|
1. « Profession de foi d'Ibsen », Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927
2. « Ibsen et les critiques français [mai 1898] », Epilogues, Mercure de France, 1903
3. « Bernard Shaw », Le Vase magique, Le Divan, 1923
1. « Nouvelle suite d'épilogues (1895-1904). Profession de foi d'Ibsen [février 1897] », Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927
Profession de foi d'Ibsen. A un critique anglais, M. Sherard, Ibsen a fait la déclaration suivante, qui est nette, belle, et qui remet bien à sa place la sociologie et toute la brocante humanitaire dont on veut encombrer la littérature :
« Je ne suis en faveur de rien. Je ne suggère aucun remède. Mes drames ne prétendent rien prouver. Je ne songe pas à améliorer le sort de l'humanité. On parle toujours de ma doctrine; je n'ai pas de doctrine. Je suis un peintre et non un professeur. »
2. « Ibsen et les critiques français [mai 1898] », Epilogues, Mercure de France, 1903, pp. 239-241
103
Ibsen et les critiques français. Schopenhauer dit quelque part : « Les plus sots des hommes louent de confiance les chefs-d'œuvre consacrés, car ils ne veulent point laisser voir leur sottise ; mais ils n'en sont pas moins, dans leur for intérieur, disposés à condamner ces mêmes chefs-d'œuvre, dès qu'on leur laisse espérer qu'ils le peuvent faire sans aucun danger de se dévoiler. Alors ils déchargent avec volupté cette haine longtemps nourrie en secret contre le beau et contre ceux qui le réalisent ; ils ne peuvent pardonner aux chefs-d'œuvre de les avoir humiliés en ne leur disant rien. » C'est très beau, mais ne s'applique nullement aux critiques français, qui sont gens de beaucoup d'esprit. Vu les circonstances présentes, voici comment il faut lire ces lignes dont la signification est multiple : « Les plus malins des hommes méprisent de confiance les belles œuvres nouvelles, car ils craignent que le succès ne ratifie pas une admiration, qui alors deviendrait une sottise ; mais ils n'en sont pas moins, dans leur for intérieur, disposés à louer ces mêmes œuvres, dès qu'on leur aura démontré qu'ils doivent le faire dans l'intérêt de leur réputation. Alors ils rentrent par nécessité cette haine longtemps étalée contre le beau et contre ceux qui le réalisent ; ils ont l'air de pardonner aux chefs-d'œuvre de les avoir humiliés en ne leur disant rien. » Ils attendent, utilisant l'heure présente à tirer parti d'une gloire née, grandie et fleurie en dépit de leurs colères et de leurs sarcasmes ; ils se glissent dans les fêtes qu'il n'est plus en leur pouvoir de ridiculiser et finissent par se pavaner au premier rang, spectateurs insolents et blêmes de l'apothéose d'un homme dont ils auraient voulu être les bourreaux. Voilà bientôt dix ans que la presse française n'a désempli des plus turpides blagues contre Ibsen, son œuvre, ses brouillards, toute la Scandinavie ; on a écrit des livres entiers pour bafouer les jeunes gens qui se réunissaient en un théâtre pauvre pour acclamer un des plus grands poètes dramatiques de notre siècle ; et voilà que les vieux trimardeurs du feuilleton, ceux qui jettent les sorts, ceux qui empoisonnent les sources, qui falsifient les réputations, qui abêtissent le peuple-enfant par la niaiserie de leurs refrains, voilà que pour atteindre l'étape, il leur faut éventrer leur besace et jeter dans le fossé les cailloux qu'ils destinaient à lapider les pommiers du verger. Cela ne va plus du tout être fructueux de jeter des pierres dans le jardin d'Ibsen.
Il est nécessaire, à certains moments, d'établir de brefs résumés d'histoire littéraire. Voici donc quelques mots catégoriques : c'est l'effort des revues nouvelles et des théâtres à côté qui a imposé en France la réputation d'Ibsen, et cela malgré les dénigrements de la presse entière, malgré l'abstention de tous les grands théâtres. On ne peut pas faire entrer d'exceptions dans une formule ; mais celles qu'il faudrait sans doute ici tiendraient en peu de syllabes.
Hé ! Messieurs de la grande critique française, n'avez-vous point évalué à leurs prix, le soir même de la première, les recettes futures de Cyrano ? C'est un succès, cela.
3. « Bernard Shaw [date ?] », Le Vase magique, Le Divan, 1923
Je sais bien quel devrait être le successeur de M. Claretie. Ce devrait être un homme qui mît au répertoire le théâtre d'Ibsen et celui de Bernard Shaw. Pour ma part, je ne lui demanderais pas autre chose et je considérerais qu'ayant fait cela, il aurait bien mérité, non pas sans doute des auteurs dramatiques français, mais de l'art dramatique, ce qui est assez différent. Le génie dramatique est le plus rare de tous les génies. On ne l'a pas revu en France depuis le XVIIe siècle. Peut-être se manifestera-t-il encore demain ou après-demain. C'est possible. On n'en sait rien. En tout cas, il est évident qu'il s'est manifesté en Norvège avec Ibsen, et qu'après un moment de vogue, nous sommes en train de le traiter comme s'il n'avait jamais existé et que c'est un crime contre les dons de l'esprit. La carrière française de Bernard Shaw s'annonce dans des conditions moins bonnes encore. Un courageux théâtre joue de temps en temps quelqu'une de ses pièces, mais Shaw ne bénéficie même pas de cette sorte d'enthousiasme momentané qui n'a pas réussi à maintenir Ibsen contre la vanité française. C'est pourtant le seul génie dramatique de la présente heure européenne et c'est le seul théâtre qui traduise une vie un peu élevée et une vie profondément originale. Son traducteur français l'a appelé « le Molière du XIXe siècle », ce qui n'est pas sans l'écraser un peu. Molière ! Ibsen n'est pas Shakespeare et Shaw n'est pas Molière, mais il y a dans ses comédies des traits dignes de Molière, qui n'a pas fait un médecin plus comiquement médecin que le docteur Paramore, ni des femmes plus femmes que celles de la même pièce (L'Homme aimé des femmes), qui se prétendent sans « féminité ». Elles ont le bovarysme du Bourgeois gentilhomme lui-même. C'est admirable. La vie a encore de belles surprises, quand on regarde au loin.
|