Fabre, vu par son fils Paul-Henri.

1. « Souvenirs entomologiques », Mercure de France, novembre 1891

2. « J.-H. Fabre, ou l'entomologiste » , Promenades philosophiques, 1908


1. « Les livres. Souvenirs entomologiques », Mercure de France, novembre 1891, pp. 306-307

Souvenirs entomologiques. (Quatrième série.) Etudes sur l'instinct et les mœurs des insectes, par J.-H. FABRE. — C'est ici une revue trop spécialement de littérature pour qu'il puisse être insisté sur ce livre, — dont le titre modeste dit mal l'intérêt et la portée philosophiques. L'auteur est le redoutable et l'irréfutable adversaire des darwinistes : cette série porte à plusieurs centaines les observations, prises sur les insectes et diverses bêtes, d'actes impossibles à expliquer par la méthode de l'évolution. Il y est montré qu'en telles bestioles une intelligence et une science parfaites de leur métier d'ouvrières coexiste avec une stupidité absolue pour tout ce qui n'est pas le travail nécessaire et inéluctable de la conservation de l'espèce ; il y est montré encore que l'accomplissement de ces actes, d'apparence régis par une intelligence et au fond mécaniques, ne doit rien à l'éducation, puisque chez les insectes les parents meurent avant même l'éclosion des œufs. Ce livre va très loin, et M. Fabre apparaît comme un des rares savants de ce temps doués du sens philosophique et aptes à émettre, en une langue qui n'est pas mauvaise, des idées qui ne sont pas médiocres.

R. G.


2. « J.-H. Fabre, ou l'entomologiste », Promenades philosophiques, 2e série, Mercure de France, 1908, pp. 138-145 (a)

J.-H. FABRE, OU L'ENTOMOLOGISTE

Les habitants de Sérignan, non loin d'Orange connaissent tous un vieillard maigre et ridé que l'on rencontre par tous les temps le long des routes, sur les pentes des coteaux arides, au bord des mares, dans les bois de pins ou à la suite des troupeaux de moutons. Ils le connaissent depuis longtemps, ils l'aiment et l'admirent pour son grand âge peut-être et sa verdeur plus que pour ses véritables mérites. Jadis, ils le prenaient pour un sorcier, et, le voyant emplir ses poches de mottes de terre, le voyant secouer les arbrisseaux pour en faire tomber les insectes, le voyant passer des heures couché sur le sol à guetter un trou, un brin d'herbe ou même une bouse de vache, ils le soupçonnaient de maléfices et le regardaient d'un il prudent. Les plus avisés, revenus des superstitions que le curé pourtant ne désapprouve pas, car le Diable enseigne Dieu, haussaient les épaules en disant : « C'est un innocent ! » Mais il se trouva que le sorcier était un homme affable et l' « innocent » un homme de bon conseil. On s'apprivoisa. On lui tira des coups de chapeau, on échangea avec lui des propos paysans sur la sécheresse, sur les récoltes, sur le vent et sur la lune. Il ne vivait pas seul, d'ailleurs. Il avait une femme et des enfants empressés autour de lui, sa maison s'égayait d'un beau jardin et l'instituteur le traitait avec respect. L'opinion vira. On apprit qu'il avait à Paris des amis puissants et des admirateurs : on admira aussi, sans bien comprendre. Enfin, aujourd'hui, J.-H. Fabre est la gloire du pays. Il est aussi une des gloires de la France.

Il y a déjà fort longtemps, je trouvai chez un bouquiniste un petit volume intitulé : Souvenirs entomologiques. Quelques pages parcourues suffirent à éveiller ma curiosité. Je connaissais de l'histoire des insectes ce que tout homme un peu instruit en a retenu et je n'avais jamais désiré en savoir davantage. Mais ce que j'entrevoyais là m'éblouissait. J'emportai le livre, sans me douter de l'influence qu'il devait avoir sur mon développement intellectuel, sans me douter qu'il allait faire naître en moi l'idée d'une philosophie où l'homme ne tiendrait plus toute la place, mais seulement une place au milieu de la série animale. J'ai souvent fait des plans de vie et d'études ; c'est dire que je n'en ai suivi aucun. Les circonstances nous dirigent. Toute philosophie est à la merci de la pomme qui va tomber ou du livre qui va s'ouvrir. Les Souvenirs de Fabre, dont le dixième volume vient de paraître, sont les seuls ouvrages qui permettent l'étude de la question capitale de l'instinct. Nous n'entreverrons quelques lueurs dans le mystère des choses que quand elle sera résolue ; et elle vient à peine d'être posée. Un des plus distingués et le plus à la mode des philosophes d'aujourd'hui, M. Bergson, tient toujours pour l'opposition absolue de l'intelligence et de l'instinct. Je crois au contraire que l'instinct n'est que de l'intelligence automatique. Un homme qui s'observe, au bout de quarante ans, a vu naître en lui bien des habitudes ; ce sont des embryons d'instincts secondaires. L'homme, comme tous les êtres vivants, possède des instincts primordiaux. Chez les insectes, racontés par Fabre, on discerne aisément les instincts primordiaux et les instincts secondaires. Les premiers sont nécessaires à la reproduction de l'espèce ; les seconds ne sont que des habitudes transmises héréditairement. La larve du charançon de l'iris des marais ne se trouve jamais que sur cette unique variété d'iris, et pourtant Fabre a prouvé par des expériences répétées que cette larve prospère très bien sur cinq autres iris communs dans la même région. Il ne faut donc pas parler ici de l'instinct aveugle qui oblige l'insecte à déposer ses œufs dans les fruits de la seule plante où ils peuvent se développer. Il s'agit d'une simple habitude devenue héréditaire. Or, qui sait si, à la base de tout instinct qui n'est pas une pure nécessité physiologique, on ne trouverait pas une habitude ? Nous serions loin de la fatalité instinctive, puisque l'habitude ne peut naître que du hasard ou du choix. L'instinct ne serait plus qu'un goût ou un plaisir dont l'animal, par paresse, s'est fait une loi. Les oiseaux, à qui manquent les matériaux ordinaires de leurs nids, se servent de matériaux de fortune. Leur instinct de nidification n'est aucunement aveugle. Ils savent qu'ils font un nid, et pourquoi. L'instinct analysé montrerait presque toujours au moins des traces d'intelligence. Mais l'intelligence, dans les actes des animaux, n'intervient que si elle est indispensable. Il en est de même, en de certaines limites, dans les actes humains. Nous suivons la routine, tant que le changement ne nous apparaît pas comme nécessaire. C'est parce que la pierre manquait que les Babyloniens ont construit leurs maisons avec des briques. C'est parce que le bois commence à devenir rare et cher que nous employons dans les nôtres des poutrelles en fer. L'acte intelligent de se bâtir une maison est devenu chez l'homme un véritable instinct. En variant selon les circonstances les matériaux de son nid, il intervient dans un acte instinctif par un acte intelligent, voilà tout. L'homme n'est pas plus libre que l'oiseau de ne pas nidifier. Des hommes ont niché et des hommes nichent encore dans des cavernes. Des oiseaux pondent leurs œufs dans le premier coin qui leur semble favorable (tels la plupart des gallinacés), mais le nid s'est imposé aux oiseaux et aux hommes comme une meilleure condition de vie.

Les tendances personnelles de J.-H. Fabre le porteraient à considérer l'instinct comme absolument fixe et comme irréductible à l'intelligence, mais les faits qu'il a observés avec tant de soin peuvent souvent supporter une interprétation moins uniforme. D'autres lui donnent raison, entièrement. Il y en a de merveilleux. On dirait même que ce monde des insectes, tel qu'il nous est révélé par Fabre, est par excellence le monde des merveilles. Le sphex, le cercéris, qui sont des variétés de guêpes, ont besoin, pour la nourriture de leurs larves, de proies vivantes. Mais comment faire ? Il s'agit de mettre une bête aussi remuante qu'un charançon ou un grillon à la libre disposition d'un petit vers entièrement désarmé ; de plus, circonstance qui semble rendre le problème insoluble, la mère ne sera plus là quand l'œuf aura éclos, quand la larve commencera à s'agiter et à vouloir manger. Voici la méthode employée par ces habiles hyménoptères, par ces cruels frères des industrieuses abeilles. Le cercéris s'attaque aux charançons. Il connaît l'art incroyable de paralyser d'un coup de dard, sans les tuer, leur appareil moteur. L'insecte, immobilisé, sert de nid pour la ponte et quand les petits cercéris sont éclos, ils peuvent dévorer tout vivant le charançon dans lequel ils viennent de naître. Le mécanisme de cette naissance fait passer un frisson, si l'on songe aux tortures du pauvre charançon. Mais écartons toute sensiblerie. Allons comme la nature droit au but, sans nous occuper de la peine ou du plaisir, sensations individuelles scientifiquement négligeables, et demandons-nous comment le cercéris, humble guêpe, a si bien appris l'anatomie ? Comment sait-il, ce que l'on ignorait avant les travaux de Blanchard, que les trois ganglions thoraciques du charançon, presque contigus, sont dépendants les uns des autres, et comment sait-il qu'un coup d'aiguillon donné dans ce centre nerveux va paralyser les pattes ? Si, au lieu de paralyser le charançon, il le tue, sa postérité est perdue ; il n'y a plus de cercéris. Il doit donc réussir, et il réussit. Voilà un fait d'instinct, je le reconnais, difficilement explicable par l'évolution de l'intelligence. C'est le plein mystère, et qui devient encore plus noir, quand on voit le sphex, qui opère sur le grillon, enfoncer dans sa proie trois coups de poignard, et cela parce que les trois paires de pattes du grillon obéissent à trois centres moteurs différents ! Dans le premier cas, un second coup de poignard pourrait donner la mort, et il n'est pas donné. Dans le second cas, le sphex, sûr de sa science, s'arrête toujours au troisième coup. Un autre hyménoptère, l'ammophile, qui s'attaque aux chenilles des papillons nocturnes, semble parfaitement savoir que, pour empêcher la chenille de remuer, il faut piquer successivement chacun de ses segments. Les insectes ainsi paralysés sont si peu morts que Fabre en a nourri quelques-uns à l'eau sucrée pendant près d'un mois (1).

J'ai peur que ces faits, ainsi ramenés en un petit espace ne soient bien obscurs. Ceux chez qui ils auront éveillé quelque curiosité en chercheront le développement dans les écrits de J.-H. Fabre. Et j'aurai atteint mon but, qui est de rendre un hommage public au plus grand observateur de la vie des insectes que nous avons eu depuis le glorieux Réaumur. Telle est l'idée que je me fais et que j'aurais voulu donner de « l'ermite de Sérignan ».

(1) Je n'ignore pas l'ingénieuse tentative de M. Edm. Perrier pour rationaliser ces faits étranges. Son hypothèse est bonne, quoique applicable seulement à certains de ces faits, mais elle n'est pas vérifiable. Voyez l'Intelligence des animaux, par Romanes, préface d'Edm. Perrier, 1887.

(a) Paru dans la Dépêche de Toulouse, sous le titre de « L'ermite de Serignan », vendredi 22 novembre 1907, n° 14.388, p. 1


A consulter :

Jules Borély, « Une Visite à J.-H. Fabre », Mercure de France, 16 avril 1911, pp. 709-725

Marcel Coulon, « J.-H. Fabre. Le Savant et le Philosophe », Mercure de France, 16 novembre 1911, pp. 242-275

Anne Muratori-Philip, « Jean-Henri Fabre, l'Homère des insectes », Le Figaro littéraire, jeudi 17 juillet 2003

André Rouveyre, « Visages : XXV. J.-H. Fabre », Mercure de France, 1er octobre 1909, p. 397 & « XXXI. J.-H. Fabre », Visages des contemporains, Mercure de France, 1913

Jean-Henri Fabre. Sa vie, son œuvre

Fabre, vu par son fils Paul-Henri.