LES JOURNAUX

Le Temps a publié cette notice sur André Godfernaux, dont la mort est probablement pour le Théâtre une perte plus grave qu'on n'a l'air de le croire :

M. André Godfernaux, un des auteurs de Triplepatte, est mort hier à Cannes, d'une grippe infectieuse. Il était parti dans le Midi, en compagnie de M. Tristan Bernard, pour un voyage de travail et d'agrément. Ils écrivaient ensemble une nouvelle pièce. Là-bas, André Godfennaux fut pris de la grippe, s'en rétablit à peu près, mais il eut une rechute. Et voici qu'il meurt à quarante et un ans, après avoir obtenu un beau succès pour ses récents débuts dans la carrière dramatique. Il s'était occupé jusque à présent d'études de psychologie ; il était docteur ès lettres, et s'était fait un nom justement remarqué dans le monde philosophique, notamment avec son livre le Sentiment et la pensée.

M. Tristan Bernard, que nous avons vu ce matin, et qui aimait André Godfernaux d'une amitié fraternelle, est accablé par cette triste nouvelle. Il nous dit quel souvenir exquis, mais bien attristé désormais, il a gardé de cette collaboration. « Mon nom était plus connu que le sien dans le monde des théâtres et on ne lui avait pas fait une part assez grande dans les éloges qu'on nous a décernés. On rendait hommage à son esprit philosophique, mais on ne connaissait pas ses dons d'observateur coique. Il était mélancolique ; mais il n'y avait pas d'être aussi amusé des choses et des gens. Il était à la fois très clairvoyant et très ingénu, ce qui lui permettait de se rendre davantage à la vie ; aussi son âme s'enrichissait-elle davantage que l'âme impénétrable d'un ironiste professionnel. Il n'allait pas dans le monde pour observer, mais sa moisson d'observations presque inconscientes n'en était que plus abondante. Nous devions écrire, après Tripleplatte, d'autres comédies de caractère. Il aimait à reconnaître des types, à les compléter par des observations prises sur lui-même ; car il se moquait surtout de lui, et comme il était foncièrement bon, il s'épargnait beaucoup moins qu'il n'épargnait les autres. »

R. DE BURY.

(Mercure de France, 1er juin 1906, p. 446)


ECHOS

À propos de Triplepatte. — Un monument Henri Heine en Allemagne, — Contre le Dante. — Les Fêtes cornéliennes. — Musique de l'avenir. — M. Gabriel d'Annunzio et l'anthropologie. — La recherche d'un décor. — Un tableau refusé. — Errata. — Publications du Mercure de France. — Le Sottisier universel.

A propos de « Triplepatte ». — La mort, si déplorable, de M. André Godfernaux m'engage à quelques réflexions sur Triplepatte ; mais je regrette bien que l’auteur ne soit plus là pour les lire, car il est toujours agréable d'avouer, à qui vous l’a donné, sa reconnaissance d'un plaisir littéraire. Malgré que sa forme touche çà et là au vaudeville ou à la bouffonnerie (mais Molière?), Triplepatte est une des meilleures comédies de veine française que nous ayons vues depuis des années et des années. C'est une comédie de caractère et tous les incidents de la pièce ne sont que le développement de ce caractère. Jadis cette comédie se serait appelée l'Irrésolu, l’Indécis, mais elle eût été faible, avec même une observation exacte parce que l’auteur aurait sans doute manqué, |dans le groupement des faits, d'un principe directeur. Or on sent, tout au long de Triplepatte, la main très sûre d’un maître. Triplepatte est sorti du cours de M. Th. Ribot, au Collège de France, sur les maladies de la volonté. M. A. Godfernaux était un disciple et un admirateur de M. Ribot, et il a su mettre à profit, pour le renouvellement d'un genre dramatique, la science du créateur de la psychologie contemporaine. Et ainsi dans ce petit théâtre au renom badin, sous ce titre funambulesque, Triplepatte, on voit un acteur adroit qui joue tranquillement, sans s'en douter, avec intelligence, cependant, un chapitre des Maladies de la volonté de M. Ribot, transposé, vivifié et dramatisé par deux écrivains de goût et d'esprit. Que l’on m'entende, je veux dire qu'averti par cette idée, « maladie de la volonté», le disciple de M. Ribot a pu observer dans la vie contemporaine, et avec un profit immédiat, le malade que nous ont présenté, le soutenant chacun sous un bras, M.Tristan Bernard et M. Godfernaux. Sans M. Ribot, cette comédie était à peu près impossible. Il faut que cet homme grave, savant et respecté, en prenne son parti : il est responsable d'une des meilleures comédies de caractère du théâtre contemporain.

REMY DE GOURMONT.

(Mercure de France, 1er juin 1906, p. 476-477)