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1. « La robe », Epilogues, Mercure de France, 1903.
2. « Victor Charbonnel », IIe Livre des masques, Mercure de France 1898.
1. « La robe », Epilogues, Mercure de France, 1903.
La Robe. M. Charbonnel vient de renoncer à l'état ecclésiastique. Il avait bénéficié jusqu'ici de la joie subversive que nous éprouvons à pouvoir unir, en sécurité de logique, deux idées contradictoires : à la chute d'une de ces idées, celle qui demeure perd de sa force : d'un prêtre libéral et hardi, l'abdication du prêtre va-t-elle faire un philosophe timide et modéré ? C'est la dernière conséquence de l'idéalisme : nous ne sommes parfaitement nous-mêmes que si notre vérité concorde avec le reflet que nous dessinons dans le miroir des autres hommes ; pour que l'image redevienne juste dans ce miroir impitoyable, il faut donc que M. Charbonnel accentue, en un sens ou dans l'autre, les tendances de son esprit.
La Révolution française, sans le faire exprès, a créé deux choses : le militarisme et l'aristocratie de l'argent ; elle en a restauré une : la religion. Pendant tout le dix-huitième siècle, nul moine, nul prêtre n'eut besoin de jeter sa robe par la fenêtre ; l'état de bénédictin était compatible avec celui d'aventurier et celui d'ecclésiastique, avec celui de libertin. Nul n'était choqué que le cardinal de Bernis, en plein conclave, envoyât à Voltaire ses impressions sur l'impuissance du Saint-Esprit ; un prédicateur alors célèbre gagna sa vie, pendant trente ans, en prêchant dans les églises de Paris, sans jamais prononcer le nom de Jésus-Christ, et comme ceux qui fréquentaient les sermons ne le faisaient que par bienséance, on ne croit pas qu'ils s'en soient jamais aperçus. L'idée religieuse a fait de terribles progrès depuis un siècle et demi ; un prêtre se voit forcé de sortir de l'Eglise, dès qu'il n'est plus croyant ! Voit-on aujourd'hui un abbé Goujet dire le matin sa messe à Saint-Sulpice et faire danser le soir un ballet à l'Opéra ? La fonction du prêtre semble incompatible avec toute autre ; nous sommes sévères pour ses mœurs avec une exagération qui, par hasard, n'est pas hypocrite ; nous lui demandons des vertus particulières et nous ne lui comptons pas les vertus communes ; ambitieux, nous le méprisons ; modeste, nous le dédaignons. C'est un état où il faut de l'héroïsme, si l'intelligence n'y est pas nécessaire : le clergé, lui aussi, a été militarisé, et comme dans l'armée, la personne y est confondue avec la fonction.
Le public exige beaucoup du commun des ecclésiastiques ; leurs supérieurs ne leur demandent guère qu'une chose, toujours comme dans l'armée, l'obéissance. Le clergé est obéissant : c'est pourquoi son action est à peu près nulle. Il n'est d'influence sérieuse que celle qui est volontaire et née de l'initiative personnelle ; l'influence du devoir est comme la chaleur électrique, elle ne rayonne pas.
On conçoit très bien qu'une sujétion aussi étroite ait exaspéré M. Charbonnel et qu'il ait voulu, comme tout homme fait pour la liberté, jouir de la liberté, et, en définitive, si on ne peut le blâmer d'être devenu incroyant, accident arrivé à plus d'un, on ne peut davantage le blâmer d'avoir avoué son incroyance. C'est à lui, à cette heure de prouver par l'usage qu'il fera de sa liberté conquise, que cela valait la peine de la conquérir.
pp. 165-168 de la 7e édition.
2. « Victor Charbonnel », IIe Livre des masques, Mercure de France 1898.
VICTOR CHARBONNEL
Hier encore prêtre de l'église catholique, apostolique et romaine, M. Charbonnel est un esprit libre, si la liberté est autre chose que la négation pure et simple, si elle est le choix que l'on fait volontairement parmi l'abondance des vérités intellectuelles, morales et religieuses, qui nous sont offertes depuis les siècles. Qu'on lui accorde un impératif catégorique, la révélation intérieure, il n'en demande pas davantage : ayant sauvé ce thème de son apostolat, il concède à tout ce qui n'est pas essentiel une belle force symbolique, une indiscutable valeur de figuration. C'est donc un esprit religieux, puisqu'il soulève le manteau des apparences pour contempler respectueusement la nudité divine, et un esprit mystique, puisqu'il délaisse l'appareil des mages populaires pour n'admettre que les rapports directs entre l'âme et l'infini.
La plupart des hommes sont si mal fixés sur ce que les anciens grammairiens appelaient la propriété des termes que certains seront surpris de voir opposer deux mots que leur ignorance a l'habitude de confondre. M. Charbonnel les a délimités lui-même en plusieurs passages de son essai sur les Mystiques d'aujourd'hui. Il a constaté que ce n'est plus que par exception que le mysticisme est réellement religieux, quoiqu'il adopte, presque toujours, des allures religieuses. La religion, c'est de croire en Dieu, en acceptant toutes les conséquences d'une croyance précise ; le mysticisme, c'est de croire à l'échelle de Jacob. Où mène-t-elle nécessairement ? Nulle part, qu'en haut. Où mena-t-elle Plotin, où mena-t-elle Spinoza ? En joignant les deux termes on arrive à un troisième état d'esprit où les deux tendances se confondent, où l'échelle de Jacob, montée du cœur où elle s'appuie, ne s'arrête en son ascension qu'en ce point de l'infini où commence la certitude. Il y a un mysticisme divin ; il y a un mysticisme sans Dieu et, entre ces deux extrêmes, plusieurs nuances où les intelligences jouent à sauter de branche en branche, comme les oiseaux d'une forêt.
Le mysticisme qui chanta récemment dans la littérature et dans l'art était le concert de tous ces oiseaux. M. Charbonnel s'en est fait le critique exact et ironique, et il a très bien senti courir et murmurer sous la mélancolie dominante, un peu affligée, un second air plus vif qui disait les joies de l'idéalisme, de la liberté retrouvée, de l'idée reconquise. Il ne lui a pas échappé que le mysticisme moderne se sert de la religion, mais ne la sert pas ; que la théologie n'a plus de servantes, qu'elle balaie elle-même ses sanctuaires, et que, sans le vouloir expressément mais par son attitude, elle en défend l'entrée à tout ce qui est intelligence, originalité, poésie, art, libération. Les écrivains naturellement portés vers le catholicisme ont dû s'éloigner presque tous : leur mysticisme, s'il boit encore aux sources pures de Denys et de Hugues, a renoncé à s'abreuver au lac devenu le marécage de toutes les bêtes amphibies. Où est le temps où Gerbert était élu pape parce qu'il était le plus grand génie de l'Europe ?
Mais non seulement le mysticisme, la religion elle-même, nous est-il affirmé, s'est séparée de l'Eglise. L'homme le plus hautement religieux de notre temps, Tolstoï, est hérétique à toutes les confessions. M. Charbonnel a expliqué cela, en analysant une doctrine à laquelle il reconnaît « la grandeur et aussi le caractère absolu de l'héroïsme ». Il a bien fallu admettre, puisque Tolstoï est chrétien, qu'il y a un christianisme essentiel hostile à la religion, de même que la religion lui est hostile ; et il a bien fallu mesurer les deux tendances et chercher laquelle se rapproche le plus des origines évangéliques. Beaucoup d'esprits se sont inquiétés d'un tel problème, et il s'est trouvé à la fois parmi les catholiques et parmi les protestants des hommes prêts à provoquer non une réforme des dogmes, mais une réforme dans la manière d'interpréter les dogmes. M. Sabatier créa le nouveau symbolisme religieux dont la science de M. l'abbé Duchesne avait posé les premiers principes.
C'est là le point de contact entre les deux mysticismes, entre la religion et la littérature : tout se rejoint parfaitement dans l'idéalisme, qui aura vaincu le jour où il aura pleinement résorbé la morale.
Elle est encore libre. M. Charbonnel veut la sauver. Evangélique ou naturelle, il lui offre l'abri de la conscience ; il la veut intérieure et non extérieure à l'homme. Ensuite pour protéger sous un même toit les deux sœurs, il édifiera un temple vaste, religieux et solennel. On en trouvera les premières pierres dans l'ouvrage qu'il vient d'achever, la Volonté de vivre.
« Notre vie n'est rien, si elle n'est pas vraiment notre vie. » L'originalité de la vie est aussi nécessaire et plus belle encore que toutes les autres originalités. Il faut être différent des autres êtres, par l'âme, comme on est différent par les apparences corporelles, « craindre que l'habitude, la routine, ne dominent notre conduite, prolongeant en nous l'envahissement d'une vitalité étrangère ». Les grands tyrans à craindre, ce sont les mots ; il y a là une page remarquable :
« Qui dira jamais le pouvoir des mots sur la vie ? Ils mènent l'humanité et parfois les plus libres consciences. Les mots de devoir, de vertu, d'honneur, de dignité, de liberté, de dévouement, exaltent la volonté jusqu'aux résolutions aveugles et jusqu'à l'héroïsme. Nous vivons de mots, je crois. Or, la force qu'ils semblent avoir, d'où leur vient-elle, sinon du conventionnel prestige que les hommes leur ont constitué ? Chacun de nous ne les entend guère qu'avec la signification que tous leur ont donnée et qui fait leur efficacité morale. Obéir à des mots, c'est en somme obéir au vouloir confus et obscur que l'opinion humaine profère et impose à la manière des antiques oracles. Inconsciemment soumis à l'habitude et au pouvoir des mots, nous ne sommes point hors de servitude. »
Nous devrons nous défier encore de nos instincts, même s'ils nous « poussent vaguement à faire œuvre de bien, de bonté et de justice » ; l'instinct n'est pas la conscience ; c'est à la conscience et non à l'instinct que nous devons obéir. Arrivés à ce degré, capables « de puiser à la seule source pure de notre âme le jaillissement des eaux fécondes qui feront fleurir la vie dans nos mains », il ne faudra pas nous reposer même un instant, car « la chair ressaisit toujours ce que l'esprit a créé ».
Là, il y a la page des dentellières, qui est un des plus beaux poèmes des récentes littératures, du style le plus pur, du symbolisme le plus élégant ; elle signifie que, de même que les dentellières « font œuvre d'artistes suprêmes et n'en ont pas le sentiment », si, en faisant œuvre de vie, nous faisons œuvre de beauté, « cette beauté, ce n'est pas nous qui l'avons conçue ».
« Or, et le thème reprend, notre vie n'est rien si elle n'est pas vraiment notre vie. »
C'est en nous-mêmes que nous en devons chercher le principe. De l'extérieur il ne peut guère nous venir que la science, mais « c'est un peu le mal du temps d'avoir compté sur l'action du savoir plus que sur l'énergie spontanée ». Ibsen, sur ce point, s'accorde avec l'auteur de l'Imitation, qui rejette les versets des prophètes et ne veut ouvrir l'oreille qu'au verbe suprême. Ce verbe, il suffit peut-être de se taire et on l'entend. Pour converser avec l'infini, il ne faut que de la bonne volonté, du silence et une âme. L'âme est le seul principe d'égalité entre les hommes ; c'est ce bien commun à tous, mystérieux et sûr, qui est la grande richesse, le grand jardin dont la culture est, pour tous, rémunératrice et significative.
Cependant, l'énergie acquise, il faut sortir du jardin pour exercer son énergie. Selon quel principe ? Le principe du devoir, mais entendu comme Emerson : « Ce que je dois faire, c'est ce qui concerne ma personnalité et non ce que les gens pensent que je dois faire. » Quel que soit le conseiller, son autorité et son caractère, nous ne lui obéirons pas ; nous écouterons sa parole avec bienveillance, en nous souvenant que nous sommes les souverains juges de nous-mêmes.
Nous voici à la liberté de la conscience, à la morale personnelle; il s'agit de rattacher ces principes au sentiment religieux, qui est le « sentiment d'une dépendance absolue ». C'est facile. La révélation intérieure dénoue le drame et, finalement, l'homme est libre en Dieu.
M. Charbonnel est donc un spiritualiste mystique ; il n'expose pas une doctrine, mais une méthode, en même temps qu'il introduit la littérature dans une région qu'elle ne fréquente guère. Emerson, lu trop souvent à travers M. Maeterlinck, semble l'avoir guidé pendant ce voyage spirituel qui s'apothéose par une belle prière au Dieu inconnu, cantique d'amour divin, d'une pureté toute métaphysique. Ainsi, il élève à côté de l'église des dogmes une chapelle sans dôme, d'où on voit le ciel sans regarder à travers des nuages d'encens. Il agrandit un horizon que le clergé d'aujourd'hui a réduit aux dimensions d'un panorama, et, comme les mystiques catholiques de race grecque, il fait entrer dans sa religion la philosophie de son temps.
On dirait qu'il a particulièrement souffert de la grossièreté et du matérialisme ecclésiastiques, du contact de tant de superstitions pieuses et lucratives. Il s'en est écarté et il est entré en lui-même, seule demeure digne d'une âme délicate. Mais incapable d'égoïsme même intellectuel, dès qu'il a été assuré d'avoir récolté de bonnes graines, il est sorti pour les semer au hasard du geste. Il accomplit, selon la vérité morale, l'apostolat qu'il n'a pu se résoudre à entreprendre selon la vérité religieuse. Il n'est pas un négateur, mais il est loyal ; s'il tait ce qu'il ne doit pas nier, il n'affirme que ce qu'il peut croire.
Son attitude, très indépendante, ne fut jamais conciliatrice. Il n'ignora ni la profondeur des fossés ni la fragilité des ponts que l'on peut jeter, phrases, d'une rive à une autre rive. Il n'y a pas, en ses écrits, de traces de ces illusions malheureuses qui ont incliné des hommes, d'ailleurs sages, à réconcilier des contraires, à nouer la tête et la queue du serpent. Aussi quand il se crut mis en demeure de choisir entre ses idées et son état, il choisit de garder ses idées, sans se demander si l'abandon de son état n'allait pas diminuer l'intérêt même de ses idées. Le prêtre hardi deviendra-t-il un philosophe modéré, ou bien de nouvelles hardiesses seront-elles le fruit de sa libération ? On verra bien. Je disais de lui, avant cette aventure :
« Je veux juger de la forme et non de la qualité de son influence. Je ne sais si nous avons besoin d'un surcroît d'idées morales, mais je sais que M. Charbonnel parle à beaucoup d'âmes et qu'il fut salutaire à beaucoup d'inquiétudes. Sa face qui semble rude est pleine de tendresse pour ceux que la vie a déconcertés, pour les barques dont les voiles folles battent le long des mâts : il redresse les vergues, il oriente de nouveau la voilure, il donne le coup de barre qui décide le voyage ; il est le bon pilote qui connaît la carte des écueils et la rose des vents. »
Je disais encore, et si ce n'était pas une prophétie, maintenant c'est un espoir :
« Qu'importe où va la barque, pourvu qu'elle ne fasse pas naufrage en route ? »
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