Jules Renard (1864-1910) |
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Un homme se lève de bon matin et s'en va par les chemins creux et par les sentiers ; il n'a peur ni de la rosée, ni des ronces, ni de la colère des branches qui font la haie. Il regarde, il écoute, il flaire, il chasse l'oiseau, le vent, la fleur, l'image. Sans hâte, mais anxieux pourtant, car elle a l'oreille fine, il cherche la nature qu'il veut surprendre au gîte ; il la trouve, elle est là : alors, les ramilles écartées doucement, il la contemple dans l'ombre bleue de sa retraite et, sans l'avoir réveillée, refermant les rideaux, il rentre chez lui. Avant de s'endormir, il compte ses images : « Dociles elles renaissent au gré du souvenir. » M. Jules Renard s'est donné lui-même ce nom : le chasseur d'images. C'est un chasseur singulièrement heureux et privilégié, car, seul, entre tous ses confrères, il ne rapporte, bêtes et bestioles, que d'inédites proies. Il dédaigne tout le connu, ou l'ignore ; sa collection n'est que de pièces rares et même uniques, mais qu'il n'a pas le souci de mettre sous clef, car elles lui appartiennent tellement qu'un larron les déroberait vainement. Une personnalité aussi aiguë, aussi accusée, a quelque chose de déconcertant, d'irritant et, selon quelques jaloux, d'excessif. « Faites donc comme nous, puisez dans le trésor commun des vieilles métaphores accumulées; on va vite, c'est très commode. » Mais M. Jules Renard ne tient pas à aller vite. Quoique fort laborieux, il produit peu, et surtout peu à la fois, semblable à ces patients burineurs qui taillent l'acier avec une lenteur géologique. Étudiant un écrivain, on aime (c'est une manie que Sainte-Beuve nous légua) à connaître sa famille spirituelle, à dénombrer ses ancêtres, à établir de savantes filiations, à noter, tout au moins, des souvenirs de longues lectures, des traces d'influence et le signe de la main mise un instant sur l'épaule. Pour qui a beaucoup voyagé parmi les livres et les idées, ce travail est assez simple et souvent facile au point qu'il vaut mieux s'en abstenir, ne pas contrister l'adroite ordonnance des originalités acquises. Avec M. Renard, je n'ai pas eu ce scrupule, j'ai voulu lui dessiner un beau feuillet de studbook, mais le singulier animal s'est présenté seul et les feuillages n'accrochent, parmi les arabesques, que des médaillons vides. S'être engendré tout seul, ne devoir son esprit qu'à soi-même, écrire (puisqu'il s'agit d'écritures) avec la certitude de réaliser du vrai vin nouveau, de saveur inattendue, originale et inimitable, voilà qui doit être, pour l'auteur de l'Écornifleur, un juste motif de joie et une raison très forte d'être, moins que tout autre, inquiet de sa réputation posthume. Déjà, son Poil-de-Carotte, ce type si curieux de l'enfant intelligent, sournois et fataliste, est entré dans les mémoires et jusque dans les locations. Le « Poil-de-Carotte, tu fermeras les poules tous les soirs » est égal en vérité burlesque aux mots les plus fameux des comédies célèbres, et il en est à la fois le Cyrano et le Molière, et cette galère ne lui sera pas volée. L'originalité bien constatée, les autres mérites de M. Jules Renard sont la netteté, la précision, la verdeur ; ses tableaux de vie, parisienne ou champêtre, ont l'aspect de pointes sèches, parfois un peu décharnées, mais bien circonscrites, bien claires et vives. Certains morceaux, plus estompés et plus amples, sont des merveilles d'art ; ainsi Une Famille d'Arbres. « C'est après avoir traversé une plaine brûlée du soleil que je les rencontre. Ils ne demeurent pas au bord de la route, à cause du bruit. Ils habitent les champs incultes, sur une source comme des oiseaux seuls. De loin ils semblent impénétrables. Dès que j'approche, leurs troncs se desserrent. Ils m'accueillent avec prudence. Je peux me reposer, me rafraîchir, mais je devine qu'ils m'observent et se défient. Ils vivent en famille, les plus âgés au milieu, et les petits, ceux dont les premières feuilles viennent de naître, un peu partout, sans jamais s'écarter. Ils mettent longtemps à mourir, et ils gardent les morts debout jusqu'à la chute en poussière. Ils se flattent de leurs longues branches pour s'assurer qu'ils sont tous là, comme les aveugles. Ils gesticulent de colère, si le vent s'essouffle à les déraciner. Mais entre eux aucune dispute. Ils ne murmurent que d'accord. Je sens qu'ils doivent être ma vraie famille. J'oublierai vite l'autre. Ces arbres m'adopteront peu à peu, et pour le mériter, j'apprends ce qu'il faut savoir : Je sais déjà regarder les nuages qui passent. Je sais aussi rester en place Et je sais presque me taire. » Quand les anthologies accueilleront cette page, elles n'en auront guère d'une ironie aussi fine et d'une poésie aussi vraie. (Le Livre des Masques, 1896, Mercure de France)
Jules Renard ou les apparences. On croyait Jules Renard bien portant, et il était très malade ; on le croyait riche, et il était pauvre ; on le croyait heureux, et il avait déjà voulu se suicider ; on le croyait philosophe, et il ne supportait pas l'apparence d'une critique ; on le croyait détaché des vanités politiques, et il soutenait âprement des guerres de clocher ; on le croyait parisien, et il était resté profondément paysan ; on le croyait naturaliste, et il aimait surtout Victor Hugo ; on le croyait sceptique, et il lisait Pascal ; on le croyait gai, enfin, et il était triste. Nous connaissons nos contemporains à peu près comme cela, ce qui ne nous empêche pas de les juger, de leur attribuer des intentions, de mesurer leur esprit, de pénétrer dans leur pensée, de qualifier leur âme. (Épilogues .Volume complémentaire, Mercure de France, 1913) |