Nietzsche par Vallotton

1. « La mort de Nietzsche », Épilogues, 2e série 1904
2. « Nietzsche et la princesse Bovary », Épilogues, 3e série, 1905
3. « Nietzsche et l'amour », Promenades littéraires, 1904
4. « Nietzsche sur la montagne », Promenades philosophiques, 1904


1. « La mort de Nietzsche », Épilogues, 2e série, Mercure de France, 1904

Octobre [1900]

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La mort de Nietzsche. Ce n'est pas un événement, puisque l'homme qui eut la plus haute et la plus libre intelligence de ce siècle était tombé depuis dix ans dans les profondes ténèbres de l'inintelligence. Contraste qui animerait le discours d'un rhéteur : celui par qui l'esprit fut libéré est mort prisonnier de la stupidité, soit qu'il faille en accuser une hérédité mauvaise, soit que Nietzsche ait abusé de son énergie intellectuelle. Ce n'est pas sans péril que l'on s'oblige à tout comprendre, à tout sentir, à tout juger, et non d'après les principes vulgaires de la philosophie usuelle, mais selon une méthode et des idées personnelles et toutes neuves. Et il arrive aussi que le plus brave est pris de peur à se sentir seul de son avis parmi les hommes. Mais qu'importent les causes, puisqu'il s'agit d'une chaîne sans fin, puisque tout est déterminé, puisque le génie d'un Nietzsche, aussi bien que la sottise de ce passant, sont liés à un état physiologique ? Et qu'importent encore cette folie ou cette stupeur finale, si, pendant les années d'activité, Nietzsche déploya une force intellectuelle supérieure ? La maladie doit-elle faire qu'on ne compte pas les années antérieures de santé et de vigueur, et le forgeron dont la main mollit et retombe, cela empêche-t-il qu'il n'ait, au temps de sa virilité, écrasé et dompté le fer ?

La folie de Nietzsche n'est un argument ni contre son génie littéraire, ni contre son génie philosophique. Les philosophes, les éternels professeurs de philosophie bafoués par Schopenhauer et par Taine concèdent le premier point, mais non le second. Et même, persuadés, d'après leur expérience personnelle, qu'on ne saurait à la fois bien penser et bien écrire, acceptant l'écrivain, proclamant le grand poète, ils dédaignent le créateur de valeurs. Ils le dédaignent, ou feignent de le dédaigner. Cela se comprend, car Nietzsche est gênant.

Cet homme de bonne humeur, dans un accès de gaîté divine, se mit à secouer un vieil arbre des croyances, et toutes les pommes sont tombées. Sans se déconcerter, les philosophes, à plat ventre dans l'herbe, se disputent les fruits mûrs, et, trouvant la même nourriture, jurent qu'il n'y a rien de changé dans la vie des intelligences. Je ne le crois pas ; je crois qu'il y a un grand changement. Nous avons appris par Nietzsche à déconstruire les anciennes métaphysiques édifiées sur la base de l'abstraction. Chacune des antiques pierres d'angle, les voilà poussière, et toute la maison s'est écroulée. Qu'est-ce que la liberté ? Un mot. Alors, plus de morale, sinon esthétique ou sociale ; plus de morale absolue, mais autant de morales particulières qu'il y a d'intelligences personnelles. Qu'est-ce que la vérité ? Rien de plus que ce qui nous paraît vrai, ce qui flatte notre logique. Il y a, comme dit Stirner, ma vérité, — et la tienne, mon frère. Le soleil a mûri le cheval virgilien et de ses flancs pourris s'élève, chantant et joyeux, l'essaim des abeilles nouvelles.

Ennemi du christianisme, Nietzsche a, en un sens, repris et mené à bien l'œuvre capitale de la théologie, qui fut la destruction de la Raison. Mais il travailla, non plus au profit, de la croyance, mais au profit de la raison elle-même enfin devenue raisonnable et humaine, du jour où elle quitta ses vêtements de nuage et la colonne où, comme le Stylite, elle vivait dans un stupide orgueil, au-dessus de la vie et de la réalité. Quand Nietzsche sera mieux connu, l'a-priorisme aura vécu. On ne pourra plus construire un syllogisme basé sur l'abstrait ; on ne pourra plus poser en principe la conclusion même qu'il s'agit d'atteindre. Le bien, le mal, pour utiliser ces mots, il faut savoir ce qu'ils contiennent ; il faut rédiger leur histoire, remonter à leurs plus lointaines origines. Quand on a trouvé que le bien, ce fut d'abord le bon, ce qui est favorable à la sensibilité ; et le mal, ce qui est mauvais, ce qui cause une désagréable sensation, — on peut entreprendre la « généalogie de la morale ». Tout devient clair ; et tout était obscur lorsque l'on considérait, le bien, le mal, telles que des notions absolues, innées dans l'esprit de l'homme, comme les présents, d'ailleurs absurdes, d'une divinité chimérique.

Que de telles analyses soient dangereuses pour la faiblesse moyenne des intelligences populaires, un homme sérieux, et qui veut se rendre digne du nom d'homme, n'en tiendra nul compte. C'est aux sociétés à s'arranger comme elles peuvent des découvertes de la science, et non à la science de se faire l'esclave du vain bonheur de l'humanité. En fait, les sociétés bâtissent leur félicité sur les notions les plus inattendues, pourvu qu'elles soient précises et surtout concordantes avec la sensibilité générale de la race qui veut vivre. On a vu des cités fondées sur le crime arriver à un magnifique épanouissement de force et de beauté.

Même dangereuses, si l'on veut, les idées de Nietzsche sont libératrices. Sa logique est un allégement pour les esprits ; elle donne au cerveau une facilité nouvelle à penser et à comprendre ; elle est, dans la série des nourritures intellectuelles, un aliment respiratoire. Non pas sans doute pour les poumons usés ou desséchés. On ne conseille pas la philosophie nietzschéenne aux personnes sensibles et qui ont besoin de croyances consolantes. Elle s'offre aux forts et non aux débiles, à ceux qui n'ont pas besoin pour vivre du lait sucré de l'espérance. Mais n'ont-ils pas, ceux-là, et les religions et toutes les douceâtres philosophies que d'habiles gens en ont extraites, à peu près comme on tire de la houille de la vanille et de l'indigo ? Ils ont le spiritisme d'Allan Kardec et le spiritualisme de M. Boutroux ; sont-ils à plaindre? Voici les dévots de la conscience morale ; peut-on s'ennuyer dans la compagnie de ces professeurs d'illusionnisme ? N'est-ce pas l'un d'eux qui, faisant ses confidences à un enquêteur, disait récemment : « La raison doit finir par avoir raison » ? Voilà de ces habiles formules où il y a vraiment du plaisir à se laisser prendre ; comment hésiter, animal raisonnable, à cet appel à la raison ?

Il n'y a nul inconvénient à ce que tous ceux qui détestent la science, la réalité, l'observation des phénomènes historiques ou psychologiques, obéissent à la voix de la conscience morale, embrassent avec une ardente foi cette religion de l'idéalisme rationaliste. C'est une carrière qui ne demande d'autre apprentissage qu'un baptême ; elle ne saurait manquer d'être fort suivie et même encombrée.

Qu'il se fait peu de progrès intellectuels ! L'humanité tourne depuis des milliers d'années autour de la même illusion, comme un bateau ivre pris dans un maëlstrom ; et tous ceux qui veulent remettre le bateau dans sa voie, l'arracher au tourbillon, sont traités de malfaiteurs par les vieux pilotes hallucinés, contents de tourner en rond autour de rien. Nietzsche aura été l'un de ces héros qui tentent, par un violent coup de barre, de couper le courant éternel et fastidieux.

Quelques jours avant sa chute dans l'inconscient, Nietzsche écrivit à ses amis, à M. Brandès, à M. Bourdeau, pour leur signifier que, nouveau Christ, il avait une seconde fois sauvé le monde. Qui sait ? C'était peut-être vrai.


2. « Nietzsche et la princesse Bovary », Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905

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[Février 1903].

Nietzsche et la princesse Bovary. — On a dit qu'elle lisait Nietzsche, cette lamentable princesse dont l'idéal fut de ressembler à nos petites bourgeoises détraquées et bêtement perverses, et que son mari déplorait cette fréquentation chez un moraliste débilitant. Ce mot fut écrit ; s'il fut dit, le prince Bovary est un sot. Mais sans doute qu'il n'a pas lu Nietzsche, lui, et certainement que si sa femme l'a lu, elle n'y a rien compris. Sinon, elle serait restée chez elle, aurait caché ses vices, offrant à son peuple du moins l'apparence d'une supériorité aristocratique. Nietzsche n'a jamais conseillé la lâcheté à personne ; mais aux princes et aux maîtres, c'est la dureté qu'il prêche, et envers eux-mêmes tout d'abord. Si elle avait lu Nietzsche, elle aurait appris que la recherche du bonheur (le bonheur des romances et des romans) est le signe évident d'une sensibilité serve et que, de toutes les déchéances, la pire est celle du privilégié qui abdique sa puissance ou seulement en renie les signes extérieurs. La puissance de Nietzsche n'est pas débilitante ; mais, comme l'alcool, c'est peut-être une nourriture trop riche pour les organismes débilités.


3. « Nietzsche et l'amour », Promenades littéraires, Mercure de France, 1904

Nietzsche avait peu d'expérience de l'amour. On dit même qu'il n'eut jamais avec aucune femme que des relations d'amitié. Il a cependant, comme tout bon philosophe, écrit et sur l'amour et sur les femmes. Un jour, à Sorrente, il confia à Malvina de Meysenburg, le cahier manuscrit qui contenait les aphorismes sur les femmes, parus depuis dans la première partie de Humain, trop humain. Malvida prit le cahier, le lut, et le rendit à Nietzsche en souriant. Il demanda l'explication du sourire. « Ne publiez pas cela, répondit Mlle de Meysenburg. » Nietzsche sembla froissé. Il joignit le cahier au reste du manuscrit et envoya le tout à son éditeur.

Le conseil de Malvida était bon. Les aphorismes de Nietzsche sur les femmes forment la partie la moins intéressante de son œuvre. Je ne parlerai ici que du chapitre qui les concerne, dans Humain, trop humain. Il y a sur les femmes et l'amour d'autres pensées que l'on pourra examiner plus tard, dans Par-delà le bien et le mal.

Le chapitre VII de Humain, trop humain, intitulé « La femme et l'enfant », débute par une idée juste et neuve : « La femme parfaite est un type plus élevé de l'humanité que l'homme parfait : c'est aussi quelque chose de plus rare. L'histoire naturelle des animaux offre un moyen de rendre cette proposition vraisemblable. » Ce qui frappe surtout dans cette pensée, c'est la dernière phrase, où il y a une magnifique intuition de la vérité scientifique. Dans la plupart des espèces animales, en effet, comme je l'ai démontré moi-même dans un livre spécial (1), la femme est le type supérieur. Chez les insectes en particulier, et chez les plus intelligents, la femelle remplit seule presque toutes les fonctions sociales qui, dans l'humanité et chez les oiseaux, sont partagées entre les deux sexes. Elle est à la fois la constructrice du nid, l'amazone qui le défend contre les ennemis, la chasseresse qui pourvoit de gibier sa progéniture ; elle est tout. Le mâle n'est presque rien : il paraît un instant, remplit son office naturel, puis disparaît.

Il est resté à la femelle, dans les espèces supérieures, quelque chose de cette activité. Si elle n'est plus l'activité même, elle en est le principe ; si elle ne construit pas la maison, c'est pour elle qu'on la construit. Mais à défaut d'un compagnon, elle la construirait elle-même. L'homme a un rôle immense dans la vie de la femme, mais il est passager ; tandis que le rôle naturel de la femme est durable. L'homme ne représente que lui-même ; la femme représente toute la postérité. Dans tous les cas où la femme n'est que femme, mais pleinement femme, elle est infiniment supérieure à l'homme. La société est bâtie sur la femme ; elle en est la pierre angulaire. C'est pour cela même qu'elle déchoit chaque fois qu'elle abandonne son métier de femme pour imiter les hommes.

Je suis loin de l'avis de Nietzsche quand il dit que la femme parfaite est plus rare que l'homme parfait. Il est difficile, il est vrai, de savoir ce que c'est que l'homme parfait. Il y a pour l'homme bien des sortes de perfections, ou plutôt de supériorités. Pour la femme, la perfection est unique : elle est parfaite, quand elle est femme profondément, de la tête aux pieds et jusqu'au fond du cœur et qu'elle remplit avec joie tous ses devoirs de femme, depuis l'amour jusqu'à la maternité.

Tout le reste est grimace.

Ce premier aphorisme de Nietzsche semblerait indiquer chez lui, malgré tout, une certaine connaissance, au moins théorique, de la femme ; c'est une illusion. La femme, même dans l'extrême civilisation, est toujours beaucoup plus naturelle que l'homme, beaucoup plus près de la vie, plus physique, en un mot. On ne peut parler d'elle sérieusement que si on est ému pour elle d'une sympathie physique. Ceux qui sont incapables de cela devraient s'abstenir. Parler de la femme comme d'une abstraction est absurde. L'homme, non plus, n'est pas une abstraction ; mais il peut vivre dans l'abstraction, et cela est impossible à la femme. Nietzsche le reconnaît dans les aphorismes 416 et 419 : « Les femmes peuvent-elles d'une façon générale être justes, étant si accoutumées à aimer, à prendre d'abord des sentiments pour ou contre ? C'est d'abord pour cela qu'elles sont rarement éprises des choses, plus souvent des personnes... » Il croit cependant que c'est une infériorité. Sans doute, s'il s'agit de raisonnements métaphysiques, de philosophie ; mais non, s'il est question de la vie pratique. Car les idées n'existent qu'autant qu'il y a des hommes pour les penser et les vivifier ; il faut qu'elles s'incarnent pour acquérir la vitalité et la force. Les femmes ont raison. Mais n'est-ce pas Nietzsche lui-même qui a dit qu'un système de philosophie n'est que l'expression d'une physiologie particulière ? Si une femme avait aimé la philosophie de Nietzsche (il y en a aujourd'hui), elle eût bien vite délaissé les livres pour aller vers le philosophe. Les hommes, d'ailleurs, font-ils autrement ? Ceux qui admirent un écrivain ne désirent-ils pas le voir, entendre sa voix, serrer sa main ? Les femmes sont plus franches et plus naturelles, voilà tout. On a maudit leur fourberie. Elles ne sont fourbes que lorsque l'homme les contraint à se défendre contre lui. Il y a beaucoup d'hommes trompés ; il y a encore plus de femmes. Elles le savent et, moins bêtes que les hommes, se fâchent moins souvent qu'eux.

Nietzsche connaît si mal les femmes que lui, le grand créateur d'idées, de rapports nouveaux, il se trouve réduit à rédiger, sous une forme nietzschéenne, des lieux communs. Il nous dit : « Les jeunes filles qui ne veulent devoir qu'à l'attrait de leur jeunesse le moyen de pourvoir à toute leur existence et dont l'adresse est encore soufflée par des mères avisées, ont juste le même but que les courtisanes, sauf qu'elles sont plus malignes et plus malhonnêtes. » Mais nous avons lu tant de fois cette maxime de faux moralisme qu'elle nous fait sourire, à moins qu'elle ne nous exaspère. D'autres fois, il résume tout bonnement en quelques lignes les opinions de Schopenhauer (aphorismes 411 et 414). Ceci est amusant, mais est-ce bien nouveau : « Les jeunes filles inexpérimentées se flattent de l'idée qu'il est en leur pouvoir de faire le bonheur d'un homme ; plus tard, elles apprennent que cela équivaut à déprécier un homme en admettant qu'il ne faut qu'une jeune fille pour faire leur bonheur. »

Quel homme de n'importe quelle caste et de n'importe quel pays peut admettre cette affirmation : « Avec la beauté des femmes augmente en général leur pudeur. » Cela, c'est une signature. Quand on a écrit cela dans une série de pensées sur les femmes, c'est à peu près comme si on avait dit : « Voici des réflexions sur un sujet qui m'est totalement inconnu. » Si quelque chose, en dehors de l'éducation, peut augmenter la pudeur qui est naturelle aux femmes jusqu'à un certain point, n'est-ce pas, évidemment, le sentiment d'une imperfection physique ?

Nietzsche se fait du mariage non pas une idée, mais un idéal bien personnel. Il y a là un aveu d'une sincérité presque excessive : « ... Le mariage conçu dans son idée la plus haute, comme l'union des âmes de deux êtres humains de sexe différent, ... un tel mariage qui n'use de l'élément sensuel que comme d'un moyen rare, occasionnel, pour une fin supérieure. » Je ne puis citer tout : Nietzsche exprime à peu près cette idée qu'on ne peut aimer physiquement une femme que l'on estime intellectuellement. Cela, c'est l'immoralité parfaite, l'immoralité naïve d'un homme dont les sens sont muets, dont la sensibilité est toute cérébrale.

Par un dernier mot, il repousse même cette illusion d'un mariage purement métaphysique et contemplatif ; et c'est en songeant à lui-même, sans aucun doute, qu'il écrit : « Ainsi j'arrive, moi aussi, à ce principe dans ce qui touche aux hautes spéculations philosophiques : tous les gens mariés sont suspects. »

Ce qui est suspect, à la vérité, c'est l'opinion sur les femmes et sur l'amour d'un homme, fût-il un grand philosophe, qui ignore et l'amour et les femmes.

1904

(1) La Physique de l'Amour (5e, édition).


4. « Nietzsche sur la montagne », Promenades philosophiques, 1904

Le dernier siècle, si l'on admet cette coupe du temps, commença avec le catholicisme littéraire de Chateaubriand ; il s'est achevé avec le protestantisme mystique de Tolstoï. Ce fut un siècle doucement religieux ; sage comme un enfant sage, il ne retira jamais sa main de la main de sa bonne mère, la Religion. Cette dame, à vrai dire, vieille, fatiguée, mais toujours coquette, changea bien des fois de mode et de parures. Elle fut romantique, philosophique, humanitaire, socialiste, nationaliste, guerrière ou pacifique, ironique ou larmoyante, moralisante, mystique ou sensuelle, et même littéraire et même scientifique, — et même d'art : sous tous ses chapeaux et toutes ses perruques, ses loups et ses fards, elle demeura la même ; et sa poigne ne se desserra pas un instant sur le poignet meurtri du petit enfant, même devenu un vieillard triste.

Le nouveau siècle est né sous une autre étoile qui n'est pas celle de Bethléem. C'est vers ses premiers mois de vagissement que Nietzsche a pris possession des cerveaux qui pensent. L'horoscope serait donc profondément différent, si on se hasardait à en être l'astrologue. Quelles que soient les années futures, les premières sont douces. Quand on vit par l'esprit, il vaut mieux vivre maintenant, sous Nietzsche, que sous Chateaubriand, sous Cousin, sous Comte, ou sous Tolstoï.

Tolstoï, c'est de la pensée de plaine, de steppe. L'horizon, toujours le même, est gris ; des bouleaux et des pins couchés dans le sens du vent ; l'herbe doit être grise comme le ciel. Nietzsche, c'est la pensée de montagne. L'horizon est tourmenté, orageux. Des nuages noirs luttent comme des géants. Une grande déchirure s'est faite : des vérités lointaines apparaissent, incendiées par le feu du soleil qui surgit. Nietzsche a écrit ses derniers livres à Sils-Maria, dans l'Engadine. Songée dans l'oxygène et dans l'ozone, sa philosophie a vraiment des vertus respiratoires. Elle a la pureté de l'air des sommets ; elle augmente la force vitale.

Nietzsche a pensé sur la montagne.

1902