1. « Sur l'art nouveau », Mercure de France, mars 1902, p. 697-706 (recueilli dans le Problème du style, Promenades littéraires 7e série et les Arts & les Ymages).

SUR L'ART NOUVEAU DE L'AN 1912 (1)

Il n'y a pas très longtemps que l'art appelé tantôt industriel, tantôt décoratif, n'est plus méprisé. On ouvrait les musées aux pièces anciennes; on fermait les salons aux pièces nouvelles. Un vase d'étain était bon. à mettre sous nos yeux, ciselé au seizième siècle, mais non hier. Depuis le machinisme, on s'était habitué à considérer comme irrévocablement mort l'art familier, celui qui ennoblit les objets usuels, les étoffes et les verres à boire, le collier de la femme et le vase où expire

Une rose dans les ténèbres.

Il fut un temps où Mallarmé n'eût pas écrit peut-être ni ce vers ni ceux qui le précèdent et le régissent :

Surgi de la croupe et du bond
D'une verrerie éphémère
Sans fleurir la veillée amère
Le col ignoré s'interrompt.

Il n'eût pas eu, — sylphe de ce froid plafond — pour fixer la forme imprévue d'un songe, la vue dans l'ombre d'un vase dont le col monte pour figurer le rire d'une chimère accroupie : car on mettait les fleurs les plus belles ou les plus douces dans des pots décorés, « genre anglais », par les sauvages de quelque Birmingham et empreints de cette laideur bête et cossue chère aux Anglo-Saxons. De tristes dessinateurs, bien dénommés « industriels », fournissaient les usines de modèles aussitôt « déposés », soit qu'ils fussent le fruit d'une imagination modeste, soit des copies. On vit défiler tous les styles. Ils défilent encore, et l'on ira jusqu'au Louis-Philippe et au Second Empire. Alors, consacré par le truquage, l'art délicat et ingénieux d'aujourd'hui prendra peut-être sa place dans le roulement des séries. A moins qu'après l'Empire premier, on ne remonte d'un coup à l'un des Louis ou au gothique, ou à l'antique. En ce moment il y a un goût pour l'antique en littérature, qui nous indique peut-être le point du cycle des truquages où le serpent va se remordre la queue.

La beauté grecque elle-même est fâcheuse quand elle est admirée de trop près. L'admiration passionnée tend à se réaliser, c'est-à-dire à copier ; et c'est ainsi que l'érudition artistique et les musées corrompent le goût ingénu d'une race. Copier, c'est si tentant pour la paresse, c'est une forme si reposante de l'activité ! Le dix-neuvième siècle ne fit que cela, en art décoratif ; il est à souhaiter que celui-ci ne prenne pas pour devise, après quelques essais laborieux, le mot final de Bouvard et Pécuchet : « Et ils se remirent à copier. » Aujourd'hui encore, malheureusement, bien des personnes, honnêtes et sensées, croient qu'un fauteuil « genre Louis XV » est plus d'art qu'une simple chaise de paille, et on les détrompera difficilement. Il y a en de lointaines provinces des chaisiers capables de façonner une chaise de paille que l'on qualifierait peut-être d'art naïf. La copie n'est jamais de l'art, même rusé. La copie d'une belle chose est toujours une laide chose. C'est, en admiration d'un acte d'énergie, un acte de lâcheté.

Il semble que nous soyons, à cette heure, revenus non à une période, mais à l'aurore d'une période nouvelle d'énergie. On s'est lassé de copier. On a tenté de créer. Parmi les gestes gauches, il y en a d'harmonieux.

La gaucherie, est-ce cela qui a détourné plus d'un amateur de suivre les essais de rénovation de l'art familier ? Non, mais plutôt la prétention de quelques marchands et le poncif immédiat de quelques faux artistes. Le modern style — l'anglais des imbéciles n'est pas toujours aussi transparent — manqua de se discréditer par cette formule, d'une anglomanie naïve. On vit des gantières et des mastroquets se commander des boutiques modern style. La vulgarisation avait été trop rapide, les architectes contaminés trop vite. Un croisillon de fenêtre courbé en forme de dos de vague émeut leurs clients et les taverniers, cependant que la lithographie coloriée émettait ce type de femme dont les cheveux bombent et se déroulent comme rubans sous le riflard du menuisier. Cela, c'était l'art copeau. Il faut dédaigner tous ces petits ridicules et tâcher de trouver ce qu'il y a d'important sous la surface des manifestations hâtives.

M. Roger Marx, en son livre sur la dernière exposition, passe en revue toutes les manifestations de l'art décoratif, et non pas seulement de l'art nouveau ou à tendances nouvelles. Mais son travail, enrichi d'images belles et logiques, est un meilleur guide que tel ouvrage systématique où manque justement le point de comparaison. Il fut d'ailleurs un des premiers à comprendre la valeur de certaines tentatives et le premier à essayer de les faire comprendre. Déjà il y a dix ans il notait tous efforts de non-imitation rencontrés à l'Exposition, les potiches de Chapelet, les argenteries de Falize, aussi bien que le nouvel arc en fer de l'architecte Formigé et les multiples talents de Gallé, menuisier, potier, verrier. Il avait dès lors et il a gardé ce besoin qu'éprouvent les véritables esprits critiques, de s'expliquer ce qui est nouveau et d'en chercher la raison. A ce propos, il cite cette phrase de Renan : « L'esprit de l'homme n'est jamais absurde à plaisir, et chaque fois que les productions de la conscience apparaissent dépourvues de raison, c'est qu'on ne les a pas su comprendre. » Le principe n'est pas mauvais, encore que trop absolu. Le mot conscience est mis là pour faire le départ entre les esprits sensés et les déments ; mais la frontière qui les sépare n'est pas une ligne droite. Ensuite, en art, s'il s'agit de comprendre, il s'agit surtout de sentir. L'art est ce qui donne une sensation de beau et de nouveau à la fois, de beau inédit : on peut ne pas bien comprendre et cependant être ému. « Absurde à plaisir », voilà le mot important de la phrase : il n'est guère d'artiste ou d'écrivain de ce temps, pour peu qu'il eût d'originalité, qui n'ait subi vingt fois la grande injure des imbéciles et des insensibles ; fumiste, disent-ils en leur langue, comme en la sienne Renan : absurde à plaisir. Ne disons donc cela — j'y songe devant une image du livre — ni de la Porte monumentale que nous traiterons alors de mystérieuse, ni du Pavillon bleu (encore qu'il est bien tentant de n'y voir qu'une baleine qui, ayant mis ses côtes par-dessus son lard, se dresserait sur les nageoires pour faire la belle), ni de plusieurs autres phénomènes architecturaux. Aucun, sans doute, n'était « absurde à plaisir »; il n'en était pas moins fort difficile de les comprendre ou de les sentir. Cette, partie du livre de M. Roger Marx est indulgente.

C'est dans le bibelot, dans la pièce manuelle, le meuble, l'étoffe, qu'il faut chercher les tentatives les plus curieuses et les plus heureuses, domaine d'ailleurs indéterminé et charmant, celui où l'art devenu familier peut se goûter plus intimement.

L'art décoratif semble évoluer aujourd'hui selon deux tendances qui se complètent : 1° renouvellement des motifs par la non-stylisation ; 2° renouvellement des ensembles par la dissymétrie. C'est le naturalisme ou l'impressionnisme.

Les plus anciens témoignages du sens artistique chez l'homme sont nécessairement naturalistes. Tels les dessins trouvés dans une grotte de l'époque magdaléenne. Ce que nous appelons l'art primitif est au contraire un art d'extrême civilisation, puisqu'il est à la fois stylisé et symétrique. Le passage de la symétrie et de la stylisation à l'imitation directe de la nature se voit nettement dans l'œuvre de Raphaël, qui apparaît tel que le premier naturaliste. Le style remplace alors la stylisation et la symétrie brisée l'antique symétrie équilibrée. De Raphaël à l'impressionnisme, il n'y a qu'une succession logique de dégradations. La seule réaction importante contre la dissymétrie en peinture est de date récente ; ses initiateurs furent Chassériau, Gustave Moreau, et surtout Puvis de Chavannes qui, tout en répudiant la dissymétrie de Raphaël, gardait ses principes généraux de style. Plus tard, Gauguin chercha à allier la symétrie à l'impressionnisme. La sculpture a suivi à peu près la même évolution, tout en restant plus fidèle à la symétrie. Le grand haut-relief de Bartholomé est du Puvis de Chavannes sculpté.

En art décoratif, en art familier, la symétrie et la stylisation ont régné, à peu près sans lacunes, jusqu'à nos jours. L'idée, que l'on croit bourgeoise, du « pendant » est celle même qui a dirigé la conception de la frise du Parthénon aussi bien que des plus hideuses garnitures de cheminée. Elle est contemporaine des plus anciennes manifestations de l'art civilisé. Les tendances nouvelles de la décoration doivent donc, à l'heure actuelle, et on pourrait l'affirmer, même en toute ignorance des faits, reposer sur : 1° la dissymétrie; 2° la non-stylisation. Mais on doit ajouter aussitôt que ces tendances ne sauraient être que transitoires; elles se résoudront, si l'art doit se rénover vraiment : 1° en une nouvelle conception de la symétrie; 2° en une nouvelle stylisation. Car il n'y a pas d'art naturaliste, encore qu'il puisse y avoir des génies naturalistes, comme Claude Monet. En littérature aussi, la réaction naturaliste ne fut qu'un acheminement vers une littérature symétrique et stylisée (que le hasard a fait assez justement s'appeler symboliste) ; et en poésie le vers libre ne peut que mourir ou se résoudre en un nouveau vers symétrique et stylisé.

La principale valeur de l'art décoratif d'aujourd'hui, c'est la richesse des motifs qu'il utilise. Il s'est incorporé une vaste matière nouvelle; il s'est annexé la nature entière. Provisoirement, animaux, fleurs, feuillages, figures humaines, il nous les offre tout crus. Dans sa hâte amoureuse de toute la nature, il choisit à peine. Quant à ses tentatives de stylisation provisoires, elles sont rares, et rarement heureuses; c'est qu'il y faut peut-être la collaboration des générations et des siècles. Toute forme d'ailleurs ne se prête pas à la simplification symbolique. La violette et le mimosa, par exemple, l'une par la confusion de ses découpures, l'autre par sa forme rudimentaire, offrent bien moins de ressources que l'églantine ou la pâquerette. D'autres fleurs semblent rebelles à cause de l'extrême richesse de leurs pétales ; ainsi la rose. Cependant l'art héraldique avait trouvé au XVIe siècle, par la gravure sur bois, une rose stylisée qui se lit clairement et cependant n'est pas une rose.

Voici deux lustres chargés d'ampoules : ici des violettes, là des fuchsias. La stylisation est gauche. Pour la violette, il a fallu agrandir démesurément la fleur naturelle, et cela est louche; pour le fuchsia, cela donne de lourds pendants d'oreille. Ce pot orfévré s'orne de pavots trop réels ; mais comment styliser le pavot ? Un calice, fort ingénieux, est formé d'une tige de lys, les feuilles de la hampe s'ouvrant pour recevoir la coupe ; sur le pied en bouclier les radicelles, le chevelu du bulbe, s'épandent ; collés à la coupe des boutons fermés et, non des fleurs, de longues anthères chargées de pollen. Le morceau est beau et significatif; il est dû à M. Lelièvre. Exposé par un fabricant d'articles religieux, il montre que l'art nouveau a pénétré jusque dans les sacristies, jusque sur l'autel. De telles orfèvreries remplaceront heureusement l'éternel calice XIIIe siècle, pur et froid, ou XIIe, riche de ses cabochons. Mais la stylisation du lys est vraiment trop rudimentaire; la tige, avec le relief si caractéristique de l'attache des feuilles tombées, ce chevelu trop vivant, ces feuilles trop naturelles, tout cela donne une impression de plante métallisée. Nous sommes là devant un modèle magnifique qui ne demande qu'à devenir de l'art ; c'est une question de géométrie. En art, la géométrie intervient pour arrêter et symétriser les exubérances de la vie.

C'est la feuille, plutôt que la fleur trop violente (la fleur n'est qu'une feuille folle d'amour), qui enrichira de stylisations nouvelles le nouvel art décoratif. La feuille apparaît souvent toute stylisée par la géométrie de la nature. Etant plate (sauf le type houx), on n'a pas besoin de la déformer par projection pour l'appliquer sur un plan. Il n'y a pas deux feuilles rigoureusement pareilles, mais les différences sont en deçà d'une forme fixe, toujours reconnaissable au premier coup d'œil. Sans doute le feuillage du hêtre et celui du charme sont identiques pour des yeux même habiles, et on ne distingue pas sans un peu d'expérience les feuilles de l'érable, du sycomore et du platane : elles diffèrent cependant par les dentelures, par les angles plus ou moins ouverts de leurs pointes. Que de beaux feuillages nous avons, et comment les a-t-on négligés si longtemps pour l'acanthe qui vaut à peine la feuille de l'artichaut aux profondes découpures ! Il n'en est pas de laid d'abord ; même la douce feuille du tilleul, un peu ronde, mais relevée par une petite pointe, même la feuille du peuplier lisse et froide, même les feuilles de l'aulne, de l'orme, du hêtre, du bouleau ont une forme. Mais d'autres sont admirables : le chêne, le frêne, le gui, le noyer, l'érable, la vigne, le lierre. Et il faut aller jusqu'à l'herbe, aux graminées, aux trèfles, aux phaséoles, et admirer le style délicieux de la bette, de la molette, du pain-à-coucou, de l'éclaire, du pas-de-lion, de la renoncule, de la houlque, de la flouve, des plus humbles, du pissenlit, du persil et du plantain ! C'est dans les bois, les prairies et les potagers qu'il faut tenir les écoles d'art décoratif.

Tout en considérant la période actuelle comme une transition et la stylisation des motifs comme le but nécessaire des nouvelles tendances, on ne peut méconnaître la sensation de fraîcheur, de joie, de vie saine que l'on éprouve devant certaines petites compositions décoratives : ainsi ces peignes de Lalique dont le fronton sourit de tubéreuses, ou de marguerites, ou d'un bouquet de fleurs de cerisier. Cet orfèvre, même sur un champ aussi restreint que le dos d'un peigne de chignon, a su tirer parti d'un motif fort différent, le corps de la femme. N'est-il pas amusant que cet entrelacs de jambes, de bras, cette tête qui se penche vers des hanches, spectacle réprouvé dans la vie, deviennent le thème d'un ornement que porteront, heureuses, de chastes personnes peut-être ! L'art n'a pas encore perdu en France toutes ses vieilles libertés et il est encore permis, ce que les nations protestantes répriment sévèrement comme un retour au paganisme, de mêler à l'ingénuité des fleurs et des feuillages la nudité idéale de l'homme et de la femme. Le corps féminin est un motif particulier à l'art décoratif français.

En somme, il y a dans une branche particulière de l'art, dans l'art du décor, de la mode, de la maison, de la femme, un renouveau évident, mais qui n'en est encore qu'à sa première étape. La journée, qui aura des lendemains plus riches, est délicieuse dans la grâce de la lumière rajeunie. Des artistes, des poètes, après un long hiver, découvrent la nature, un matin, et ils veulent cueillir toutes les fleurs, casser des rameaux à tous les arbres. Ils s'habitueront à leur joie et leurs sensations, devenues purement esthétiques, se transformeront en un art riche et sobre, harmonieux et hardi. Les mêmes bourgeons se transforment les uns en fleurs, les autres en feuilles ; les fleurs durent quelques matinées ; les feuilles, toute une saison.

Telles sont les méditations dont j'ai trouvé le motif dans le beau livre de M. Roger Marx.

(1) A propos d'un livre récent : Roger Marx, La Décoration et les Industries d'art à l'Exposition de 1900. Paris, Delagrave, gr. in-4°. Cf. du même auteur : La Décoration et l'art industriel à l'Exposition de 1889. Paris, Quantin, in-4°.


A consulter : Roger Marx