1. « Le Salut par les Juifs » , Le Figaro, 20 septembre 1892 & Nouvelle Imprimerie gourmontienne, n°1, automne 2000

2. « Léon Bloy » , Le IIe Livre des masques, 1898


1. « Le Salut par les Juifs » , Nouvelle Imprimerie gourmontienne, n°1, automne 2000, p. 38-39

LE SALUT PAR LES JUIFS

« L'histoire des Juifs barre l'histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau. Ils sont immobiles à jamais, et tout ce qu'on peut faire, c'est de les franchir en bondissant avec plus ou moins de fracas, sans aucun espoir de les démolir. »

Cet aphorisme, s'ils le comprennent, fera pâlir effroyablement tous les actionnaires de l'Antisémitisme, ligués contre l'Argent par l'Argent et qui, au fond, pas plus que de moins innocents spéculateurs, ne savent ce qu'ils font.

On est habitué, quand il s'agit des Juifs, à ne considérer la question qu'au point de vue économique ou social ; les uns craignent, les autres préparent une sorte de Jacquerie financière où le naïf peuple, ayant défoncé les coffres, se partageraient d'inutiles billets de banque et de vains coupons – inutiles et vains puisque le crédit qui leur fait valeur aurait été tué par la Jacquerie elle-même en sa furieuse innocence. Mais le vieux Janus a toujours ses deux faces, encore que ce dieu de jadis ait reçu quelques modifications selon sa forme et selon sa tenue : d'un visage, il se méduse et se penche vers la terre ; de l'autre, les yeux insatiablement ouverts, il contemple l'en-haut et médite sur les cryptogrammes que signifient les étoiles.

Bref, dans la question juive, il y a la question divine — et c'est celle-ci que M. Bloy veut résoudre en un volume qui voit le jour à la même heure que ce journal.

L'auteur détesté de tant de violences qui retombèrent sur ses épaules, le distillateur de tant de fatidiques poisons où il s'empoisonna lui-même — mais un peu à la manière de Mithridate – le pamphlétaire Bloy, enfin, n'a plus comme gourdin que le bâton d'olivier où s'enroulent en exergue les Sept Paroles, et c'est en biblique exégète qu'il s'avance, en interprète du Livre où tout fut dit une fois pour toutes.

Le titre de son grave opuscule, Ponderosus libellus, est tout d'abord effarant, et non moins pour Jérusalem que pour Rome : Le Salut par les Juifs ! Il semble qu'à cette clameur inattendue d'autres clameurs répondent, qui, montant des deux camps ennemis, se croisent en l'air et s'entrechoquent : « Nous ne voulons pas être sauvés par eux ! – Nous ne voulons pas les sauver ! » Ces cris, depuis le commencement du monde, retentissent dans les espaces, étouffant le verbe du Verbe, — et c'est pourquoi le Salut qui doit « descendre » d'Israël n'est pas encore venu, et c'est pourquoi l'intaille du Sceau de la Rédemption n'a pas encore mordu sur la cire molle Humanité.

C'est pourquoi... votre fille est muette, ajoutent ceux pour qui l'Histoire n'est qu'une succession de coups de bourse, mais il ne s'agit ici ni de les convaincre, ni de leur expliquer une théologie abstruse même pour les théologiens.

Disons pourtant : si la mission des Juifs n'est que de collectionner des pièces d'or à différentes effigies, des papiers bleus ou roses de différentes pâtes, de productives vignettes inconnues au Cabinet des Estampes, — si elle est cela et si elle n'est que cela, en vérité quelles objections faire à M. Drumont ? Comment lui répondre, si ce n'est par l'exhibition des loqueteuses banalités qui ont traîné dans tous les ruisseaux de l'argumentation vénale ? Pour éviter de se salir les doigts et l'intelligence, M. Bloy, qui n'est pas un flibustier de lieux communs, le prend de très haut et déploie, tout au sommet de la Tour, la candide oriflamme de la logique pure, où il nous fait lire cette conclusion : Israël est la croix même sur laquelle Jésus est éternellement cloué ; il est donc le peuple porte-salut, le peuple sacré dans la lumière et sacré dans l'abjection, tel que l'ignominieux et resplendissant gibet du Calvaire.

Le rôle des Juifs et leur fin sont donc de rester Juifs, de conserver tous les caractères de leur race et d'attendre la venue de l'Innomé qui purifiera tout par le feu...

Oui, c'est moins clair qu'un vaudeville et même cela devient assez obscur en telles pages du livre, lorsque M. Bloy, défendant les Juifs, les défend à peu près de la manière qu'on défend les tapis contre la poussière. Car il ne faudrait pas croire que « Le Salut par les Juifs » soit une apothéose.

Il est un argument, de bonne guerre, que l'on s'étonnerait de ne point lire en un volume où rien d'essentiel n'est omis. On le connaît, mais il fallait le redire en un style définitif : ce peuple sur lequel vous piétinez, vous catholiques, prêtres ou croyants, ignorez-vous donc que de lui sont sortis les patriarches, les prophètes, les évangélistes, les apôtres, les premiers martyrs, la Vierge et Jésus « le Juif par excellence de nature », le Juif indicible et qui sans doute avait employé toute une éternité préalable à convoiter cette extraction ? Tous les livres de M. Drumont se réfuteraient aisément en une seule ligne : « Notre Seigneur Jésus-Christ était Juif. »

A cette hauteur et théologiquement la question juive a un intérêt transcendant pour les quelques fous qui rêvent de savoir le dessous des cartes du Jeu divin ; pour les autres, le livre de M. Bloy aura, du moins, une valeur d'actualité, et les lecteurs de cette catégorie seront bien surpris que l'on traite un tel sujet en citant les Evangiles et non pas les « Archives israélites », en invitant le peuple, non pas à « prendre », mais à « comprendre », et en insinuant qu'au delà des petites querelles de pauvre à riche, il y a la grande querelle du Fini et de l'Infini, autrement insoluble encore, autrement « actuelle » que tout ce que les hommes peuvent inventer dans leur absurde rage d'être malheureux.

Remy de Gourmont.


2. « Léon Bloy » , Le IIe Livre des masques, 1898

LÉON BLOY

M. Bloy est un prophète. Il eut soin, parmi ses écrits, de nous le certifier lui-même : « Je suis un prophète. » II pouvait ajouter, il n'y a pas manqué : — et aussi un pamphlétaire : « Je suis incapable de concevoir le journalisme autrement que sous la forme du pamphlet. » Les deux mots sont des équivalents historiques : le pamphlétaire a remplacé le prophète, le jour où les hommes ont perdu la puissance de croire pour acquérir la puissance de jouir. Le prophète fait saigner les cœurs ; le pamphlétaire écorche les peaux ; M. Bloy est un écorcheur.

Non pas le tortionnaire élégant qui, romain ou chinois, décortique un sein, une joue, un hémicrâne, selon la science parfaite de la douleur animale ; mais le boucher qui, après une entaille circulaire, arrache toute la dépouille, comme un fourreau. Tel de ses patients, toujours au vif, crie encore aussi haut qu'à l'heure où on lui enlevait sa tendre robe de chair ; l'homme est tout nu et à travers la transparence de sa seconde peau on voit le double cloaque d'un cœur putréfié : privés de leur hypocrisie, les hommes ainsi pelés apparaissent vraiment comme des fruits trop mûrs ; l'heure est passée des vendanges, on ne peut plus en faire que du fumier.

Le spectacle (même celui du fumier) n'est pas désagréable. Il y a des besognes auxquelles on ne voudrait pas mettre le doigt (peut-être par lâcheté ou par orgueil), mais que l'on aime à voir brassées par des mains sans dégoût, et quand la place est propre, on est content; on se réjouit, dans la simplicité de son âme, d'une atmosphère meilleure ; les parfums retrouvés passent sans se corrompre d'une rive à l'autre par-dessus le ruisseau purifié, et la vie des fleurs sourit encore une fois au-dessus des herbes reverdies.

Hélas ! qu'elle est fugitive, la purification des cloaques ! A quoi bon écraser un Albert Wolff si la racine du champignon, restée sous la terre gluante, doit repousser le lendemain un nouveau nœud vénéneux ? « J'ai mépris et dédain », disait Victor Hugo. M. Bloy n'a qu'une arme, le balai : on ne peut lui demander de la porter comme une épée ; il la porte comme un balai, et il racle les ruisseaux infatigablement.

Le pamphlétaire a besoin d'un style. M. Bloy a un style. II en a recueilli les premières graines dans le jardin de Barbey d'Aurevilly et dans le jardinet de M. Huysmans, mais la sapinette est devenue, semée dans cette terre à métaphores, une puissante forêt qui escalada des sommets, et l'œillet poivré, un champ resplendissant de pavots magnifiques. M. Bloy est un des plus grands créateurs d'images que la terre ait portés ; cela soutient son œuvre, comme un rocher soutient de fuyantes terres ; cela donne à sa pensée le relief d'une chaîne de montagnes. Il ne lui manque rien pour être un très grand écrivain que deux idées, car il en a une : l'idée théologique.

Le génie de M. Bloy n'est ni religieux, ni philosophique, ni humain, ni mystique ; le génie de M. Bloy est théologique et rabelaisien. Ses livres semblent rédigés par saint Thomas d'Aquin en collaboration avec Gargantua. Ils sont scolastiques et gigantesques, eucharistiques et scatalogiques, idylliques et blasphématoires. Aucun chrétien ne peut les accepter, mais aucun athée ne peut s'en réjouir. Quand il insulte un saint, c'est pour sa douceur, ou pour l'innocence de sa charité, ou la pauvreté de sa littérature ; ce qu'il appelle, on ne sait pourquoi, « le catinisme de la piété », ce sont les grâces dévouées et souriantes de François de Sales ; les prêtres simples, braves gens malfaçonnés par la triste éducation sulpicienne, ce sont « les bestiaux consacrés », « les vendeurs de contremarques célestes », les préposés au « bachot de l'Eucharistie », — blasphèmes effroyables, puisqu'ils vont jusqu'à tourner en dérision au moins deux des sept sacrements de l'Eglise ! Mais il convient à un prophète de se donner des immunités : il se permet le blasphème, mais seulement par excès de dilection. Ainsi sainte Thérèse blasphéma une fois quand elle accepta la damnation comme rançon de son amour. Les blasphèmes de M. Bloy sont d'ailleurs d'une beauté toute baudelairienne, et il dit lui-même : « Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l'adoration n'est pas le blasphème par amour, qui serait la prière de l'abandonné ? » Oui, si le contraire de la vérité n'est qu'une des faces de la vérité, ce qui est assez probable.

Il est fâcheux qu'on ne discute pas davantage les notions théologiques de M. Bloy; elles sont curieuses par leur tendance vaine vers l'absolu. Vaine, car l'absolu, c'est la paix profonde au fond des immensités silencieuses, c'est la pensée contemplative d'elle-même, c'est l'unité. Les efforts magnifiques de M. Bloy ne l'ont pas encore sorti assez souvent du chaos des polémiques contradictoires ; mais s'il n'a pas été, aussi souvent qu'il aurait dû, le mystique éperdu et glorieux qui profère les « paroles de Dieu », il l'a peut-être été plus souvent que tout autre ; il a été éliséen en certaines pages de la Femme Pauvre.

Comme écrivain pur et simple, — c'est le seul Bloy accessible au lecteur désintéressé de la crise surnaturelle, — l'auteur du Désespéré a reçu tous les dons ; il est même amusant ; il y a du rire dans les plus effrénées de ses diatribes : la galerie de portraits qui s'étage en ce roman du LVe au LXe chapitre est le plus extraordinaire recueil des injures les plus sanglantes, les plus boueuses et les plus spirituelles. On voudrait, pour la sécurité de la joie, ignorer que ces masques couvrent des visages ; mais quand tous ces visages seront abolis il restera : que la prose française aura eu son Juvénal.

Il faut que tout le monde meure, y compris M. Bloy ; que des générations soient nées sans trouver dans leur berceau des tomes de Chaudesaigues ou de Dulaurier ; que notre temps soit devenu de la paisible histoire anecdotique : alors seulement on pourra glorifier sans réserves — et sans crainte d'avoir l'air d'un complice, par exemple, de la Causerie sur quelques Charognes — des livres qui sont le miroir d'une âme violente, injuste, orgueilleuse — et peut-être ingénue.

(Le IIe Livre des masques, 1898)

Bloy par Rouveyre.

A consulter :

Remy de Gourmont vu par Léon Bloy

Léon Bloy et Remy de Gourmont (1)

Léon Bloy et Remy de Gourmont (2)

Nota bene : La Part Commune a réédité en 2004 : La Femme pauvre & Le Désespéré