André Fontainas, par F. Vallotton

1. « André Fontainas », Le IIe Livre des masques, 1898


1. « André Fontainas », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898

ANDRÉ FONTAINAS

Des esprits abondent en désirs ; leur volupté est de cueillir le plus grand nombre de fleurs et d'images ; la fièvre de l'idée exalte leur activité cérébrale : ils doivent se réaliser perpétuellement, ou mourir. D'autres, après de brèves périodes d'action, entrent en sommeil; ou bien, le jeu de leur imagination est si lent qu'il faut des années de moulin pour que la farine pleuve autour du blutoir. Il s'agit du genre et non de la qualité des meules : Alfred de Vigny, qui fut un des plus grands, fut un des plus lents parmi les poètes de notre siècle.

Et en regardant autour de nous, avec quelle précaution majestueuse ne voyons-nous pas Léon Dierx espacer le long de sa vie de nobles et mélancoliques floraisons. Il ne faut donc avoir nulle surprise devant l'infécondité de certains poètes : à peine devrons-nous en chercher la cause, qu'elle ait nom dédain, dégoût, défiance, ou placidité.

M. Fontainas ne semble pas le poète des violentes et fréquentes émotions. Il représente le calme des lacs abrités et des palais sans tragédies. La vie lui est apparue telle qu'un prétexte à songer, l'oreille ouverte à de rares musiques, l'œil à demi clos tendu vers de sereines et lointaines visions dont, bientôt fatigué, il se détourne avec une résignation qui n'est pas sans amertume :

Je fus le banneret lassé que nul espoir ne tente.

Il serait cependant maladroit d'identifier sa psychologie avec celle de ce chevalier découragé dont les soupirs sont du désespoir :

En mon âme d'ennui jamais ne s'élève
Le désir d'un désir ni le rêve d'un rêve..
.

Un tel état d'âme serait impropice à la poésie, et puisque M. Fontainas a fait des vers et même de beaux vers, il faut bien qu'il y ait en lui quelques nerfs sensibles et quelques veines prêtes à se gonfler par le désir, la colère ou l'amour. Cela nous est d'ailleurs certifié par la tendresse mélancolique du poème qui scelle les Vergers illusoires :

J'entre dans le verger natal loin des allées
Qui conduisent aux bassins des rêves trompeurs
Par la clairière où l'air s'adoucit des vapeurs
Odorantes de buissons fleuris d'azalées...

Les joies qu'il n'a pas trouvées dans le monde extérieur, il les implore avec certitudes du bercail dont la porte ouverte attendit longtemps, et non pas en vain, l'aventurier. C'est assez bien le thème de l'Enfant Prodigue. Alors le poète entre dans le calme définitif où sa nature doit se plaire et où elle se prélasse avec un peu de complaisance.

Les vers de M. Fontainas ont certainement été écrits dans une oasis. Travaillés avec méthode, ils apparaissent comme des bronzes bien ciselés, débarrassés de toute mousse et de toute bavure : ainsi ils ont acquis une grande pureté de profil ; les lignes sont nettes, les surfaces, harmonieuses, les contours, dégagés ; l'ensemble est solide, sérieux et d'aplomb. Si les poèmes ordonnés avec de tels vers manquent presque toujours de fantaisie et d'imprévu, ils ont des qualités particulières : la certitude, la noblesse, l'ampleur, la force. Jusque dans le rêve, M. Fontainas garde une grande netteté de vision, une lucidité parfaite ; voici des songes composés comme ceux de Racine avec logique et clairvoyance, où les sensations et les images soigneusement enchaînées se déroulent selon d'impérieuses concordances. Tel est le poème,

Les nobles vaisseaux bercés le long de leurs amarres...

composition excellente et savante qui a toute la beauté et toute la froideur d'un jardin romain. Pour bien sentir la différence qu'il y a entre un poète réfléchi et un poète spontané, il faut comparer ce poème au Bateau ivre, de Rimbaud ; il y a dans chacune de ces œuvres exactement tout ce que l'autre poète n'aurait pu y mettre.

J'ai suivi des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ;

J'ai heurté, savez-vous ? d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères, aux peaux
D'hommes, des arcs-en-ciel tendus comme des brides,
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux
...

Et maintenant :

Nos yeux veulent voir les grands mirages aveuglants,
Et, las de la vie et de ses landes monotones,
Se perdre aux vallons sans fin des astres ruisselants :
D'étranges forêts et l'orgueil fauve des automnes
Encadrent des lacs pensifs assoupis dans le soir
Aux vagues baisers épars des lentes argémones.
..

Voilà les deux tempéraments : le hasard de la sensation, les images arrachées brutalement par touffes, herbes et fleurs mêlées, l'ivresse d'une ruche que frappe un rayon de soleil sorti d'entre deux nuages ; d'autre part : la sensation raisonnée, pressurée jusqu'à ce qu'il en sorte une image normale et raisonnable ; des oppositions de mots choisis pour ce qu'ils contiennent de clarté et de vérité ; une imagination logique, sage et calme. Il y a de l'imprudence dans cette expression absurde, mais qui frappe et séduit, les vacheries hystériques ; il y a trop de prudence dans le mot argémone, car on suppose que si nous découvrons, par hasard, que cette plante est un vague pavot épineux, nous accepterons volontiers la somnifère douceur de ses baisers.

Comme tous les poètes sûrs de leur instrument et assurés qu'un excès d'émotion ne leur fera pas trembler la main, M. Fontainas est capable de très curieuses virtuosités. Il n'abuse pas de son adresse à emmêler les sons et les images, peut-être par dédain, mais on voit qu'il serait très capable de composer en perfection les poèmes à forme fixe les plus compliqués et les plus décourageants. Voici une page à laquelle, pour être une sextine, il n'a manqué que la volonté du poète : alors Banville l'eût citée parmi les modèles, et elle semble d'ailleurs une fleur destinée à tous les futurs florilèges :

Sur le basalte, au portique des antres calmes,
Lourd de la mousse des fucus d'or et des algues
Parmi l'occulte et lent frémissement des vagues
S'ouvrent en floraisons hautaines dans les algues
Les coupes d'orgueil de glaïeuls grêles et calmes.

Le mystère où vient mourir le rythme des vagues
Exhale en lueurs de longues caresses calmes,
Et le rouge corail où se tordent des algues
Etend à la mer des bras sanglants de fleurs calmes
Qui mirent leurs reflets sur le repos des vagues.

Et te voici parmi les jardins fleuris d'algues
En la nocturne et lointaine chanson des vagues,
Reine dont les regards pensifs en clartés calmes
Sont des glauques glaïeuls érigeant sur les vagues
Leurs vasques aux pleurs doux du corail et des algues.

Oui, voilà évidemment qui surpasse les forces intermittentes des poètes dispersifs : chacun, dans les champs de l'art, a sa place et sa besogne.

J'ai trouvé dans le volume de M. Fontainas des traces d'un emploi heureux de l'allitération et de la répétition ; il use encore avec modération de ces artifices, souvent nécessaires, car l'assonance intérieure, par exemple, facilite singulièrement l'expression du rythme ; elle est des plus légitimes dans le vers de douze syllabes, alors que l'écartement des finales empêche les rimes de donner toute leur sonorité.

Le cor de corne sonne au loin dans le hallier.

C'est fort joli. Et encore :

Les danses souples vont s'enlaçant par guirlandes,
Et les filles rieuses aux bras des garçons
Rythment folles avec leurs naïves chansons
Leurs danses en méandres souples par les landes.

Ceci est un peu précieux.

L'azur vert appâli d'une opale...
. . . . . . . . . . .
Nos pas suivant le regard pâle de l'opale...

Et ceci, plutôt mauvais :

Le givre : vivre libre en l'ire de l'hiver.

A ces jeux il faut préférer le lent déploiement, comme de soies changeantes, des images translucides qui flottent et jouent sur l'Eau du fleuve :

Qui donc n'a vu des yeux du rêve
Léthargique s'épandre et se pâmer aux grèves
Et se tordre, boucles blondes
Que surchargent les pierreries,
La chevelure douloureuse de l'onde ?

Ce dernier vers n'est-il pas beau et pur d'une tragique simplicité ? Ecrite en vers libres, cette dernière partie du volume est la plus originale et la plus agréable. Là, s'il procède, pour la technique, de M. Vielé-Griffin, il n'est aucunement imitateur ; l'influence est légitime et tout extérieure. Tandis que dans les Estuaires d'ombre M. Fontainas avait subi, trop exactement, l'empreinte de M. Mallarmé, dans l'Eau du Fleuve, il se rend personnel le mode prosodique qui s'est imposé à lui. Il donne alors au vers libre l'allure qu'il avait donnée à l'alexandrin ; il le fait lent, calme, un peu solennel, sérieux, un peu sévère :

Midi s'apaise et les vagues s'allongent.
O rêves reposés de langueur et de charme,
O calmes songes !
Sur la mousse à l'ombre d'aulnes et d'ormes
Les pêcheurs paisibles dorment
Tandis qu'en l'eau presque mourante un long fil plonge.
Nul frisson ne court plus aux feuillages,
Le soleil ne jette aucun rayon,
Tout est calme...

Et c'est bien, dite avec grâce par lui-même, l'impression finale que donne la poésie de M. Fontainas : l'eau calme, grave et tiède d'une anse où, parmi les roseaux, les nénuphars et les joncs, le fleuve, dans la sérénité du soir, se repose et s'endort.