer, il a un sourire de philosophe amusé dans un visage de prélat gourmand, et, d'une voix limpide, il commence : « C'est un honneur pour moi, Monsieur, et une grande joie que de vous souhaiter la bienvenue dans notre compagnie. Vous connaissez les usages de la maison, et votre humeur ne prendra point ombrage si je vous dis que le vieux pasteur que je suis est heureux de saluer le retour au bercail de la brebis égarée que vous fûtes. Je m'exprime peut-être mal. Monsieur, et c'est la faute de notre langue qui n'est pas assez riche pour donner un nom à une brebis qui aurait des dents de loup.... » Monseigneur Duchesne escamote fort habilement Emile Ollivier : « Vous n'avez pas toujours épargné l'homme qui vous a laissé ce fauteuil, et pourtant. Monsieur, Emile Ollivier fut la victime expiatoire de cet empire que vous avez aimé. Il avait compris après nos défaites que le Destin était contre lui, et il était venu frapper à notre porte, demandant asile. Il faut être indulgent. Lorsque je le voyais dans ce fauteuil où vous êtes, je me distrayais à refaire, dans mon cœur, comme le berger d'Homère, une histoire de France à rebours : Je songeais que le lourd cuirassier blanc Otto von Bismarck était mort au début de la campagne funeste, que les hordes bavaroises et prussiennes avaient été écrasées par Bazaine ou par Mac-Mahon, que le roi de Prusse n'avait pas été couronné à Versailles dans cette galerie dont les glaces reflétaient avec indifférence les mufles barbus des vainqueurs insolents, elles qui avaient vu passer le Grand Roi, Solaire, avec sa perruque et sa majesté, et cette belle et bonne Mme de Maintenon, et la soutane violette de Monsieur de Meaux, et l'habit isabelle ou bleu-mourant de Louis le Bien-Aimé.... Ce rêve m'emportait. Nos armées étaient rentrées victorieuses, les lustres des Tuileries avaient continué à éblouir les hautes fenêtres, à pailleter d'or les yeux toujours pleins d'eau de Napoléon III, et à givrer de lumière les épaules, incomparables, dit-on, de l'Impératrice Eugénie.... Emile Ollivier, enfin, n'était pas le MINISTRE AU CŒUR LÉGER ; il occupait dans notre France victorieuse la place qu'a occupé dans l'empire qui était son œuvre, ce rocailleux chancelier de fer qui ne fut pas tué au commencement de l'année 1870, par un de nos francs-tireurs, dans un âpre défilé de l'Est. Ce songe impossible me prenait avec une telle force, qu'un jour où Emile Ollivier m'adressait la parole, je l'appellai : Votre Excellence ou Monsieur le ministre ! Il me considéra, étonné, à travers ses lunettes, et il ne me garda pas rancune.... » Monseigneur Duchesne aborda ensuite l'œuvre du récipiendaire ; il parle de sa langue forte et d'odeur forte, de ses phrases faites avec des ahans et des élans, du nerf et du relief : « Sans doute, dit-il, quelques curieux de littérature ont conservé vos premières œuvres, mais nous ne vous louons ici que des dernières. Vous avez abjuré, Monsieur, avec éclat. Vous avez rallumé chez le libraire, le vieux bûcher de l'Eglise, et vous y avez tout jeté, inquisiteur volontaire. Puis, purifié, vous avez refait I'ABBÉ JULES, LE JARDIN DES SUPPLICES, LE CALVAIRE, à un point de vue chrétien, et vous avez réjoui les Anges qui pleuraient de voir tant de talent consacré au mal et au diable. D'ailleurs vous ne reveniez pas d'aussi loin que pourraient le croire ceux qui ne vous connaissent pas. N'étiez-vous point conseiller de Préfecture au 16 Mai ? Ce mois est plein d'influences divines, et je suis fier d'avoir trouvé que vous fûtes quelque chose comme un sous-préfet de Marie ! Dieu soit loué, Monsieur, qui se plaît encore à faire des miracles ! Votre orthodoxie n'exhale point, sans doute, le parfum de ces fleurs naïves et bénies qui ornent les reposoirs et les chapelles rustiques, le jour de la Fête-Dieu, mais il y a plusieurs manières d'être un homme de bonne volonté, comme dit l'Ecriture, et je vois derrière vous la trique de Louis Veuillot, ce belluaire, et la cravache armoriée de ce grand Templier, de cet inquisiteur en jabot de dentelles, du Connétable des Lettres Françaises, Barbey d'Aurevilly que l'on a pu appeler, sans le défigurer : Barbemada de Torquevilly ! Permettez-moi de vous donner, à présent le nom que se donnaient avec une affection distante et respectueuse les Solitaires de Port-Royal, et veuillez, Monsieur mon Frère, prendre place dans cette maison avec votre légende et notre pardon et notre admiration. » * ** M. Octave Mirbeau se lève. Derrière les lunettes qui éperonnent son nez, un vieil éclair traverse l'hiver embrumé de son regard, et il commence à lire dans un navrement de voix basse et lasse, si lasse et si basse qu'on l'entendit à peine. La place nous manque pour publier ici des fragments de ce discours que l'on trouvera ailleurs tout entier. L'Académie et ses invités ont eu cependant une minute d'angoisse. Sait-on jamais avec Octave Mirbeau ! Après sa dernière phrase, le nouvel immortel est demeuré debout, entre ses parrains étonnés. Il a paru hésiter.... Allait-il, contrairement à l'usage, ajouter à son discours ? Ceux qui se souvenaient de la première version de l'Abbé Jules songèrent avec un frisson à la confession publique et cynique du mauvais prêtre dans la chaire de son église villageoise.... Mais M. Octave Mirbeau se rassit paisiblement. La journée était finie.... Lorsque nous sortîmes, le soir tombait sur la Seine, et M. Rémy de Gourmont, dernier pèlerin des quais déserts, se hâtait avec des livres sous sa houppelande d'alchimiste. PROSPER LAGEMUR. La Vie Française, 2e série. N° 1 Février 1912, pp. 43-77.
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