Judith Gautier (1850-1917) |
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1. « Judith Gautier », Bibliothèque internationale d'édition, 1904 2. « Les souvenirs de Judith Gautier », Promenades littéraires, Mercure de France, 1904 Judith Gautier semble, avec Pierre Loti, représenter, dans la littérature française contemporaine, le goût de l'exotisme. A s'en tenir à ses romans, à ses poésies, à ses pièces de théâtre, elle serait plus volontiers chinoise que française ; et non seulement chinoise, mais japonaise aussi, ou persane, ou égyptienne. Son plus beau roman, le Dragon impérial, témoigne d'une connaissance parfaite de la littérature et des mœurs de la Chine, et le Livre de Jade a prouvé aux plus sceptiques que les mystères de la poésie chinoise lui étaient familiers. Non seulement elle lit le chinois, mais elle le parle ; elle l'écrit aussi, habile à manier le pinceau classique et à construire ces petites maisons baroques dont chacune représente pour le lettré un des mots de sa langue. Elle se promène à l'aise parmi ces hiéroglyphes effarants ; si elle emporte en voyage les œuvres de quelque poète favori, ce sont celles de Ly-y-Hane ou de Li-Taï-Pé, imprimées sur papier d'écorce de mûrier. La Chine fait ses délices. Mais elle aime aussi le Japon dont elle connaît l'histoire et les lettres à rendre jaloux les plus doctes. Un de ses romans, Princesses d'amour, nous raconte quelques-unes des péripéties de la grande transformation que le Japon s'imposa, il y a une trentaine d'années ; dans les Poèmes de la Libellule, elle a donné une délicieuse anthologie de la poésie japonaise. Iskender, enfin, nous révèle la Perse et un autre livre, l'Egypte ancienne. Bien des écrivains sans doute ont écrit des romans exotiques, et même chinois ou persans ; mais bien peu d'entre eux ont eu la conscience de passer des années à apprendre les langues difficiles des lointains pays dont ils voulaient parler. Ils se sont contentés de s'instruire de seconde main en des manuels, en des encyclopédies, en des récits de voyages. Judith Gautier, au contraire, commence par se familiariser avec le langage de la contrée où elle veut nous entraîner à sa suite ; c'est dans les auteurs du pays même qu'elle apprend les mœurs inconnues qu'elle songe à peindre : tout cela représente un travail immense. Voilà donc une femme dont la vie d'imagination s'est passée tout entière en Asie ; ses études et beaucoup de ses lectures ont porté sur des littératures profondément différentes des nôtres ; ses relations sociales même se sont ressenties de ce goût si prononcé pour l'exotisme. Il est difficile d'aller chez Mme Judith Gautier sans y rencontrer quelque Japonais mal travesti par le costume européen, ou deux ou trois brillants mandarins en robe nationale, dont la tresse se balance sur leur dos, cependant qu'avec une politesse charmante ils s'inclinent. Son salon est une académie asiatique. Voyez cependant la force de la race et de l'hérédité : cette femme, toute nourrie d'exotisme, est un des meilleurs écrivains purement français d'aujourd'hui, et celui, peut-être, qui, avec Henri de Régnier, use de la langue la plus franchement traditionnelle. Son style est parfait, d'une simplicité riche et spontanée, et chargé pourtant de toutes les nuances de la sensibilité féminine. Il dit tout ce qu'il veut dire, suggère les visions les plus précises, en même temps qu'il évoque toutes sortes de rêves informulés. Née de l'union de deux types supérieurs : l'un italien, l'autre français, Mme Judith Gautier possède en son esprit à la fois le sérieux et la légèreté : l'émotion est profonde, l'expression est souriante et même rieuse. Que de fois ne l'a-t-on pas raillée, cette « légèreté française » ! Et nous-mêmes, n'avons-nous point tenté parfois de nous en défaire ? Cela serait une grande sottise, car il n'est point de don plus divin. C'est l'art suprême. Une expression vulgaire, mais très fine, le définit : n'avoir pas l'air d'y toucher. Ce qui nous choque si fort chez les Allemands, c'est qu'ils ont l'air d'y toucher, au contraire, même quand ils ont les mains derrière le dos. Quand ils touchent réellement aux choses, ils appuient si fort qu'ils les écrasent. De leur côté, ils feignent de croire que la légèreté du geste, de la forme, est le signe de la légèreté de la pensée. Ils prétendent que tout ce qui est sérieux doit être dit sérieusement : nous leur répondons par Rabelais, Montaigne et Voltaire ; les Anglais aussi peuvent leur répondre par Swift, le prodigieux railleur. Enfin, quoi que puissent penser les autres peuples, c'est la tradition en France, et toujours la mode, d'avoir l'air détaché ; il faut sourire, même la mort dans l'âme, comme un bon comédien : et c'est à quoi l'on connaît parmi nous l'homme véritable, celui qui est maître de soi-même. Cette qualité, la domination de sa sensibilité, la femme française la possède à un haut degré. Sans doute, plus nerveuse que l'homme, plus soumise aux influences extérieures, elle se laisse aller parfois, en des circonstances dures, à des manifestations naïves, mais cela est rare et vient souvent d'une mauvaise éducation. Jadis, en France, le dégoût de montrer sa douleur allait si loin qu'on payait aux enterrements des « pleureuses », chargées d'avouer en public une douleur que, soi, l'on cachait avec soin. L'admirable tombeau de Philippe Pot, au musée du Louvre, est porté par des cariatides, qui sont des « pleureuses ». J'ai encore vu des pleureuses en province : l'idée qu'elles représentent n'est plus très bien comprise ; elles disparaissent. Etre très sensible, et n'en rien laisser paraître : tel est l'idéal de la plupart des Françaises ; c'est celui de Mme Judith Gautier. Il n'est pas une page du second volume de ses Souvenirs (2) où l'on ne sente, comme un parfum, le profond amour qu'elle avait pour son père, le grand poète ; mais cet amour ne s'épanche jamais en effusions lyriques. Il est là, partout présent, mais derrière une tapisserie. Le premier volume des Souvenirs nous contait l'enfance de Judith Gautier. L'auteur s'y complaisait un peu à considérer la petite fille qu'elle fut ; ces choses d'enfance sont plus amusantes pour qui les rédige que pour qui les lit. S'agit-il d'une fillette, on a hâte qu'elle devienne une jeune fille, une femme : alors la sympathie s'éveille et on assiste avec bonheur au développement de son intelligence, de sa grâce. Mme Judith Gautier était prodigue de détails sur la petite fille ; elle en devient très avare, quand la jeune fille entre en scène. Ah ! elle n'est pas de celles qui aiment à faire confidence de leurs émois ! Que nous sommes loin de George Sand, et que cela est heureux, et que cela fait plaisir ! Théophile Gautier, l'auteur de Mademoiselle de Maupin, n'a jamais passé pour un homme de mœurs, et surtout de principes très rigides. Il fut cependant un père excellent et un parfait éducateur. Il éleva ses deux filles en liberté, mais avec tant d'adroite bonhomie qu'elles n'eurent jamais l'idée d'en abuser. La morale qu'il leur faisait était simple : il les engageait à ne jamais rester oisives, à se livrer à n'importe quel travail, la cuisine ou la peinture, la couture ou la musique. Lui, le grand travailleur, il connaissant la valeur éducatrice du travail, de la passion du travail. Ainsi encouragée, Judith Gautier entreprit à la fois d'écrire, de peindre, de sculpter, d'apprendre le chinois et la musique. Son père, alors qu'elle avait à peine quatorze ans, lui fit passer un article au Moniteur Universel. C'était un compte rendu de la traduction par Baudelaire de l'Euréka d'Edgar Poe. Baudelaire fut surpris et, d'abord, incrédule. « Il a été prodigieusement étonné », disait Théophile Gautier. Convaincu enfin, il écrivit au jeune auteur une belle lettre où il disait : « Quand il ne m'a plus été permis de douter, j'ai éprouvé un sentiment difficile à exprimer, composé moitié de plaisir d'avoir été si bien compris, moitié de joie de voir qu'un de mes plus vieux et de mes plus chers amis avait une fille vraiment digne de lui. » Ce mot de Baudelaire est de ceux qu'il fallait dire et que l'on doit répéter. La gloire de Judith Gautier, c'est que l'on puisse dire d'elle, sans nulle flatterie, qu'elle est vraiment, et en toutes choses, la digne fille de Théophile Gautier. Nul éloge, je pense, ne peut lui plaire davantage ; nul n'est plus mérité. Théophile Gautier n'a pas laissé de mémoires suivis et complets, quoiqu'il se soit lui-même raconté en bien des livres et en bien des articles ; ceux de sa fille combleront cette lacune, au moins pour une période de sa vie. Ils feront davantage : ils redresseront bien des erreurs, détruiront bien des légendes. Le grand insouciant, célèbre pour son indolence d'oriental, pourrait finir par apparaître tel qu'un homme dont la vie, plutôt inquiète, fut médiocrement heureuse. Ses filles le consolaient de tout. Celle qui écrit nous passionne par la beauté des récits où elle fait revivre ces temps dont nous rêvons, parce que nous ne les avons pas connus. 1903 (1) Les Célébrités d'aujourd'hui : Judith Gautier, par Remy de Gourmont (Bibliothèque internationale d'édition). (2) Le Second rang du collier (Juven, éditeur). pp. 136-143 de la 13e édition (1922). A consulter : Laurent Tailhade, « Les morts : Judith Gautier », La Médaille qui s'efface, Crès, 1924, pp. 227-235 |