Henri Mazel par F. Vallotton.

HENRI MAZEL

Naguère un écrivain feignait de s'étonner que « le Mercure, revue d'initiés, s'intéressât aux questions sociales ». Initiés est bon. L'initié est celui qui sait tous les secrets d'un métier, d'un art, d'une science ; c'est le contraire de l'amateur. L'initié, juge de soi-même, l'est aussi de ses compagnons, et ses jugements, qui n'ont pas à tenir compte de l'opinion publique, ont, par cela même, quelque chance de durée et une autorité qui, pour n'être pas bruyante, n'en est que plus profonde. Confiant dans sa propre valeur, l'initié n'est aucunement exclusif ; il s'allie volontiers, initié d'un art, avec l'initié d'une science, et parfois, à ces fréquentations, il élargit assez son esprit pour que plusieurs passions intellectuelles s'y développent et parlent. Le moment de notre histoire littéraire appelé symboliste, et qui est aujourd'hui en pleine floraison, a sonné le réveil à plusieurs clochers ; comme il réintégrait l'idée dans l'art, il l'introduisait dans la politique, substituant à une vague conception oscillatoire, la notion d'un développement indéfini de la liberté individuelle. Il n'est pas un symboliste qui n'ait, au moins une fois, abandonné la page aux belles métaphores, pour aller, en quelque journal libertaire, défendre, à côté d'ouvriers surexcités, les droits, non plus politiques, mais humains (tout simplement), non plus du citoyen, mais de l'homme. Nous fûmes tous anarchistes. Dieu merci ! et nous le sommes encore assez (je l'espère) pour respecter en nous-mêmes et en autrui le développement libre de toutes les tendances intellectuelles.

Il faut donc comprendre tout ce qu'il y a de légitime et de vrai dans la modération de M. Henri Mazel.

Comme M. Barrès, et bien davantage, car il connaît le passé mieux et plus loin, M. Mazel est un traditionaliste ; l'un a pris de M. Taine son art de philosopher sur de menus faits ; l'autre a trouvé dans le même héritage le goût de comparer aujourd'hui avec hier, et la force de comprendre que le dernier état social d'un peuple, s'il n'est pas le meilleur, n'est pas non plus le pire de tous les états possibles. La théorie de la régression, qui vient d'entrer dans le domaine des discussions ouvertes, est alléguée à chaque page, au moyen d'un fait, dans l'œuvre historique de Taine et dans l'œuvre scientifique de Darwin : il serait très possible que M. Mazel voulût un jour ou l'autre la systématiser, dans l'ordre sociologique, et nous montrer enfin clairement ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu par les transformations brusques de la fin du dernier siècle. Taine a cru la Révolution beaucoup plus destructive et beaucoup plus transformatrice qu'elle ne le fut vraiment. A-t-on observé que tel pays où les idées révolutionnaires n'ont pas pénétré en est exactement au même point social que nous-mêmes, et peut-être un peu plus loin dans le sens de la liberté, de la vigueur individuelle, de l'indépendance des artisans ? Une révolution peut très bien n'être qu'une régression violente : ce mot n'a rien de magique pour celui qui connaît l'histoire. On nous montrera peut-être prochainement que, trente ans après 1793, l'ancienne France s'était reconstituée avec la simplicité instinctive d'une fourmilière. Tous les changements sociaux que le siècle a subis proviennent du machinisme.

Ce sont des questions de ce genre que M. Mazel aime à traiter dans les solides études qui, paralipomènes de ses fresques dramatiques, requièrent fréquemment ses méditations. Il les a réunies en un volume austère, la Synergie sociale, austère, mais non pas rébarbatif, car son esprit est clair, logique, simplificateur.

Le simplificateur veut comprendre. Parmi la quantité des faits, il choisit ceux qui semblent d'abord contenir en eux-mêmes leur signification ; ainsi, en écartant toutes les figures obscures, mal peintes, il se constitue un jeu de cartes logiques avec lequel il gagne facilement la partie contre le mystère des choses. M. Mazel ne commence la bataille que muni d'armes irréfutables ; il définit ses mots ; c'est faire preuve d'une grande franchise et c'est, en même temps, affirmer que non seulement on veut comprendre soi-même mais qu'aussi on désire offrir à autrui, loyalement, tous les moyens de se défendre contre une conviction trop rapide.

Ainsi, dans un article récent où il a voulu se faire un peu théologien, M. Mazel entreprend de démontrer que « le libre examen est à la base du catholicisme comme du protestantisme ». Pour cela, rejetant toutes les idées secondes, il pose cette seule affirmation : l'adhésion à une croyance est un acte de liberté. Sans doute, mais la vérité trop franchement dite prend un ton de paradoxe ; une simplification si extrême me fait peur et je préfère me promener dans la forêt des opinions contradictoires.

Cette méthode un peu tranchante sera utile à M. Mazel quand l'autorité de son opinion sera plus forte ; déjà, si elle conseille à quelques douteurs une certaine défiance, elle doit influer heureusement sur les esprits qui aiment les logiques toutes broyées, toutes prêtes à s'étendre en belles couleurs sur la toile qui attend. Il faut bien aussi admettre la nécessité d'esprits affirmateurs ; si l'ensemble des idées flottait en un perpétuel suspens, nous serions plus troublés que nous ne pourrions le supporter ; des notions précises, fermes, sont indispensables, ainsi que des rames à un canot : le bois dont seront faites les rames importe moins ; le hêtre est bien, le frêne aussi. Une notion fausse est souvent d'aussi bon usage qu'une notion vraie : il sera sans doute utile à certains de croire que le libre examen est le fondement du catholicisme ; ceux qui choisiront la thèse contraire n'auront pas un point d'appui moins sérieux ; enfin, ceux qui refuseront d'admettre la parenté de l'acte de foi et de l'acte de liberté et qui, au contraire, opposeront l'une à l'autre ces deux idées, auront acquis pareillement une base excellente pour l'évolution future de leurs déductions.

On dit que la sociologie est une science et que l'histoire est un vaste cours de logique ; je crois plutôt que la logique est une des catégories de notre esprit et que nous ne pouvons concevoir que logiquement un enchevêtrement de faits : c'est pourquoi l'histoire se plie si volontiers à monter sur le théâtre qui est le paradis de la logique. Le goût de M. Mazel pour la simplification explique aussi son goût pour le théâtre, conçu tel qu'une refonte des grands événements ou des grandes périodes historiques. Le Nazaréen, le Khalife de Carthage sont de larges tableaux d'une civilisation ; l'action humaine en des décors fictifs prend quelquefois un air plus humain que dans le cadre de la réalité ; il y a des époques du monde qu'un dialogue entre des personnages imaginaires, mais logiques, simples, tout émus par l'unique idée qui est leur vie, nous rend mieux que des chroniques ou des annales. Que savons-nous de la conquête de l'Egypte par les Romains qui soit plus vrai qu'Antoine et Cléopâtre ? Le drame historique ne doit pas être dédaigné : il est seulement fâcheux que notre goût absurde d'une mise en scène réaliste le réduise de plus en plus aux trahisons de la lecture. Je crois d'ailleurs que M. Mazel considère ses premiers drames comme des études plutôt que comme des pièces de théâtre ; il ne les avait que peu destinés au plaisir des foules ; il les composa en manière d'exercices pour coordonner les divers éléments d'un talent scénique. Au théâtre, on s'adresse à la fois à un seul et à tous, à un homme et à une foule ; il faut être poète et tribun, artiste et logicien ; mettre en action une idée, mais que l'action se puisse comprendre au vu de son mouvement propre. Un art si complexe demande un apprentissage et veut aussi la plus longue patience. M. Henri Mazel est arrivé à l'heure où l'effort se réalise, et si, en des drames donnés comme des essais, il a pu émouvoir le lecteur du coin du feu, c'est sans doute que le théâtre est son destin.

Il n'a point réussi moins bien, dans un ordre d'activité tout différent, lorsqu'il organisa une revue, non la plus sérieuse, mais la plus grave de celles qui naquirent vers 1890, l'Ermitage. De cet ermitage qui ressembla parfois à un monastère, et qui est devenu un petit chalet suisse, M. Mazel fut longtemps le discret prieur : c'est là qu'il se fit connaître par des « affirmations » où déjà se dévoilaient ses tendances simplificatrices et son goût de la critique sociale.

Il y a donc une remarquable unité dans l'œuvre de Henri Mazel ; et ses poèmes, d'une prose ample et attristée, ne contredisent pas cette impression ; c'est un écrivain qui aime les idées et qui s'exprime avec une sincérité spontanée, mais prudente et judicieuse.

(Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898)


Remy de Gourmont vu par Henri Mazel