Henri de Régnier (1864 - 1936) |
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1. « Littérature. Remy de Gourmont : Le Chemin de velours », Mercure de France, août 1902 2. « Remy de Gourmont », De mon temps..., Mercure de France, 1933 3. Sonnet 4. « Les livres : Remy de Gourmont », Les Annales politiques et littéraires, 25 mai 1924, p. 575 1. « Littérature. Remy de Gourmont : Le Chemin de velours », Mercure de France, août 1902, p. 484-486 A propos de M. Maurice Barrès, M. d'Alméras nous raconte [dans Avant la gloire] comment le futur auteur des Déracinés entreprit, aux heures de sa jeunesse encore incertaine, de se faire connaître en rédigeant à lui tout seul une revue mensuelle appelée les Tâches d'encre. Les Tâches d'encre n[484] Gourmont s'intéresse à tout, il a son sentiment particulier en chaque chose. Il le dit et on l'écoute. M. de Gourmont s'est assuré une place très haute et à part dans la littérature de notre temps. Il a publié des vers subtils et rares, ornés d'images choisies et délicatement voulues. Ses romans ont le même caractère de rareté subtile. Le Fantôme est un beau livre et le Songe d'une femme un livre charmant. Il a écrit des contes et des nouvelles d'une langue forte et colorée, et d'une imagination curieuse où l'ironie se joint à un sens aigu du mystérieux et de l'inquiétant. Son poème dialogué de Lilith est une œuvre de haute pensée. Les deux Livres des Masques seront classiques comme son ouvrage sur le Latin Mystique, car M. de Gourmont est un érudit, avec cette distinction que, au contraire de beaucoup d'entre eux, il n'aime pas savoir pour savoir, mais savoir pour penser. M. de Gourmont s'intéresse aux faits pour les idées qu'ils suggèrent et auxquelles ils se rattachent. C'est à ce point de vue que M. de Gourmont observe les événements contemporains et c'est de leur considération en même temps distante et perspicace que sont nés les précieux Epilogues que depuis plusieurs années M. de Gourmont publie chaque mois dans le Mercure de France. Leur recueil formerait déjà plusieurs volumes, qui seraient des livres, car M. de Gourmont sait rendre l'actualité durable. Il a une façon de voir personnelle dont la marque est d'être en même temps hardie et judicieuse. La hardiesse de M. de Gourmont ne consiste pas à contredire l'opinion courante et à s'en écarter de parti pris, mais en ce qu'il se pique de raisonner la sienne, de la débarrasser de tout préjugé et de juger, si l'on peut dire, en avance. C'est ce souci d'impartialité et de clairvoyance qui fait de ces Epilogues quelque chose d'assez unique. M. de Gourmont a le goût de ce qu'il appelle la « dissociation des idées » et c'est ce sous-titre qu'il donne à son Chemin de Velours paru récemment. Ce volume fait suite, non comme sujet, mais comme méthode à l'Esthétique de la Langue Française et à la Culture des Idées. Ainsi que ces deux livres précédents, le Chemin de Velours se compose d'un certain nombre d'études critiques sur l'Idéalisme (celles-là datant déjà de plusieurs années), sur la Gloire et l'Idée d'Immortalité, sur le Succès et l'Idée de Beauté, sur la Valeur de l'Instruction, sur la Femme et le Langage. Je ne veux point analyser ces morceaux différents, mais tous également écrits avec une propriété et une distinc[485]tion de style admirables, ni même en exposer la matière. Il faut les lire, mais en les lisant il me semblait distinguer assez bien la façon dont M. de Gourmont procède en ces essais à la fois si nets et si abondants. Une fois le sujet établi et la route jalonnée à ses croisements principaux, M. de Gourmont ne craint pas les détours et les sinuosités. C'est, je crois, ce qui donne à ces essais cette allure libre et aisée qui ne les empêche pas de suivre une direction élégamment rigoureuse et d'aboutir où il veut qu'ils aboutissent, c'est-à-dire toujours à quelque point de vue et d'où l'on voit loin. M. de Gourmont est un maître en ces sortes de compositions où il entre de la poésie, de l'érudition, de la philosophie, et qui font penser parfois à un Nietzsche Plus discret, plus délicat, à la française. On aura cette impression, il me semble, en lisant la suite des petits chapitres que M. de Gourmont a écrits sur la question des Jansénistes et des Jésuites, question éternelle puisqu'elle est simplement un débat de morale. Ce sont des modèles de haut bon sens, d'ironie voilée et courtoise et de politesse sceptique, car, au fond, c'est un sceptique qu'entend bien être M. de Gourmont. Il le dit fort clairement, en réimprimant des fragments sur l'Idéalisme. « Depuis dix ans, dit-il au préambule, les idées de l'auteur se sont modifiées en plus d'un point. Vivre c'est changer. Il espère que pour lui avoir vécu signifie à cette heure avoir grandi en sagesse et en scepticisme. » Certes, en effet, depuis, M. de Gourmont a grandi. Son autorité littéraire s'est affirmée par un talent infatigable et fécond. Elle est incontestée auprès de tous ceux qui lisent. Ils savent ce que son œuvre contient de solitude et de délicat. M. de Gourmont n'est pas seulement un écrivain excellent que j'admire, il est une des plus complètes et plus complexes intelligences que je connaisse et ce n'est pas en ces quelques lignes de bibliographie cursive que l'on peut prétendre résumer un esprit aussi vaste et aussi divers que celui de l'auteur des Chevaux de Diomède et du Chemin de Velours. [486] 2. « Remy de Gourmont », De mon temps..., Mercure de France, 1933, p. 140-146
Remy de Gourmont Il a bon aspect, ce vieux logis du Mercure, avec ses hautes fenêtres, ses balcons de ferronnerie, ses deux étages, sa lourde porte. Entrons. Une sorte de vestibule pavé précède un escalier qui n'a rien de monumental. Il est même quelque peu roide. Posons la main sur son antique rampe et montons jusqu'au premier palier. Ouvrons une des portes qui s'offrent à nous et pénétrons dans le bureau où elle donne accès et qui est meublé de casiers et d'armoires. A une grand table couverte de paperasses, de fiches, d'étiquettes, [140] un petit bout d'homme est assis. Il a une petite figure chevelue, un petit nez, une petite moustache, et toise sans aménité le visiteur ; puis sa physionomie s'éclaircit et Adolphe Van Bever vous salue de son gentil sourire de bibliographe érudit. On cause un moment. Un grand garçon paraît. Il a la face rasée, l'air soucieux et ironique. Il s'assied de l'autre côté de la table, lance un mot vif et rude dans la conversation. C'est Paul Léautaud. On s'attarderait volontiers, mais on est attendu par Alfred Vallette. Le cabinet directorial est à l'étage au-dessus. C'est une vaste pièce carrée dont les murs sont revêtus d'une boiserie ancienne, deux fenêtres, une bibliothèque, des placards entr'ouverts qui laissent voir des registres, un canapé de style Empire, une longue table encombrée, un bureau qui ne l'est pas moins. Derrière ce bureau, Alfred Vallette, solide, ponctuel, avisé, laborieux, la face large, le cheveu dru, l'œil attentif, la parole nette, le geste rare, bien d'aplomb en son bon sens infaillible, sensible aux arguments, courtois aux controverses, mais ferme en ses décisions, Alfred Vallette, qui est à son poste dès six [141] heures du matin, qui ne quitte la place que pour une courte sieste d'après-midi, et qui ne se retire, le soir, qu'une fois sa besogne accomplie, pour la reprendre le lendemain, dans le même esprit d'ordre et de suite, avec la même sagesse tranquille, le même soin, la même minutieuse conscience... Pendant plusieurs années, j'y suis venu, chaque vendredi, dans ce cabinet directorial, où se concentre la vie du Mercure, et il me semble y être encore, au moment où j'écris ces lignes. Trente ans ont passé, cependant, mais le souvenir me reste présent de ces fins de journées du vendredi, où se réunissaient, rue de Condé, les membres du « Comité de lecture » dont je faisais partie. M'y revoici. Alfred Vallette y figure, naturellement, ainsi que Louis Dumur, qui, non seulement collabore à la Revue, mais s'en occupe avec un zèle, une compétence, un dévouement jamais en défaut, une activité sans défaillance. On s'installe devant la grande table chargée de manuscrits à lire ou déjà lus. La séance commence ; mais la porte s'est ouverte, quelqu'un entre. Un pas lourd fait craquer le parquet. C'est Remy de Gourmont. [142] Il est de stature moyenne et de corps épais. Volontiers, il s'enveloppe des plis d'une ample houppelande. A travers les verres de son binocle, ses yeux vifs nous regardent. Il nous tend, d'un geste court, une main petite et grasse. Il dépose auprès de lui quelque livre ou quelque brochure qu'il vient d'acheter aux bouquinistes du quai, dont il fouille patiemment les boîtes. Il caresse amicalement sa trouvaille. Il enlève son binocle, en essuie les verres, puis il prend l'un ou l'autre des manuscrits qui sont là et l'approche de ses yeux de myope. Celui-là, il l'a lu et en donne son avis. Il parle d'une voix, hésitante parfois jusqu'au bégaiement, un bégaiement qui s'accentue à la contradiction, car Gourmont est facilement irritable, mais cette irritation se change vite en une moue de dédain ou en un sourire d'apaisement. D'ailleurs, le plus souvent, nul ne songe à le contredire. Son avis est écouté et suivi sans discussion, car son opinion est toujours motivée, et accompagnée d'arguments convaincants que lui fournissent son expérience littéraire, sa vaste érudition, son admirable sens critique. Parfois, le travail s'interrompt et on cause. [143] Joint à sa profonde justesse d'esprit, Gourmont a le goût du paradoxe, de même que son érudition recherche les singularités. Il émet des vues hardies sur toutes choses et les soutient avec une ingénieuse subtilité. Ses immenses lectures l'ont mis au fait de maints auteurs et de maints ouvrages peu connus. Il a des curiosités de tout et les a poussées en tous sens. Il s'intéresse également à la morale et à la politique, aux sciences et aux littératures, aux œuvres comme aux hommes. Nous l'écoutons, puis le travail reprend. Le temps passe et l'heure de se séparer est venue. Gourmont revêt sa grosse houppelande, rajuste son binocle et s'en va de son pas lourd. Sa vie est une vie de solitude et de pensée. Le mal qui l'a défiguré, et dont son visage porte les traces, l'a isolé dans une docte et sévère retraite Il sort peu de son logis de la rue des Saints-Pères. Après quelques visites aux libraires du quai, quelques promenades dans les rues tranquilles de son quartier, une brève apparition au Mercure, il rentre chez lui y retrouver ses livres, sa lampe de table, sa plume, son grand fauteuil. Il endosse sa robe de moine, pose une calotte ronde au [144] sommet de sa tête. C'est l'heure où il reprend sa tâche interrompue et où il couvre de sa fine et très lisible écriture les feuilles de petit format dont il se sert. Il rature peu. Dans le silence qui l'entoure, il est tout à lui-même, aux jeux complexes de sa pensée toujours en éveil en sa merveilleuse activité. Remy de Gourmont est un grand écrivain. Il est notre Montaigne, notre Sainte-Beuve. Il est notre Gourmont. * ... C'est surtout durant la période dont je viens d'évoquer le si présent souvenir que j'ai le plus approché Remy de Gourmont, à la faveur de ces séances du Comité de lecture, où nous nous retrouvions chaque semaine, rue de Condé, mais je l'avais déjà rencontré auparavant aux bureaux du Mercure, quand ils étaient encore rue de l'Echaudé. C'était le Gourmont, plus jeune, qui venait, pour un article imprudemment paradoxal, de perdre la situation qu'il occupait à la Bibliothèque Nationale, le Gourmont déjà savant auteur du [145] Latin mystique, le romancier de Sixtine et des Chevaux de Diomède, le conteur des Histoires magiques qui, par son Livre des Masques, préludait aux admirables essais qui ont pour titres : La Culture des Idées, L'Esthétique de la langue française, Le Chemin de Velours, que devait compléter plus tard la série des Epilogues, auxquels s'ajouteraient les Promenades littéraires et les Promenades philosophiques, toute cette œuvre qui, d'année en année, prendrait de l'ampleur et de l'étendue, gagnerait en puissance de dissociation, en hardiesse, en profondeur, jusqu'à ce qu'une mort presque subite mette fin à la merveilleuse activité de ce grand esprit qui interrogeait quelque texte célèbre avec la même conscience qu'il apportait à examiner les vers et la prose qu'un débutant inconnu soumettait au Comité de lecture du Mercure de France, car toute page écrite était pour lui le signe sacré du culte des Lettres, auquel il avait voué sa vie. [146] 3. Sonnet Sonnet d'Henri de Régnier, lu par Firmin Gémier, directeur de l'Odéon, lors de « l'inauguration de la plaque commémorative apposée sur la maison portant le n° 71 de la rue des Saints-Pères, où habita durant les dernières années de sa vie Remy de Gourmont » : Gourmont Salut à vous, Gourmont, le Subtil et le Sage, L'Idée, en son multiple et changeant paysage, 4. Remy de Gourmont Notre ami Henry Bidou, qui accompagne, comme on sait, le voyage au Maroc organisé par l'Université des Annales, n'a certainement pas oublié de nous envoyer sa causerie de quinzaine. Mais, à l'heure où nous mettons sous presse, l'article ne nous est point parvenu. Nous y substituons ce fin portrait littéraire de Remy de Gourmonl, à qui on a rendu, ces jours derniers, un solennel hommage en apposant une plaque commémorative sur sa maison. REMY DE GOURMONT JE SONGE à ma première rencontre avec l'auteur de Sixtine. Elle remonte loin, cette rencontre, à plus de trente ans. Déjà, Gourmont ressentait les atteintes du mal qui devait imprimer à sa vie un si hautain caractère de solitude et contribuer à le cloîtrer dans un labeur immense et fécond. De ce labeur, qu'il ne faudrait pourtant pas par trop attribuer aux circonstances particulières de sa destinée, Remy de Gourmont n'a pas recueilli toute la gloire qu'il eût méritée. Certes, sa renommée était considérable et étendue, et son nom faisait autorité auprès de tous les « bons esprits », mais son œuvre ne trouva pas facilement accès auprès du grand public, qui en admettait la valeur, mais à qui elle ne fut jamais familière. Pour une part de cette œuvre, celle qui relève de la fiction, je veux dire son œuvre de poète, de romancier, de conteur et de dramaturge, ce malentendu s'explique assez aisément. Les romans, les contes, les poésies de Gourmont, surtout ceux de sa première manière, ont je ne sais quoi d'hermétique. L'auteur des Chevaux de Diomède et du Pèlerin du silence est quelque peu, comme on l'a dit de Stéphane Mallarmé, un « auteur difficile ». Gourmont appartenait à une génération d'écrivains qui eurent le goût du mystère et de la singularité, et s'il traça d'eux des portraits si ingénieux et si profonds dans son Livre des masques et sut les caractériser si bien, c'est qu'il partageait alors la même conception d'art et de style. Malgré cela, quelques-uns de ces novateurs de jadis surent s'imposer victorieusement à l'attention du public et je ne crois pas qu'il en soit résulté contre eux aucune prévention de ce qu'ils aient figuré, à leur heure, dans une galerie de portraits où nous retrouvons, côte à côte, un Jean Moréas et un Albert Samain, et où Maurice Barrès, Pierre Louys, Francis Jammes, Henry Bataille apparaissent entre Emile Verhaeren et Maurice Maeterlinck. Cette fortune littéraire, Remy de Gourmont ne l'a pas partagée pour son oeuvre imaginative, pourtant si curieuse, si personnelle, si rare et souvent si belle, et ce fut son oeuvre critique qui lui assura son lot de gloire. J'ai dit plus haut que, par rapport à la valeur unique de l'admirable contribution que Gourmont apporte à ce qu'on pourrait appeler l'art des idées, ce lot fut quelque peu parcimonieux, mais sans doute n'y a-t-il là qu'une injustice momentanée. La diffusion de l'œuvre critique de Gourmont se fera, lentement peut-être mais sûrement, et l'admiration passionnée et profonde qu'ont pour elle ceux qui en ont suivi, d'année en année, l'éclosion, deviendra le sentiment unanime de quiconque l'abordera dans son ensemble et en discernera mieux ainsi l'importance et la beauté. Car c'est un beau et vivant spectacle qu'elle nous offre, cette oeuvre si originale et si diverse. Nous y admirons le jeu souverain d'un esprit libre et agile en sa curiosité infinie, à la fois clairvoyant et subtil, ingénieux jusqu'au paradoxe, sincère jusqu'à la contradiction, mais toujours soucieux d'atteindre en chaque sujet le point délicat qui en est le centre organique. Que Gourmont traite de morale ou de physiologie, de grammaire ou d'esthétique, de littérature ou d'art, c'est toujours avec le soutien de la plus minutieuse et la plus ample érudition, avec l'indépendance la plus respectable. C'est ce constant souci de vérité qui fait la force de livres comme La Culture des idées, l'Esthétique de la langue française, Le Chemin de velours ou les Promenades littéraires. Qu'il fasse dialoguer ses « amateurs » ou qu'il rédige ses Epilogues, Gourmont est toujours un écrivain brillant, profond et hardi ! Admettons même que sa hardiesse l'ait porté à quelques excès et qu'une fois dans sa vie il ait eu tort de céder à une impulsion juvénile et irréfléchie, que reste-t-il de l'article qu'on a pu lui reprocher quand on relit les pages admirables, toutes vibrantes d'angoisse et d'espoirs patriotiques, qu'il a intitulées Pendant l'Orage et où bat un noble coeur de Français ? C'est par elles que Remy de Gourmont a terminé sa haute carrière d'écrivain. Elles furent son suprême hommage à cette France dont il aimait, plus profondément même qu'il ne le croyait, les mœurs, les arts et les idées. HENRI DE REGNIER. de l'Académie française. |