Critique des Mœurs (1893) |
Le goût que marquent les gens pour la splendeur des danses dites « serpentines » permet de croire à une prochaine élévation de l'esthétique courante. Dans les salles où évoluent ces créatures de magie, les spectateurs s'immobilisent en une sorte de religieuse stupeur. L'influence des lumières nuancées qui diaprent les formes exorbitantes et nuageuses des filles les acquiert à l'admiration. L'on obtient de ces négociants, de ces commis, une sympathie intellectuelle que ne purent jamais leur ravir les œuvres les plus miraculeuses de Shakespeare, de Gœthe, d'Ibsen, de Whistler ou de Rodin. Ils s'intéressent vraiment aux diffusions et aux concentrations alternées des lignes. Les spires de couleurs, de teintes, de reflets qui virent autour des hanches, des bustes, des jambes, des têtes reculées dans le lumineux mystère des feux rouges, verts, bleuâtres cela les attire et les fixe hors de leur sottise coutumière. Un art neuf évidemment va naître. Wagner, dans la décoration de ses drames, avait cherché à saisir, par des moyens analogues, la force émotive des foules. Mais son génie plus conceptuel, peut-être, que formel, réussissait moins dans le détail des adaptations extérieures. Le ballet des Filles-Fleurs, par exemple, possède une beauté virtuelle insuffisamment réalisée. La grande séduction qui émane de cette danse lumineuse a pour cause première la surprise de voir l'être humain se décorporifier, s'étendre, devenir une manière de rythme fondu dans des mouvements plus amples que la gesticulation normale. La femme perdue dans les voltes de la mousseline semble un tourbillon vaporeux et son corps est aussi bien le suprême cycle des mousselines agitées que la taille où elles s'attachent. Elle monte dans l'espace, s'immisce en lui, s'y marie toute, l'épouse en son envergure, point à point. Elle s'incline, et les rayons émis par les roues de ses gazes orangées semblent poindre par delà l'étendue visible, gagner l'inaccessible. L'artiste ne danse pas précisément. Elle gravite comme une nébuleuse. Du coup elle a mis devant les yeux des mille spectateurs la forme originelle de la planète, ce qu'elle fut d'abord avant que de brûler, se refroidir, se couvrir de pluies, de mer, de terre, de plantes, d'animaux, d'hommes. Le plus nul des soireux se sent un peu frémir, devant cette apparition de la genèse des mondes : Venu, le sourire aux lèvres obscènes, pour contempler des filles quasi nues s'offrir dans les plus folles postures, il s'étonne de sentir son regard chaste, de ne pas avoir, pour la première fois, l'envie bête de se ruer sur l'acteuse afin d'assouvir un appétit ou une vanité. De fait, dans cette exorbitation de la danse lumineuse, les formes perdent de leur précision. Rien de bestial ne subsiste. Il ne demeure aucun lieu de repère où le désir s'attacherait. Il faut suivre l'ondoiement des lignes heureuses, se bercer dans le roulis dérobé des voiles, chercher dans la pénombre changeante le visage transfiguré par les fards incessamment nouveaux des projections coloriées. Le corps des acteuses perd sa chair et son attrait lubrique. La nudité se fait vraiment sainte, élevée, liturgique presque. Du divin se matérialise. On songe à des visions de légendes, à des passages vers l'Eden. Que, malgré cet idéalisme certain, la foule prenne du plaisir à de telles contemplations, c'est le meilleur signe. Voici peut-être que va mourir la gaudriole et le bon esprit gaulois. Il est beau que ces gens d'âmes vulgaires ne se lassent point devant cette tentative d'immatérialité, et que, attirés par l'espoir des poses érotico-plastiques, ils se satisfassent d'une plus haute féerie, qu'ils demeurent, qu'ils s'intéressent. Ainsi la débauche marche vers sa rédemption. Le besoin de rut mène à la dévotion de la ligne, à la vénération du rythme. En littérature, le même phénomène social s'est accompli. La pornographie a attiré les esprits simples vers des romans d'art ; et maintenant, la pornographie ayant passé de mode, ils n'en restent pas moins fervents pour des occasions littéraires honorables. Le succès du Journal est, sur ce point, justificatif. Les milliers de lecteurs qu'il acquit furent préparés à aimer les articles de Barrès, de Séverine, de Rémy do Gourmont, de Bernard Lazare, de d'Esparbès, des autres... parce que, auparavant, et au cours de dix années, cette caste d'âmes avait été dans les quotidiens précédents séduits par l'appât des contes amoureux littérairement écrits. Ainsi, en exaspérant son vice, l'on arrive à la vertu contraire qu'il commande. Ce n'est point par la répression qu'on améliorera la morale. Le sage précepte est au contraire de rassasier les curiosités mauvaises, en sorte qu'elles se dépouillent de leur malice. Si les scènes d'obscénité s'étalaient en tous lieux, aux enseignes des boutiques, et dans les images courantes, comme les scènes de mangeaille ou de sommeil, le peuple se déshabituerait vite de trouver du piquant et du polisson au fait d'amour. L'imagination ne verrait plus là qu'un acte de nature ordinaire. Dans vingt années la débauche aurait disparu, parce que le mystère ne la rendrait plus attirante et singulière. Et l'on ne verrait pas plus les gens se ruer chez les filles à la vue d'une image obscène, qu'on ne voit aujourd'hui le passant se précipiter dans le cabaret où une enseigne montre, par dessus la porte, un homme gras gobant des huîtres, avec une grossière joie du ventre. N'aimant plus, on pourrait penser. Paul Adam. Entretiens politiques et littéraires, n°36, 10 février 1893, pp. 135-137 |