Maurice de Guérin (1810-1839) |
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1. « Préface », Le Centaure, 1900 2. « Notice », Maurice de Guérin , 1909 3. « Maurice de Guérin », Promenades littéraires, 1913 Lorsque, il y a douze ans, la fantaisie me prit de rééditer en un petit livret, le Centaure, le nom de Maurice de Guérin n'éveillait pas de grandes curiosités. Son culte était vivace, certes, mais n'assemblait qu'un nombre assez restreint de fidèles littéraires. Il y avait bien en librairie une édition assez répandue de ses œuvres, mais pour y trouver son| poème immortel et d'autres fragments précieux, on devait subir un journal et des correspondances rendues énigmatiques par un tas de coupures tendancieuses dues à la piété indiscrète de sa sœur et à la condescendance de Trébutien. Le Centaure, avec la Bacchante arrivaient là comme des morceaux de marbre antiques dans un jardin de curé. C'était inexplicable. Le renom de Maurice de Guérin s'était surtout répandu dans les familles chrétiennes, sur la garantie de sa sœur. Elle répondait de ses idées, de ses mœurs, de sa piété ; elle avait fait mettre en tête de ses œuvres un portrait qui lui donne l'apparence d'un séminariste aux yeux baissés, plutôt que du fervent adorateur de Cybèle. Vers 1896, Maurice de Guérin n'est guère, hormis le petit groupe des initiés, que l'appendice d'Eugénie de Guérin, appendice que la moitié des lecteurs dédaignent ou craignent peut-être comme un scandale, malgré toutes les précautions pour édulcorer cette figure énigmatique. Les Reliquiœ, de Maurice de Guérin, Journal, lettres et poèmes, ont atteint, à cette date, leur vingtième édition, mais celles d'Eugénie, Journal et fragments, sont à leur 41e édition, et ses Lettres, qui forment un volume séparé, à leur 31e. Quant aux Lettres de Maurice, on ne veut pas en trouver de quoi faire un volume. Elles sont choquantes en grande partie ; elles sont d'amour, de philosophie, de poésie ; on les supprime et on expurge probablement celles que l'on conserve. Et tout cela est arrivé parce que Barbey d'Aurevilly se brouilla avec Trébutien, qui entre deux exigences choisit celle d'Eugénie, à laquelle il voulut obéir. Si Barbey eût continué de s'occuper de l'édition des œuvres de Maurice, s'il n'avait pas dû renoncer à la notice qu'il voulait faire sur son ami, toutes les énigmes de cette courte vie eussent été résolues dès lors et la figure du poète n'aurait pas été faussée par les scrupules d'un fol amour fraternel. Mais elle eût ainsi, dans sa logique, moins passionné les chercheurs et les amis d'au delà du tombeau. Nous aurions eu plus tôt un Maurice vrai, mais on y eût perdu tous ces travaux charmants faits autour de sa mémoire, et M. Abel Lefranc n'eût pas eu à écrire son Maurice de Guérin (1), qui fut comme le procès-verbal éloquent de ces patientes fouilles. Ce très utile volume permet de considérer comme connue la vie de Maurice de Guérin et de ne pas revenir, même par allusions, sur tant de détails parfaitement élucidés. Disons cependant, car on a toujours parmi ses lecteurs un parti de gens qui ne savent pas ou qui ont oublié, que l'auteur du Centaure, né en 1811, au Cayla, dans l'Albigeois, d'une famille de gentilshommes très catholiques, fut, toute sa brève vie, fort pauvre. Il vint à Paris, y acheva ses études, fréquenta les milieux de christianisme libéral, s'enrôla un instant dans la phalange utopique que formait Lamennais à la Chênaie, revint à Paris, où il rencontra un ami de Stanislas, Barbey d'Aurevilly, écrivit alors quelques articles, quelques poèmes en prose et en vers, traversa une passion fougueuse, et malgré cela probablement platonique, fit un mariage malheureux et mourut quelques mois plus tard, de retour au Cayla, dans les bras de sa sœur, qui l'avait élevé et l'aimait tendrement, tyranniquement aussi, en 1839. Voilà les grandes lignes. Les contemporains en savaient moins encore, ou plutôt ne savaient rien. Il avait passé inaperçu, à un degré qu'un jeune homme d'aujourd'hui peut à peine se figurer. Barbey d'Aurevilly, qui était encore également fort peu glorieux, n'abandonna point le souvenir de son ami. Dès le lendemain de sa mort, il avait élaboré le plan du volume posthume dont il avait trouvé la matière dans ses papiers ; un certain Chopin, qui n'est pas le vrai Chopin, mais qui était aussi l'ami de George Sand, le mit en relations avec la romancière, et le Centaure, précédé d'une notice enthousiaste, parut en 1840 dans la Revue des Deux Mondes. Lorsqu'on a recours à ce morceau bien curieux où l'on trouve certaines idées de Barbey d'Aurevilly traduites dans la prose de George Sand, on éprouve une surprise de voir Maurice de Guérin appelé Georges de Guérin ; cela déroute, et la surprise augmente quand on s'aperçoit que dans ses lettres de cette époque Barbey d'Aurevilly lui donne le même prénom : « Je publierai incessamment un volume tout entier de G. de Guérin. J'ai les matériaux d'un livre immortel : bonheur aussi grand pour la littérature française que la publication des œuvres inédites d'André Chénier (1841). » M. Abel Lefranc n'explique pas bien clairement cette substitution : « D'Aurevilly conserva momentanément à son ami le prénom que le célèbre écrivain lui avait donné par erreur. » Mais que vaut cette explication quand on sait que l'article de George Sand fut « soufflé » par Barbey d'Aurevilly ? Cette modification du prénom ne représenterait-elle pas comme un pseudonyme littéraire choisi par Guérin lui-même pour ses œuvres littéraires et profanes ? Eugénie, ailleurs Barbey d'Aurevilly, Amédée Renée, tous l'appellent Maurice avant la publication du Centaure. Il y aurait là comme l'indication, chez le poète qui venait de rejeter les idées de son éducation et de sa jeunesse, d'une volonté de se refaire une nouvelle personnalité et cela cadrerait bien avec l'histoire intime de son âme. Ce nouveau prénom, quoi qu'il en soit, ne dura guère et c'est Maurice, et non Georges, qui entra soudainement, en 1840, dans la gloire dont il n'est plus sorti. On sait, assez exactement, quand fut imaginé et écrit le Centaure. « Guérin, dit Trébutien, conçut l'idée du Centaure à la suite de deux ou trois visites que nous fîmes ensemble au musée des Antiques dans l'automne de 1835 ou 1836, pendant une absence de d'Aurevilly. Il vint me le lire le jour de la Pentecôte suivant, rue Saint-Joseph, n° 5, où je demeurais alors. » Mais ce n'est que tout récemment qu'on s'est inquiété de sa généalogie littéraire. Avant le Centaure de Maurice de Guérin, il y avait déjà le Centaure d'Alphonse Rabbe, le Rabbe de Victor Hugo, qui n'était pas qu'un « sévère historien », qui était aussi un poète ardent et tourmenté, un de ces romantiques de la première heure dont la hardiesse commence à nous surprendre, mais dont le génie et le rayonnement se sont trouvés enfouis sous de magnifiques alluvions. Le Centaure de Rabbe peut se retrouver dans le tome premier de ses Œuvres posthumes, parues en 1835 et qui eurent une seconde édition l'année suivante. Mais il avait été imprimé pour la première fois en 1822 dans le journal l'Album. Les deux poèmes n'ont de commun que le titre, et celui de Rabbe est loin de représenter, comme celui de Guérin, une émouvante synthèse des dominations de la nature. C'est un centaure romantique et anecdotique, qui a enlevé à son époux la belle Cymothoé, simple femme et non pas centauresse, et qui lui tient des discours non dépourvus d'une certaine poésie et d'un certain grandiose. Maurice ne dut pas lire sans émotion des choses telles que : « Bientôt, hélas ! les forêts ne verront plus de pareils hymens... Nous restons peu nombreux, solitaires, fuyant, non devant l'homme plus faible et moins généreux que nous ; mais les lois d'une nature mystérieuse l'ont ainsi voulu : le règne de notre espèce va finir... Tu es peut-être la dernière fille des hommes destinée à s'allier à notre race... » Ce centaure a quelque chose de plus humain que celui de Maurice, mais ses passions sont trop étroites, il vit dans la nature, il n'est pas, comme Macarée, la nature même avec ses mystérieuses puissances encloses dans la poitrine d'un demi-dieu. Puis surtout, car le centaure peut se comprendre, réduit à des proportions et à des pensées d'homme, il parle trop comme un amoureux poétique de 1822, un amoureux qui aurait lu Ballanche, tandis que Guérin a su inventer pour le sien une langue nouvelle, une langue qui n'a vécu que quelques années dans sa tête, une langue qui n'était imitée de rien et qui n'était pas imitable. C'est ce que disait Jules de Goncourt : « Pour moi dans les modernes, il n'y a eu jusqu'ici qu'un homme qui ait fait la trouvaille d'une langue pour parler des temps antiques : c'est Maurice de Guérin dans le Centaure (2). » L'inspiration de Guérin par Rabbe n'en est pas moins évidente et cette inspiration va presque à l'imitation dans un autre poème, l'Adolescence, où il n'est pas douteux que se trouve le germe de la Bacchante. Mais, mieux que tout autre convient à ces suites d'accords le nom, que j'ai déjà écrit, de généalogie. Il n'est pas de chef-d'œuvre en l'air. II n'est pas dans la littérature, pas plus que dans la nature, de génération spontanée. L'originalité absolue n'est qu'une conception d'ignorant ; elle serait d'ailleurs contraire aux lois, absurde et incompréhensible. C'est ainsi qu'on peut concevoir, en art, la solidarité humaine, basée sur l'imitation, qui régit le monde. Que faisait autre chose Maurice de Guérin, en écrivant le Centaure, la Bacchante, Glaucus, que de s'initier et de se perfectionner lui-même, de donner une expression plus parfaite aux pensées qui étaient l'essence même de sa vie ? Des traces de son panthéisme se retrouvent jusque dans ses notes et ses lettres d'enfant. Il a toujours vécu en communion plénière avec la nature ; c'est elle qu'il aime uniquement sous le nom d' « œuvres de Dieu » dans sa phase chrétienne, c'est elle qu'il adorera jusqu'à la fin, sous son vrai nom, quand il aura atteint l'âge philosophique, en deçà duquel les poètes restent de grands enfants harmonieux. On ne sait pas encore comment se fît, chez Maurice, ce passage de l'enfance à la maturité, son journal et sa correspondance ayant été mutilés, comme on sait, mais il est probable que cela eut lieu, comme toujours chez les intelligents et les prédestinés, par l'usage de la vie. A mesure que le jeune homme voit que la religion proscrit les plus belles et les plus naturelles passions, il se détache d'une foi en désaccord avec les seules légitimes aspirations de l'être et il passe à la philosophie, en attendant qu'il s'en détache aussi et apprenne à la fin que la vraie philosophie est de n'en pas avoir, et de vivre. Guérin fut empêché par la mort d'arriver à cette dernière étape, mais la philosophie où il était arrivé est, entre toutes, la plus acceptable. On pourrait s'attarder là, où demeura Spinoza. Il n'en eut même pas le temps. Tout se précipite dans sa destinée. A peine remis des pratiques de son adolescence, à peine le contact décisif pris avec la création littéraire, pourquoi il était fait, il lui reste tout juste quelques années pour connaître l'amour, faire un mauvais mariage de convenance ou de guérison, et se regarder mourir. Pensa-t-il se survivre, lui qui léguait aux hommes si peu de chose, et laisser un nom, autre que fugitif, dans le cœur de ses amis ? C'est très peu probable, et on verra là une des ironies les plus aimables du destin, qui en a de si amères. Aimables ? Pour notre justice, qui se regarde avec complaisance agitant des palmes autour d'une figure effacée par la mort, mais si vaines pour le front qui n'en a pas senti le souffle glorieux ! Tel est le sentiment que j'éprouve toujours devant le passé ressuscité, car c'est nous que nous aimons et dont nous sommes fiers, en revivifiant le souvenir du Centaure et de son auteur. Mais toute l'histoire littéraire n'est ainsi qu'un acte d'égoïsme : les êtres dont nous n'avons pu ou su exalter pour eux-mêmes le génie vivant servent, après leur mort, de matière à nos plaisirs. Et ainsi toute glorification posthume est, sous couleur de justice, l'acte injuste, peut-être, par excellence. Mais c'est entrer trop profondément dans le mécanisme de la vie, au risque de nous y faire broyer, nous et nos illusions. (1) D'après des documents inédits, Paris, Champion, 1910, in-8°. (2) Journal des Goncourt, I, 374. |