Henry Bataille, par F. Vallotton

1. « Henry Bataille », Le IIe Livre des masques, 1898


1. « Henry Bataille », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898

HENRY BATAILLE

La confession est un des besoins spirituels de l'homme. Or dès que l'homme a un peu d'intelligence, de sensibilité, de goût pour les jeux de l'esprit, il se confesse en langage rythmé : telle est l'origine de la poésie intime et personnelle. Il y a des élégies d'aveu ou de désespoir parmi les plus anciennes poésies connues, l'ode de Sapho ou le « Chant de la sœur dédaignée », retrouvé sur un papyrus hiéroglyphique, et admirable. Catulle s'est confessé avec tant d'ingénuité que toute sa vie sentimentale se trouve écrite dans ses poèmes déjà verlainiens. Les manuscrits du moyen âge sont pleins de confessions en rythme, mélancoliques et réprobatives, si elles sont l'œuvre de moines ou de clercs pénitents, effrontées, à la manière d'Horace ou d'Ausone, si ce sont des Goliards qui ont chanté leurs amours et leurs ripailles. La poésie française la plus assurée de vivre et de plaire est celle où des âmes troublées dirent leur désir et leur peine de vivre : il y eut Rutebeuf, il y eut Villon, Ronsard et Théophile ; il y eut Vigny, il y eut Lamartine, il y eut Baudelaire et Verlaine ; il y en eut des centaines et le plus gauche à découvrir son cœur nous émeut encore après des années de cimetière ou des siècles de poussière.

En ces temps derniers on abusa un peu de cette poésie subjective. D'innombrables poètes atteints d'un psittacisme morbide et prétentieux s'appliquèrent à publier d'abondants décalques des aveux les plus célèbres : les arts d'imitation ne sont-ils pas la gloire de notre industrie ? Mais rares sont les confessions où l'on ne s'ennuie à aucune redite ; rares, les hommes dont la perversité est originale, dont la candeur est nouvelle. Du nouveau, encore du nouveau, toujours du nouveau : voilà le principe premier de l'art. M. Henry Bataille s'y est conformé spontanément (c'est ainsi qu'il le faut) avec une délicate simplicité.

Ce que l'on connut d'abord de M. Bataille, c'étaient de petites impressions tendres, à propos de choses mystérieuses et vagues, d'une nature malade, évanouie, de femmes muettes qui passaient parfumées de douceur, de petites filles sages et déjà tristes, d'une enfance frêle et peureuse, des vers écrits dans la Chambre Blanche, des vers pour Monelle, peut-être... Le poète s'est refait tout petit enfant, jusqu'au conte de fées, jusqu'à la berceuse ; mais l'intérêt est précisément dans le spectacle de cette métamorphose ; et, à voir comment le jeune homme revit son enfance, on devine comment l'homme revivra sa jeunesse. Il y a toujours un oiseau bleu qui est parti et qui ne reviendra plus ; hier est toujours le paradis perdu, et dans vingt ans M. Bataille songera encore :

Oiseau bleu, couleur du temps,
Me connais-tu ? fais-moi signe : —
La nuit nous donne des airs sanglotants,
Et la lune te fait blanc comme les cygnes...

Oiseau bleu, couleur du temps,
Dis, reconnais-tu la servante
Qui tous les matins ouvrait
La fenêtre et le volet
De la vieille tour branlante ?
Où donc est le saule où tu nichais tous les ans,

Oiseau bleu, couleur du temps ?
Oiseau bleu, couleur du temps,
Dis un adieu pour la servante
Qui n'ouvrira plus désormais
La fenêtre, ni le volet.
De la vieille tour où tu chantes...
Ah ! reviendras-tu tous les ans,
Oiseau bleu, couleur du temps ?

Et toujours il y aura des villages qu'on se souviendra d'avoir vu mourir un soir, et qu'on n'oubliera pas, et où on voudrait revenir, — oh ! un seul instant, revenir vers le passé qu'on a vu mourir, un soir d'adolescence, un soir de jeunesse, un soir d'amour :

Il y a de grands soirs où les villages meurent —
Après que les pigeons sont rentrés se coucher. —
Ils meurent, doucement, avec le bruit de l'heure
Et le cri bleu des hirondelles au clocher...
Alors, pour les veiller, des lumières s'allument,
Vieilles petites lumières de bonnes sœurs,
Et des lanternes passent, là-bas, dans la brume...
Au loin le chemin gris chemine avec douceur...

De toutes ces visions le poète enfin se détache avec une fermeté attristée :

Mon enfance, adieu, mon enfance. — Je vais vivre.
Nous nous retrouverons après l'affreux voyage,
Quand nous aurons fermé nos âmes et nos livres,
Et les blanches années et les belles images...
Peut-être que nous n'aurons plus rien à nous dire !
Mon enfance... tu seras la vieille servante,
Qui ne sait plus bercer et ne sait plus sourire...

Et ainsi jusqu'à la mort chacune de nos existences successives nous sera une belle et douce étrangère qui s'éloigne lentement et se perd dans l'ombre de la grande avenue où nos souvenirs sont devenus des arbres qui songent en silence...

Il y a donc, dans ce livre de l'enfance, toute une philosophie de la vie : un regret mélancolique du passé, une peur fière de l'avenir. Les poèmes plus récents de M. Bataille, encore épars, ne semblent pas contrarier cette impression : il y demeure le rêveur nerveusement triste, passionnément doux et tendre, ingénieux à se souvenir, à sentir, à souffrir. Quant à ses deux drames, la Lépreuse et Ton sang, sont-ils bien, comme l'auteur le croit, la transposition en action des mêmes sensations et des mêmes idées que, parallèlement, il transpose en poèmes ? Poèmes et tragédies sont nés dans la même forêt, viornes et frênes, voilà tout ce que l'on peut affirmer ; ils ont puisé à la même terre, au même vent, à la même pluie, mais la différence essentielle est celle que j'ai dite : les deux drames sont deux beaux arbres tragiques.

La Lépreuse est bien le développement naturel d'un chant populaire : tout ce qui est contenu dans le thème apparaît à son tour, sans illogisme, sans effort. Cela a l'air d'être né ainsi, tout fait, un soir, sur des lèvres, près du cimetière et de l'église d'un village de Bretagne, parmi l'odeur acre des ajoncs écrasés, au son des cloches tristes, sous les yeux surpris des filles aux coiffes blanches. Tout le long de la tragédie l'idée est portée par le rythme comme selon une danse où les coups de sabots font des pauses douloureuses. Il y a du génie là-dedans. Le troisième acte devient admirable, lorsque, connaissant son mal et son sort, le lépreux attend dans la maison de son père le cortège funèbre qui va le conduire à la maison des morts, et l'impression finale est qu'on vient de jouir d'une œuvre entièrement originale et d'une parfaite harmonie.

Le vers employé là est très simple, très souple, inégal d'étendue et merveilleusement rythmé : c'est le vers libre dans toute sa liberté familière et lyrique :

Je sais où j'ai été empoisonné.
C'est en buvant du vin dans le même verre
qu'une jeune fille que j'aimais...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sur la table il y avait nappe blanche,
un vase rempli de beurre jaune,
et elle tenait à la main un verre
du vin qui plaît au cœur des femmes...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle n'avait pas pourtant lieu de me haïr...
Je ne suis qu'un pauvre jeune fermier,
fils de Matelinn et de Maria Kantek.
J'ai passé trois ans à l'école...
mais maintenant je n'y retournerai plus.
Dans un peu de temps je m'en irai encore loin du pays
Dans un peu de temps je serai mort,
et m'en irai en purgatoire...
Et pendant ce temps mon moulin tournera

diga-diga di,

Ah ! mon moulin tournera

Diga-diga di...

Ton sang est écrit en prose, très simple aussi, et comme transparente. Je n'aime guère cette histoire, trop médicale, de transfusion du sang, mais, le thème accepté, on est en présence d'un vrai drame d'aujourd'hui, hardi et vrai. Le ton singulier de cette tragédie est donné par une sorte de mysticisme charnel. Les affinités corporelles sont substituées aux affinités morales : c'est un psychisme matériel. Voici un passage du rôle de Daniel (le jeune homme à qui Marthe a donné son sang), par lequel le principe du drame sera un peu expliqué :

Tu ne peux pas le voir couler dans mes veines... mais c'est si extraordinaire de le contenir en moi... si étrange... si absurde et si doux... Je contemple mes mains comme si je les voyais pour la première fois... Je ne sais quelle tiédeur fraîche y coule en cascade... et sous le réseau transparent des veines, il me semble que je suis dans sa fuite toute la source lâchée de ton cœur... Il y a une douceur nouvelle qui court en moi comme un printemps... Je t'assure, pose ta main sur la mienne... elle t'appartient... je suis un peu toi maintenant... Je veux que tu sentes se faire la confusion, je veux que tu reconnaisses en moi le battement inconscient de ta vie... Ah ! que ma joie ne te paraisse pas puérile !... je t'en supplie... Ta vie ! pense à cela... la vie de ta chair, à défaut de ton âme... Ce sang m'apporte un peu de ton éternité... oui, de ton passé, de ton présent, de ton avenir, et c'est comme s'il accourait à moi du fond de ta plus lointaine et mystérieuse enfance...

Il n'y a peut-être pas là une seule métaphore qui n'ait été lue dans les effusions attribuées d'ordinaire aux amants ; il semble pourtant qu'on les lise pour la première fois, car c'est la première fois qu'elles sont justes. Cependant le style de Ton sang n'est pas toujours assez pur, et trop parfois de vraie conversation, sous prétexte de « théâtre ». Le prétexte n'est pas valable.

Les deux tragédies se rejoignent par cette idée que le sang de la femme, pur ou impur, haine ou amour, est une malédiction pour l'homme. L'amour est une joie empoisonnée ; la fatalité veut que ce qui est le suprême bien de l'homme soit la source de ses plus cruels tourments, que le fleuve où il boit la vie soit le même où il boit la douleur et la mort.

C'est, du moins, l'impression que j'ai retirée de cette lecture, mais, comme dit M. Bataille dans sa Préface, « plus le drame apparaît simple et dépourvu de haute signification, mieux le vrai but est atteint ». Une œuvre d'art, tableau, statue, poème, roman ou drame, ne doit jamais avoir une signification trop précise, ni vouloir démontrer quelque vérité morale ou psychologique, ni être un enseignement, ni contenir une théorie. Il faut opposer Hamlet à Polyeucte.

M. Henry Bataille, dont les idées semblent sagement imprécises, ne sera jamais tenté par l'apostolat : le goût de la beauté le préservera de se plaire dans les chambres resserrées et malsaines de la maison des formules. Il est appelé à sentir confusément la vie, à ne pas trop la comprendre ; c'est la condition même de l'enfantement des œuvres. Tous les grands actes naturels de l'existence humaine sont dirigés ou dominés par l'inconscient.