Chateaubriand (1768-1848) |
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Comme toute la chimie dépend de Lavoisier, toute la poésie moderne, et par poésie j'entends toute l'imagination, dépend de Chateaubriand ; et avec toute la poésie, tout le style, toute l'éloquence. Il a formé Victor Hugo aussi bien que Flaubert, Taine aussi bien que Michelet ; George Sand a refait René toute sa vie et l'un de nos derniers grands écrivains, Villiers de l'Isle-Adam, né de la même terre que l'auteur des Mémoires d'outre-tombe, avait profondément subi sa domination littéraire. On se souvient de l'un des derniers grands succès de librairie, de Quo Vadis ? Et qu'était-ce que ce roman, sinon une transposition moderne des Martyrs, adroitement mis à la portée du vaste public ignorant ? Et qu'est-ce que l'Oblat, enfin, et la Cathédrale, sinon l'amplification de quelques chapitres du Génie du christianisme ? Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, il y a Chateaubriand ; pour passer de l'un à l'autre, il faut traverser son jardin (R. G). 1. « Commémorations : Chateaubriand » , Epilogues, Mercure de France, 1903 2. « Lucile de Chateaubriand » , Promenades littéraires, 5e série, Mercure de France, 1912 3. « M. de Chateaubriand » , Le Puits de la vérité, Albert Messein, 1922 4. « Le parapluie de René » , Nouvelles dissociations , Editions du Siècle, 1925 2. « Lucile de Chateaubriand » , Promenades littéraires, 5e série, Mercure de France, 1912 LUCILE DE CHATEAUBRIAND M. Louis Thomas, qui publie la Correspondance de Chateaubriand, vient de réunir les œuvres de sa sœur Lucile (1), en un petit livre qui ne comporterait même qu'une demi-douzaine de feuillets, s'il n'y avait joint, avec une attachante notice, les rares lettres qui nous ont été conservées de cette femme énigmatique et le célèbre thrène de Chênedollé. Il aurait pu y ajouter encore René, car sans René, l'histoire d'Amélie-Lucile, qui en reçoit une lumière équivoque, demeure plongée dans la plus sombre nuit. Mais il est convenu que tout le monde sait par cœur, ou, car les temps de la grande ferveur romantique sont déjà bien loin, a lu René. Cet ensemble en forme la meilleure préface ; c'est ainsi que je le prendrai, encore que M. Louis Thomas n'y fasse nulle allusion, plus discret en ceci que Sainte-Beuve, qui aventura sur ce point une note que voici : « Une question qu'on voudrait repousser se glisse malgré nous. René est bien René, Amélie est bien Lucile. Qu'est-ce donc ? Et qu'y a-t-il eu de réel au fond dans le reste du mystère ? Poète, comment donner à deviner de telles situations, si elles ont quelque chose de vrai ? Comment les donner à supposer, si elles sont un rêve (2) ? » Chateaubriand ne donne rien à supposer. Il est parfaitement clair. Sainte-Beuve a de singulières pudeurs. Mais n'est-ce pas le propre de certaines pudeurs d'être toujours singulières et toujours impudiques ? N'oublions pas que Chateaubriand est un ancien voltairien. Sous ses belles phrases, il a toujours un profond sentiment du vrai et de la réalité des rapports. Donc je tiens ces Œuvres (3) pour une très bonne préface à René comme je tiens que René explique les causes vraies de la folie de Lucile, car je ne vois pas d'autre mot pour caractériser l'état où Chateaubriand la trouva à son retour en France, en 1802, et qui ne cessa de s'aggraver jusqu'à sa mort proche. Sainte-Beuve dit cela avec une convenance admirable : « Sa raison reçut quelques atteintes qui ne la laissaient pas moins, à ce qu'il paraît, adorable et d'une décence charmante. » Chateaubriand est beaucoup plus net : « Lucile était violente, impérieuse, déraisonnable... Le génie de Lucile et son caractère étaient arrivés presque à la folie de J.-J. Rousseau ; elle se croyait en butte à des ennemis secrets ; elle donnait à Mme de Beaumont, à M. Joubert et à moi de fausses adresses pour lui écrire ; elle examinait les cachets, cherchait à découvrir s'ils n'avaient, point été rompus ; elle errait de domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes sœurs, ni avec ma femme ; elle les avait prises en antipathie et Mme de Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu'on peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d'un attachement si cruel. » Qu'on remarque l'expression de Chateaubriand : « ... étaient arrivés presque à la folie... » Cela remontait donc plus loin ; il n'en est pas surpris, il le constate. Ces dispositions à la déraison étaient-elles déjà sensibles quand Chateaubriand émigra et gardait-il le souvenir d'une sœur déjà inquiète, proche du déséquilibre ? C'est assez probable. Est-ce à ce moment qu'il souffrit de voir chez Lucile l'amour fraternel s'exagérer en passion maladive, ou bien cela remontait-il, comme dans René, au moment de son départ pour l'Amérique, en 1791 ? Il n'y a aucune trace de cela dans ses Mémoires, et il est probable que c'est une sombre idée, née de longs souvenirs, qui lui vint à Londres, dans ses années de misère, de solitude et d'horreur, quand il repassait sa jeunesse heureuse et qu'il l'évoquait avec l'acuité que donne le malheur. Ces imaginations eurent-elles quelque fondement réel, ne sont-elles pas la broderie d'une anecdote contée par l'abbé Prévost (4), ou de la tragédie incestueuse de Ford, lue par quelque soir maladif ? Il serait aventureux de se prononcer catégoriquement, mais on conviendra qu'avec une fille du caractère redoutable de Lucile, et aussi exalté, une déraison du sentiment est aussi possible que fut certaine, peu après, une déraison de l'intelligence. Il y a, d'Amélie à Lucile, des ressemblances terribles. Toutes deux sont d'une tendresse brusque et dissimulée : elles paraissent et disparaissent ; leurs joies et leurs chagrins sont énigmatiques : toutes deux cachent évidemment un sentiment secret qui les tourmente. « Je crois que Lucile, à son insu, dit, Chateaubriand, avait ressenti une passion secrète pour cet ami de mon frère (M. de Malfilâtre), et que cette passion étouffée était au fond de la mélancolie de ma sœur. » Voilà du moins la passion, devinée après coup ; car, quelque temps plus tard, au début de 1789, quand Lucile l'a rejoint à Paris avec Mme de Farcy, il s'entremet, pour faciliter, près de cette sœur passionnée et mélancolique, les entreprises galantes de M. de Châtenet (ou, disent les Mémoires, qui ne font que nommer le personnage, Chastenay). Mais cette passion, il ne l'a soupçonnée que dans les rêveries de Londres ; sans cela, aurait-il écrit à M. de Châtenet les billets que l'on connaît, et particulièrement celui-ci : « Je te permets de rendre fidèlement à la comtesse Lucile tout ce que tu me diras de lui dire. Sur le tableau que je lui ai fait de toi, elle désire bien te connaître. Ménage-la, si tu la séduis, mon cher Châtenet : songe que c'est une vierge. ». A ce moment, Chateaubriand ne connaît pas sa sœur, ni ne l'admire, ni n'a beaucoup d'estime pour elle. Il ne la découvrira que plus tard, comme une terre inconnue, en même temps qu'il se découvrira lui-même. En attendant, Lucile, déjà toute ce qu'elle sera plus tard, aussi sombre et aussi désespérée que la veille de sa mort, se dévoue pour la femme de son frère, léger et adoré, au point d'aller partager sa prison, car elle s'était chargée de veiller sur elle. C'est Lucile elle-même qui le rappellera plus tard à René, lui écrivant : « Lorsque tu partis pour la seconde fois de France (1792), tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai tendu volontairement mes mains aux fers et je suis entrée dans ces lieux destinés aux seules victimes vouée à la mort » ; ce qui veut dire que, laissée en liberté, lors de l'arrestation de Mme de Chateaubriand, avec laquelle elle vivait à Fougères, elle alla la rejoindre à Rennes, au couvent du Bon-Pasteur, devenue la prison de la Motte, où elle avait été transférée avec Mme de Farcy. C'était quasi une mort volontaire, car elle croyait n'en pas sortir. Sortie pourtant à la fin de 1794, avec ses deux sœurs , elle épouse, après moins de deux ans, comme on prend le voile, le vieux M. de Caud, mariage auquel on n'a donné aucune explication. Sept mois plus tard, il mourait, âgé de soixante-dix ans, laissant si peu de fortune (quoique qualifié à l'acte de mariage de « vivant de son bien »), que l'on voit Chateaubriand, dès que le Génie du christianisme l'a quasi enrichi, s'ingénier à de délicates tromperies pour venir en aide à une orgueilleuse misère. Sans doute, elle n'entra pas dans un cloître, comme Amélie (il n'y avait plus de cloîtres), et encore moins proféra-t-elle, sous le voile ou le suaire, les paroles qui font le drame de René : « Dieu de miséricorde, fais que je ne me relève jamais de cette couche funèbre et comble de tes biens un frère qui n'a point partagé ma criminelle passion ; » mais les actes de sa vie n'ont guère été que des tentatives de suicide jusqu'au suicide final, dont l'idée faisait peur à Chênedollé, qui la connaissait bien, puisqu'il l'aimait profondément : « Il me vient une pensée effroyable... Je crains qu'elle n'ait attenté à ses jours. Grand Dieu ! faites que cela ne soit pas !... » Avec l'égoïsme admirable des amours déçues, Chênedollé écrit encore parmi sa méditation funèbre : « Je ne puis me faire à l'idée qu'elle n'est pas morte vierge. » Pourquoi pas ? C'est là le mystère de son mariage avec le vieux M. de Caud. Mais si une femme ne perd vraiment sa virginité qu'avec le plaisir, l'idée de Chênedollé n'aurait pas dû beaucoup le tourmenter. Elle a d'ailleurs un côté déplaisant, comme en ont toutes les choses trop naturelles, et qui, du point de vue mystique, n'intéressent guère que la jalousie rétrospective d'un amoureux. Enfin, elle était veuve ; elle avait été Mme de Caud. Cela pouvait raisonnablement inquiéter la rêverie d'un homme comme Chênedollé, à qui elle avait un jour promis non de l'épouser, mais de ne pas en épouser un autre. Quels qu'aient été les mouvements secrets de son cœur ou de son imagination et les passions qu'a pu éprouver cette âme ardente, et que nous ne connaissons peut-être pas toutes, elle n'en inspira véritablement qu'une seule, et tout à fait dans la maturité de son âge, celle qui déchira Chênedollé. Ce furent des amours qui, après avoir vécu dans l'inquiétude, le doute, l'irrésolution, s'achevèrent dans la mort et dans la douleur. « Pendant plus de trois mois, écrit-il à Gueneau de Mussy, l'année qui suivit la douloureuse et définitive rupture, à Rennes, j'ai passé des jours entiers à bêcher la terre, et ce n'était que par ce moyen que je pouvais rendre un peu de repos à une imagination malade et sortie des voies de la nature. » La nouvelle de sa mort l'accabla, mais il n'avait plus la force de souffrir comme il l'aurait voulu : « C'est avec une réflexion bien douloureuse, dit-il dans son thrène, ou dans sa méditation, que je m'aperçois que j'ai perdu de ma sensibilité. Sans doute, j'ai été profondément affecté de sa mort ; mais cette femme adorable n'est pas regrettée aussi vivement et aussi dignement qu'elle mérite de l'être. L'année dernière, je n'aurais pas survécu à un coup aussi terrible. » Et ceci semble vrai, par hasard. Chênedollé était d'une sensibilité émouvante. Comme elle contraste avec celle de Chateaubriand, toute en phrases nuancées et toute ornée d'épithètes choisies pour leur nouveauté et tour piquant ! Chateaubriand s'émeut quand il écrit, quand le papier est coupé, la plume taillée, devant l'encrier tentateur, mais s'il s'oublie, quelle sécheresse ! Quel contraste aussi entre sa manière d'aimer Lucile, jeune, courant la campagne avec lui, de l'admirer dans les petits essais qu'elle avait composés, de l'exalter, de la mettre au-dessus de toutes les femmes et même de tous les génies, et le récit presque distrait qu'il fait de sa mort solitaire, peut-être désespérée, dans un bas et triste hôtel du Marais, et tout le reste, la fosse commune, l'abandon, l'insouci ! Chênedollé fut le seul qui l'aima jusqu'à la fin, mais la fatalité du caractère de Lucile lui fit repousser ce cœur admirable. René avait la dernière pensée d'Amélie s'enterrant vivante. Qui Lucile dut-elle appeler à son agonie, si ce n'est encore René ? Des deux côtés, il y eut fatalité du caractère, fatalité qui se retrouve partout, qui est l'explication de tout, et qui domine tous nos actes comme tous nos jugements. Ses œuvres, les œuvres de Lucile ? Elles ne sont rien et ne seront jamais rien qu'un prétexte à parler de la femme. Petites choses d'une perfection froide, elles sont comme extérieures à sa sensibilité, comme muettes. Il est impossible de deviner, sous l'albâtre de ces statuettes, une âme distincte. Quoi que dise Chateaubriand et ceux qui l'on copié poliment, il n'y a là-dedans aucun génie, mais seulement de l'application. Puis, il n'est pas de génie sans continuité, et même quand il ne procède que par éclairs, ils sont d'une nappe un peu plus large que ces pauvres feux follets. Le génie de Lucile n'est pas perceptible dans sa pauvre petite littérature ; il ne l'est pas davantage dans sa vie si mal connue, dont quelques lettres sont les seules épaves ; il est tout entier dans le jugement de son frère, et il doit dire vrai quand il confesse : « Les pensées de Lucile n'étaient que des sentiments ; elles sortaient avec difficulté de son âme. » On est un peu étonné quand il ajoute : « Mais quand elle parvenait à les exprimer, il n'y avait rien au-dessus. Elle a laissé une trentaine de pages manuscrites ; il est impossible de les lire sans être profondément ému. L'élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité passionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec et du génie germanique. » Ce qui la reflète le mieux, mais le miroir est bien fragmentaire, ce sont ses lettres. Mais il suffirait, pour qu'on la mît définitivement au rang de celles qui eurent le plus haut génie féminin, qui est de plaire par le charme du visage et des gestes, par l'allure, par les dons de l'esprit et la manière de disputer son cœur, il suffirait sans doute de l'amour de Chênedollé. C'est là qu'on la voit, c'est là qu'il faut la voir. Et à ce moment-là, elle devait avoir le visage hâlé par la vie comme elle avait l'esprit contrefait par les soupçons qui sans cesse le traversaient et le battaient. Au temps de sa fraîcheur, quel charme dominateur devait émaner d'elle ! Et par qui avait-elle été aimée ? Par un étourdi et par un vieillard, avant le malheureux poète qu'elle repoussa et qu'elle affligea. Et elle ? Vers qui était-elle allée, si on ne compte pas ce sot de Malfilâtre, qui de magistrat se fit ecclésiastique ? Ce fut le secret de son cœur et peut-être celui de sa démence. René l'avait su, il l'avait dit, il l'avait, oublié. (1) Œuvres de Lucile de Chateaubriand. Paris. Collection des Trente. A. Messein. Cela ne doit pas faire oublier le petit livre maintenant rare, donné en 1879 par M. Anatole France. (2) Chateaubriand et son groupe littéraire, I, p. 96. Pour René je m'en réfère à l'édition originale du Génie du christianisme, t. II. (3) Que l'éditeur, dans la partie prospectus du livre, appelle même des Œuvres cornplètes. Or elles ne le sont nullement. Outre un morceau que M. Louis Thomas signale lui-même comme perdu, ou plutôt comme introuvé, il faut y joindre ces vers qui firent peut-être partie d'un plus long poème ; Que j'aurais à t'offrir de fleurs Si, semblable à l'aurore, Comme elle, j'avais, par mes pleurs, Le don d'en faire éclore ! (Sainte-Beuve, I, 98.) (4) Aventures et anecdotes, t. Ier. 3. « M. de Chateaubriand », Le Puits de la vérité, Albert Messein, 1922 M. DE CHATEAUBRIAND Il ne semble pas que le ton de dénigrement avec lequel M. Jules Lemaître parle toutes les semaines de Chateaubriand ait unanimement satisfait ses auditeurs. Chateaubriand est pour nous, fils plus ou moins fidèles du romantisme, une sorte d'Homère. Nous souffrons mal qu'on s'en fasse le Zoïle, même avec le sourire. Nul homme n'est plus sympathique même à ceux qui ne goûtent pas toutes ses idées : il les a exprimées en un si beau langage ! Les catholiques croient qu'il a posé la plus noble et la plus irréfutable des apologies du Christianisme et les libres esprits, d'autre part, lui savent gré de ne l'avoir conçue que comme une sorte d'esthétique. Il avait d'abord eu soin d'en écrire la contre-partie, afin de mieux dérouter la postérité, et M. Jules Lemaître, qui a exactement et de son mieux suivi cet exemple, aurait dû s'en souvenir. Cet homme fut un grand voyageur, un grand amoureux, un grand écrivain, peut-être un grand homme d'Etat, un grand historien, un grand traducteur, un grand critique, un grand mémorialiste, et je ne sais quoi de grand encore. Que lui manque-t-il donc pour être admiré absolument ? Rien, et c'est cela même qu'on lui reprochera éternellement. On lui en veut aussi d'avoir été sous tous ses masques trop véridiquement lui-même, de n'avoir vu que soi dans le mouvement des choses, et de les avoir considérées avec trop d'ironie. Ah ! s'il avait été dupe, on le plaindrait et on lui passerait le reste. Mais jusque dans la disgrâce, il s'est arrangé pour n'avoir jamais besoin de pitié. Cela est impardonnable. Plutôt que d'écouter à son sujet les orateurs, pour diserts et spirituels qu'ils soient, conférez les Mémoires d'outre-tombe, avec la Correspondance (que la maison Champion vient d'entreprendre), allez directement à l'homme même. Vous verrez. C'est bien autre chose que ce qu'on vous a dit. 4. « Le parapluie de René » , Nouvelles dissociations , Editions du Siècle, 1925 LE PARAPLUIE DE RENÉ Je ne suis pas du tout un négateur systématique du progrès. Dans sa marche vers l'absurde (l'absurde est tout ce que nous ne comprenons pas), l'humanité rencontre quelques idées heureuses. Ainsi je ne fais nulle difficulté de reconnaître que les parapluies ont été beaucoup perfectionnés depuis celui qui figure aux côtés du grand homme dans le portrait de Chateaubriand qui se voit en tête du tome IV de sa Correspondance. On en trouve encore de tels dans les foires, sous le bras des paysannes qui portent en même temps un panier d'œufs ou de canards. Ce sont, quand ils sont déployés, des sortes de tentes en coton où toute une famille se peut abriter de la tourmente. Le mât de cette tente est une solide perche que termine un manche de corne en bec de corbin. Quand on le replie, sa jupe reste bouffante à l'ancienne mode ; on l'entrave avec une jarretière. Sa couleur est quelquefois rouge, quelquefois bleue ou verte, plus souvent pisseuse. De tels instruments sont tutélaires et on se les transmet de génération en génération, car ils sont inusables et leurs possesseurs fort économes. Donc René est assis sur un rocher au bord de la mer. Son pantalon fait de nombreux plis, les pans de sa redingote sont retroussés par le vent, des mouettes volent (un peu haut), un orage se dessine dans le lointain, et René a posé près de lui son chapeau où il a jeté ses gants. Son riflard, bien en vue, est à portée de sa main : il peut braver le mauvais temps. Ce tableau est assurément l'œuvre d'un réaliste, d'un homme qui sait que dans les pays pluvieux on ne se sépare jamais de son parapluie, d'un homme qui connaît l'importance des parapluies, d'un homme enfin qui excelle dans la peinture du parapluie. Mais ce parapluie, ne fait-il pas plus d'honneur à la peinture qu'à l'industrie française de l'an 1814 ? Du moins ne fait-il pas prévoir le parapluie aiguille. |
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