Ailleurs, une chose qui me paraît être une assez belle contradiction, ou erreur [...]. L'auteur raconte qu'ayant un jour cité à Proust ce mot de Gourmont : On n'écrit bien que ce qu'on n'a pas vécu, — ce qui n'est guère qu'un paradoxe — Proust s'écria : « Cela, c'est toute mon œuvre ! » Or, l'œuvre de Proust me semble bien être avant tout une sorte d'œuvre de mémorialiste. S'il n'a pas vécu, au sens exact du mot les aventures qu'il raconte, les circonstances qu'il dépeint, il les a apprises sur le compte de tiers, il a fait ses personnages avec des gens qu'il a connus, observés, fréquentés. Il y a dans son œuvre ses souvenirs d'enfance et ses souvenirs du milieu dans lequel il a vécu. [...] Le titre de son œuvre lui même est significatif : A la recherche du temps perdu. Cela veut dire : Le temps qui a été et qui n'est plus [...]. Le mot de Gourmont ne tient pas et il tient encore moins appliqué à Proust (Paul Léautaud, Journal littéraire, Mercure de France).


En mai 1916, Berry fut ravi de découvrir, chez le libraire Belin, sur la rive gauche, un livre relié de 1709, portant les armes de Paulin Prondre de Guermantes, et il l'envoya à Proust, qui ne fut pas moins ravi de le recevoir. Berry vint le voir et resta jusqu'à l'aube, pour apprendre la future histoire de la famille de Guermantes ; à la fin, il cita, à propos, le mot de Remy de Gourmont : « On n'écrit bien que ce qu'on n'a pas vécu » ce à quoi Proust, qui sentait qu'il devait mettre plutôt l'accent sur l'aspect de fiction de son œuvre que sur les fondements qu'elle avait dans la réalité, répondit sans insister « Cela, c'est toute mon œuvre. » (George D. Painter, Marcel Proust. 1904-1922 : les années de maturité, Mercure de France)


Sarah Bernhardt par André Rouveyre

Correspondance de Marcel Proust, 1905, tome V,
texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Plon, 1979

36. A Georges Lauris, vers mars 1905 :

[...] La critique de la théorie du déracinement est superbe. J'ignorais les textes de Gide et Gourmont [...].



Sarah Bernhardt par André Rouveyre

Correspondance de Marcel Proust, 1914, tome XIII,
texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Plon, 1958

92. A Alfred Vallette, premiers jours de mai 1914 [à propos de la reproduction par R. de Bury (1) d'un article de Jacques-Emile Blanche dans le Mercure de France du 1er mai 1914, pp. 171-172] :

[...] Je vois à l'instant le Mercure et je ne peux pas vous dire combien je suis touché de votre bonté. Je n'aurais pas osé espérer un extrait si large, si bien placé [...].

(1). Pseudonyme de Remy de Gourmont. Mais il n'est pas impossible, Remy de Gourmont ne fournissant pas d'Epilogues depuis novembre 1913, que ce soit Jean de Gourmont qui tienne la rubrique des Journaux, comme il le fera après la mort de son frère.


LES JOURNAUX

M. Jacques-Emile Blanche, critique littéraire (Echo de Paris, 15 avril). — « La Révolte des Anges » d'Anatole France (L'Action Française, 5 avril). — Il existe une littérature républicaine (Les Nouvelles, 9 avril).

M. Jacques-E. Blanche, dans l'Echo de Paris, consacre au roman de M. Marcel Proust : Du côté de chez Swann, de curieuses pages de critique impressionniste, dont voici quelques fragments :

Du côté de chez Swann est le livre de l'insomnie, de la pensée qui veille dans le silence et les ténèbres. Mais c'est un livre débordant de vie, divers et un, si plein de détails également notés, que, selon votre disposition, lecteur, vous ne pourrez plus le quitter, dès que vous vous y serez aventuré, ou bien le fermerez, si quelque souci vous prive de la concentration requise par ce formidable registre de menus faits. Je m'y sens comme dans un salon aux parois de glaces, qui s'élargit dans tous les sens, où les images se multiplient à l'infini et se rapetissent en même temps.

M. Proust n'a pas tenu un journal, mais s'est donné le plaisir d'une sorte de cinéma, dont il reconstitue les épisodes, où il pose lui-même pour plusieurs personnages, jette à son gré le manteau de l'un sur les épaules de l'autre, ou sur les siennes.

Certains lui reprochèrent un manque de sélection : ceux, surtout, qui ne font commencer l'art qu'avec le choix ; mais l'art n'a point de règles immuables. Du côté de chez Swann est un ouvrage difficile à classer, plus encore à comparer avec quoi que ce soit : il est sans précédent dans notre littérature. Ce que M. Proust voit, sent, écrit, est une complète originalité. On cita Mérédith, Dickens, d'illustres noms étrangers, à propos de lui. Or, ceci vient de France, ne pourrait être d'ailleurs, et date de la lin du dix-neuvième siècle. Ceci est d'un impressionniste qui serait un graveur en taille-douce et, j'ose à peine le dire, tant ce vocable fait peur à présent d'un homme du monde. L'audacieux se lance dans les entrelacs et les arabesques d'interminables périodes, claires pourtant, pittoresques et, quand elles ne s'attardent pas à tresser trop de fleurs, solides et nettes, souples, lourdes de sens.

Pendant une longue convalescence, un homme renoue avec la vie; mais encore contraint à des ménagements, il n'en reçoit encore les reflets qu'à travers les rideaux de sa fenêtre; il est tout à lui-même, pense, se souvient et se retrouve lentement, par fragments. Des tableaux défilent devant ses yeux, sans ordre, au hasard de la rêverie solitaire, car au bout d'un très long temps la mémoire perd le fil des événements dans leur succession rigoureuse. S'il s'agit de mes souvenirs d'enfance, jurerais-je que ceci précéda cela ? Je ne cherche même plus à ressouder la chaîne, je crois encore toucher certains anneaux, d'autres me manquent.

M. Proust court d'un souvenir à l'autre, capricieusement, nous transporte dans une petite ville de province, décrit les manies de ta grand'mère chez qui l'on passe les vacances de Pâques, les habitants de la maison et du bourg, les voisins de campagne. C'est un M. Swann, ami de son père, qui espace ses visites depuis son mariage clandestin. On chuchota des histoires au sujet de ce couple disparate, des critiques qui intriguèrent l'enfant, et maintenant la pensée du convalescent reconstitue cet étrange Swann, sorte de Protée insaisissable, toujours autre, selon les gens qu'il fréquente, ne faisant jamais allusion devant ceux-ci à ceux-là.

Un amour de M. Swann forme à lui seul la seconde partie du volume et un roman de la passion et de la jalousie, d'une prodigieuse analyse, douloureuse et humaine où l'amour démasque l'acteur et montre l'homme, l'amant, dans sa vérité et ses faiblesses. Oserai-je la comparer, cette étude, à l'immortel Adolphe ? Après ces pages déliées, nous retournons au château de M. Swann. C'est là que le conteur entrevit, dans son enfance la petite Gilberte, la fille de Swann et de la réprouvée. Souvenirs, tableaux, esquisses, aussi peu coordonnés que les premières pensées du matin, à l'heure où l'imagination court à l'aventure : telle est la matière du long morceau que Marcel Proust détache, pour notre plaisir immédiat, et en attendant deux autres parties, d'une trilogie qu'il aurait voulu publier d'un seul coup et intituler : A la recherche du temps perdu.

Ce premier volume, le voici donc et, tel quel, un rare régal, une bouffée d'air qui dissipe les soporifiques vapeurs de la production courante. Dès son apparition, il enchanta les uns, alarma les autres, car son approche est, dit-on, difficile. Il se présente comme toute oeuvre d'exception, originale et belle.

Du côté de chez Swann (lisez et vous verrez comme ce titre déroutant fut bien choisi) porte en soi d'irrésistibles sortilèges. Il évoque un Paris qui n'est plus; sans être un livre « à clef », j'y reconnais deux ou trois modèles dans chaque personnage ; il a la saveur d'une autobiographie et d'un essai, déborde de sensibilité et d'intelligence. L'auteur a l'allure de ces jeunes gens de la bourgeoisie d'hier, lettrés, artistes; les premiers qui s'évadèrent de chez eux, partirent, la narine frémissante, pour faire le tour de la multiple société parisienne et en analyser les parfums.

§

D'une belle étude de M. Pierre Lasserre dans l'Action Française, sur le dernier ouvrage de M. Anatole France, la Révolte des Anges, j'extrais ces quelques lignes où, par sa critique même, M. Lasserre met bien en valeur le caractère païen de cette œuvre : [la suite sur Gallica]

R. de BURY.