Pierre Brisset (1837-1919) |
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1. Remy de Gourmont, « Le prince des penseurs », La France, 29 décembre 1912. LE PRINCE DES PENSEURS On a beau suivre avec une certaine curiosité appliquée le mouvement littéraire, philosophique et scientifique contemporain, on n'est jamais au courant de rien. Je viens de m'en apercevoir une fois de plus. Je connais beaucoup de gens, je connais beaucoup de livres ; je ne connaissais ni M. Pierre Brisset, ni son génie, lequel s'est dévoilé dans un ouvrage « monumental », Les Origines humaines. Or, M. Pierre Brisset est à la veille d'être nommé « Prince des penseurs ». Il recevra ce titre le 2 janvier qui vient par les soins de la Société d'Idéologie, dont il est le plus bel ornement. Et je pense qu'il n'y aura aucune opposition, puisque M. Brisset, en dehors de ladite société, est totalement inconnu. Je ne saurais mettre pour ma part aucun obstacle à cette nouvelle principauté. Je dirai même qu'il m’est doux de vivre en un temps qui possède le penseur inconnu aussi bien que le danseur inconnu. Mais M. Pierre Brisset, en se faisant connaître, ne va-t-il pas perdre ce qui faisait le meilleur de lui-même et la plus grande partie de son charme ? Si on se mettait, par exemple, à lire Les Origines humaines, n'arriverait-il pas des malheurs à cette réputation de catacombe ? Et si l'on y ajoutait par hasard ses autres ouvrages, dont le prospectus nous donne la liste tels que Le Mystère de Dieu et Les Prophètes, cela n'atteindrait-il pas aux proportions d'un désastre ? Les promoteurs de la chose nous informent qu'il est âgé de plus de soixante-dix ans. Heureux homme qui a pu travailler dans l'ombre et le silence propice aux longues méditations ! Quoi ! ce bonheur ne lui suffit pas et il veut que sur la fin de sa vie, sa pensée soit livrée aux disputes des hommes ? Il est admiré par la Société d'Idéologie et cela ne lui suffit pas ? Les gens sont vraiment insatiables. Ces critiques ne m'empêchent pas de me ranger résolument du côté du penseur inconnu, à moins bien entendu qu'on ne trouve d'ici la fin de l'année un penseur encore plus inconnu, mais je doute que cela soit possible. 2. Remy de Gourmont, « La pensée du penseur », La France, 16 avril 1913. LA PENSÉE DU PENSEUR Pour être un peu élémentaire, elle n'est aucunement ridicule, la pensée du penseur. Il a su voir que les batraciens, dont les types les plus connus de tous sont la grenouille et le crapaud, possèdent cinq doigts, tout comme les primates, dont nous avons l'honneur de faire partie, et qu'il y a une très probable filiation des uns aux autres. Seulement, comme cette vue des choses prête à rire pour les imbéciles, il n'était peut-être pas très séant de la rendre publique devant un auditoire bigarré et en particulier malveillant. Le premier devoir d'un penseur, que dis-je ? d'un prince des penseurs est de faire en sorte que la pensée soit respectée, tout au moins de ne pas l'exposer aux quolibets de la foule. Je ne crois pas qu'aucun ami de la science sache gré à M. Pierre Brisset d'avoir dévoilé au peuple assemblé une hypothèse biologique, qui n'est encore qu'une conception de l'esprit philosophique et qui n'aura sa pleine valeur que lorsqu'un savant en aura fait la démonstration logique. Il y a bien longtemps déjà qu'elle m'a été offerte en passant par M. Quinton, qui se réservait de l'appuyer d'arguments anatomiques et physiologiques et d'en faire un épisode important de son grand travail sur la double origine des espèces animales, suite toute naturelle de l'exposé qu'il nous a donné des lois de constance. En tant qu'idée scientifique, elle lui appartient et lui seul, d'ailleurs, est capable de lui donner sa valeur et l'imposer aux méditations et aux contradictions des biologistes. Il a sans doute jugé que le moment n'était pas encore venu, mais peut-être qu'il ne saurait maintenant tarder beaucoup. C'est l'inconvénient des idées à demi dévoilées dans les conversations qu'elles se répandent mal comprises, au point qu'elles finiraient par se déconsidérer, si le vrai créateur ne venait à leur secours. Il n'est que temps, après le roman du darwinisme, qu'on nous donne une histoire de l'homme d'après ses archives naturelles et vivantes. À LIRE : Marc Décimo, Jean-Pierre Brisset Prince des penseurs, inventeur, grammairien et prophète, Les Presses du réel, 2001. |