Bergson par Rouveyre.

1. « Philosophes », Epilogues, volume complémentaire, 1913

2. « Le philosophe à la mode », Le Vase magique, 1923

3. « Philosophie », Nouvelles dissociations, 1925


1. « Philosophes », Epilogues, volume complémentaire, Mercure de France, 1913, pp. 218-219

[1er novembre 1910]

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Philosophes. — J'ai un peu rêvé sur les philosophes, ces temps derniers, à propos de la mort de William James, et j'ai découvert que l'influence des philosophies pouvait se résumer en quelques mots. Je crois que toute philosophie qui n'est pas purement scientifique, c'est-à-dire négative des métaphysiques, aboutit, en fin de compte, à renforcer le christianisme sous la forme où il domine dans les différentes nations. La plupart des personnes qui croient s'intéresser à ce qu'elles appellent les grands problèmes sont mues par un souci intéressé et tout égoïste. On pense à soi, à sa destinée ; on espère trouver rationnellement une solution agréable à ses désirs, qui sont en secret conformes aux premiers enseignements reçus. Or, comme tous les raisonnements métaphysiques sont fort obscurs ou du moins peu accessibles à la plupart des intelligences, quand on les confronte avec les croyances religieuses, on trouve que ces croyances sont du même ordre et plus claires, étant anciennement connues. Ce phénomène s'est produit au commencement du XIXe siècle. Le déisme de J.-J. Rousseau, qui semblait si éloigné du catholicisme, prépara le terrain pour une rénovation du catholicisme. Chateaubriand, tout imprégné de Rousseau, fut le premier de cette espèce ; quand « on releva les autels », des millions d'incrédules, mais imprégnés de déisme sentimental, y entrèrent tout naturellement, sans même s'en apercevoir. William James, avec sa religiosité indifférente aux formes religieuses, a de même travaillé sans le savoir pour les sectes. Le spiritualisme en spirale de M. Bergson, aux allures scientifiques, mais traîtresses, atteint le même résultat. Les nuées métaphysiques, qu'il remue avec éloquence, se résolvent en pluie religieuse, et cette pluie, en séchant, laisse comme une manne dont se nourrit la croyance. Il y a plus de prêtres que de penseurs libres d'esprit aux cours de M. Bergson. Sa manière de postuler le libre arbitre prend, en France, pays catholique, une valeur apologétique. Il faut que le plus illustre de nos métaphysiciens sache bien ce qu'il fait.


2. « Le philosophe à la mode », Le Vase magique, Le Divan, 1923, pp. 23-24

LE PHILOSOPHE A LA MODE

C'est M. Bergson, dont ses confrères sont un peu jaloux, parmi ceux qui opèrent à la Sorbonne ou au Collège de France. Nul n'a su comme lui grouper autour de sa chaire un auditoire et aussi élégant et aussi enthousiaste. Un journal illustré publia l'an passé une image qui nous dévoilait l'état un peu mouvementé, peu après qu'il vient de monter à son fauteuil, de la salle où s'éploie l'éloquence bergsonienne. C'était un va-et-vient de valets de chambre se levant pour céder à leur maîtresse la place qu'ils étaient venu garder, sortant les bras chargés d'étoles et de manteaux. On m'a dit que cette image était une calomnie ; on m'a dit aussi qu'elle n'avait été vraie que certains jours. Pourquoi M. Bergson en rougirait-il ? N'est-ce point bien flatteur pour lui d'avoir su plier au joug philosophique, non seulement des étudiants et des amateurs, mais les êtres les plus frivoles, les plus charmants et les plus follement mondains ? Ah ! C'est qu'il a vraiment bien du charme et qu'il vérifie à la lettre l'aimable définition que fit de lui un jour un célèbre psychologue : « Bergson, c'est un violoniste. » Cependant il a voulu, lui qui se plaisait surtout aux balancements de la pensée, aux jeux de l'eurythmie, prendre place à son tour parmi les sévères doctrinaires et, pour la première fois, avant-hier, il dévoila à ses auditeurs la couleur de sa philosophie. Il l'a fait à regret, évidemment, mais avec une belle décision et, prenant bien son temps, il a laissé tomber de ses lèvres ce mot : «... une doctrine spiritualiste. » Cela n'a pas été sans jeter un froid, car on attendait quelque chose d'un peu plus nouveau. Chacun croyait que le mot de la philosophie de M. Bergson était un mot rare, un mot inentendu, un de ces mots qui ont l'air de choir du soleil. L'auditoire a, comme on dit, été défrisé, et les applaudissements, qui sont tout de même venus, ont été précédés d'un silence. Je compatis à cette déception. Moi aussi, j'attendais mieux.


3. « Philosophie », Nouvelles dissociations , Editions du Siècle, 1925, pp. 7-8

PHILOSOPHIE 

Consulté sur la question de savoir s'il y avait aujourd'hui un renouveau philosophique, M. Théodule Ribot a reconnu qu'effectivement il y avait du renouveau ou plutôt un retour des esprits vers les questions de métaphysique et de morale. Le vieux maître de la psychologie s'exprime avec un grand détachement, où il y a peut-être une pointe de nervosité, en constatant que le succès de M. Boutroux et de M. Bergson est dû surtout à leurs moyens physiques. « Il n'est pas douteux, dit-il, que M. Boutroux doit une part de son succès à sa « voix d'or », et M. Bergson à sa virtuosité ». Déjà il avait dit joliment de M. Bergson : c'est un violoniste, mais c'est la première fois qu'il accole au nom de M. Boutroux une épithète dont jusqu'ici on ne croyait digne que Sarah Bernhardt. Ils seront deux maintenant à moduler de leur « voix d'or », l'un les grands principes de la pataphysique, l'autre les déraisons de la métaphysique amoureuse. M. Bergson, de son violon, accompagne le duo. Tout cela est charmant et M. Ribot a bien de l'esprit, mais il y a autre chose dans cette floraison nouvelle de la philosophie spiritualiste, et il sait le reconnaître lui-même. II y a que l'inquiétude humaine a fini par ne trouver nul réconfort ni dans la philosophie intellectualiste de Taine, ni encore moins dans les propres recherches psychologiques de M. Ribot. Une découverte dans le mécanisme de la pensée ou celui des sentiments ne satisfait pas la foule des hommes qui a besoin de vérités d'un autre ordre, et elle va aux philosophes qui consentent à les leur mettre en chansons. Je ne crois pas que M. Ribot envie beaucoup ce rôle de nourrice mélodieuse et consolatoire.


Nota bene : La Vie des Lettres et des Arts d'avril 1914 signale que Remy de Gourmont a répondu à une enquête sur M. Henri Bergson et l'influence de sa pensée sur la sensibilité contemporaine, lancée par Gaston Picard et G.-L. Tautain dans la Grande Revue (24 février, 24 mars, et 24 avril) [Mikaël Lugan].