Adolphe Retté (1863-1930) |
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1. « Thulé des brumes », La Petite République française, 1892 [?] 2. « Adolphe Retté », Le Livre des masques, 1896 3. « De la critique véhémente », L'Ermitage, n°5, mai 1897 1. « Thulé des brumes », La Petite République française, 1892 [?] C'est le récit non pas d'événements réels, mais d'une suite de rêves dont la vie n'a été que le point de départ rêves glorieux ou sinistres, rêves symboliques qu'un poète seul pouvait retenir au bord de la nuit où d'autres les eussent laissé choir. Le style bien personnel abonde en métaphores neuves et justes. Remy de GOURMONT (La Petite République française). [« Thulé des brumes devant la Presse », La Plume, n° 68, 15 février 1892, p. 97.] 2. « Adolphe Retté », Le Livre des masques, Mercure de France, 1896 ADOLPHE RETTÉ Par sa fécondité en poètes, la journée que nous vivons, et qui dure depuis dix ans déjà, n'est presque comparable à aucune des journées passées, même les plus riches de soleil et de fleurs. Il y eut des douces promenades matinales dans la rosée, sur les pas de Ronsard ; il y eut une belle après-midi, quand soupirait la viole lasse de Théophile, entendue d'entre les hautbois et les buccins ; il y eut la journée romantique orageuse, sombre et royale, troublée vers le soir par le cri d'une femme que Baudelaire étranglait ; il y eut le clair de lune parnassien, et se leva le soleil verlainien - et nous en sommes là si l'on veut, en plein midi, au milieu d'une large campagne pourvue de tout ce qu'il faut pour faire des vers : herbes, fleurs, fleuves, ruisselets, bois, cavernes et des femmes jeunes et si fraîches qu'on dirait les pensées nouvellement écloses d'un cerveau ingénu. La large campagne est toute pleine de poètes, qui s'en vont, non plus par troupes, comme au temps de Ronsard, mais seuls et l'air un peu farouche ; ils se saluent, de loin par des gestes brefs. Tous n'ont pas de nom et plusieurs n'en auront jamais : comment les appellerons-nous ? Laissons qu'ils jouent, pendant que celui-ci nous accueillera et nous dira un peu de son rêve. C'est Adolphe Retté. On le reconnaît entre tous à son allure dévergondée et presque sauvage ; il brise les fleurs, s'il ne les cueille, et avec les roseaux il fait des radeaux qu'il jette au courant, vers le hasard, vers demain ; mais quand passent les jeunes femmes, il sourit et il s'alanguit. Une belle dame passa... et il dit : Dame des lys amoureux et pâmés, Triste aux yeux de belladone Dame d'un rêve de roses royales, Frêle comme une madone Dame de ciel et de ravissement, Chaste étoile très lointaine Dame d'enfer, ton sourire farouche, Et je brûle si je te touche. La belle dame passa, mais sans s'émouvoir de l'imprécation finale, qu'elle attribua sans doute à un excès d'amour; elle passa rendant au poète sourire pour sourire. Cette idylle eut pour premier épilogue une admirable plainte, Mon âme, il me semble que vous êtes un jardin... un jardin, où l'on voit, laissés aux charmilles, dans la brume du soir, des lambeaux du voile De la Dame qui est passée. Quelque temps après cette aventure, on apprit que M. Retté, revenu d'un voyage à l'Archipel en Fleurs, s'était enrichi d'une nouvelle cueillaison de rêves. Il s'enrichira encore. Son talent est une greffe vivace entée sur un sauvageon fier et de belle virilité. Poète, M. Adolphe Retté n'a pas que le sens du rythme et l'amour du mot ; il aime les idées et les aime neuves et même excessives ; il veut se libérer de tous les vieux préjugés et il voudrait pareillement libérer ses frères en esclavage social. Ses derniers livres, la Forêt bruissante et Similitudes, affirment cette tendance. L'un est un poème lyrique ; l'autre, un poème dramatique en prose, très simple, très curieux et très extraordinaire par le mélange qu'on y voit des rêves doux d'un poète tendre et des imaginations un peu rigides et un peu naïves de l'utopie anarchiste. Mais sans naïveté, c'est-à-dire sans fraîcheur d'âme, y aurait-il des poètes ? 3. « De la critique véhémente », L'Ermitage, n°5, mai 1897, pp. 299-304 DE LA CRITIQUE VÉHÉMENTE On sait que la parole est une des formes de l'action et celle qui satisfait le mieux les hommes dès qu'ils ont acquis une certaine complexité intellectuelle. Il est difficile d'agir plusieurs actes à la fois ; on peut, au contraire, en un bref espace de temps, parler un nombre d'actes suffisant à satisfaire les activités les plus exigeantes. Parler, dire son opinion : c'est important. « Je ferais... » : le conditionnel nous soulage immédiatement et nous dispense de l'effort musculaire auquel se résout toute l'obscure pensée de celui qui ne parle pas. « Je ferais... Faites ! Etant dit, c'est fait ». La parole est un acte. L'opinion est une œuvre. Il y faut de l'imagination et de la logique. Peu d'hommes se haussent à cet échelon ; avoir une opinion qui ne fasse pas double emploi avec celle de la majorité. C'est pourquoi une opinion si elle est la propriété personnelle d'un homme, mérite toujours l'examen et quelquefois la discussion. L'opinion de M. Retté sur ses contemporains et leurs activités est véhémente. La véhémence des opinions provient généralement soit d'un tempérament très nerveux et très irritable, soit d'une conviction ardente et précise : c'est, je crois, à cette dernière cause qu'il faut rapporter la véhémence de M. Retté (1) car comme poète lyrique, il avait plutôt semblé jusqu'ici doux et cordial, avec un peu de mysticisme. Par ses dernières œuvres en prose, il apparaît nettement anarchiste et naturiste ; cela va fort bien ensemble ; c'est du pur Jean-Jacques, quoique l'auteur des Rêveries ait gardé jusqu'à la fin ses tendances sentimentales ; mais il est encore vrai que le sentimentalisme s'allie fort bien à la violence et même à la cruauté. M. Retté est très affirmatif (2) : « La Beauté, elle, est multiforme comme la vie. Tout fait humain la comporte. Tous les jours, pour tous les yeux, pour toutes les lèvres, elle est visible et tangible. Aussi évidente que le soleil, elle éclaire tous nos chemins et notre terre nous l'offre intégrale. » Esthétique très simple et qui n'a été formulée ni au pays du doute ni dans les hyperboréennes régions de la métaphysique : la beauté c'est la nature et la nature est toute la beauté. Ayant ainsi supprimé tout au-delà non seulement comme réalité, mais même comme virtualité purement psychique, le critique est fatalement amené, pour réaliser l'idée de bonheur que tout homme porte en lui, à réclamer le changement immédiat et radical d'un état social où la plupart des hommes sont plutôt infortunés. Au naturisme et à l'anarchisme, il faut donc ajouter l'optimisme, cet optimisme qui suppose que la conquête du bonheur sur la terre est possible et que tel doit-être le but de l'humanité (3). Muni de ces principes (il pourrait en avoir d'autres, tels M. Bloy, M. Lepelletier, M. Drumont, M. Zola), le critique véhément nie ou condamne toute œuvre qui semble, par la forme ou pour la pensée, les contrarier. Ainsi s'expliquent, dans Aspects tous ces jugements sommaires, à première vue extravagants : « Les trois larrons d'énergie, le pessimisme, le christianisme, le satanisme (4)... Des nullités fluides, telles que M. d'Aumale et M. Boissier (5)... la quincaille brillante de M. de Heredia (6)... le charabia nébuleux de M. Mallarmé (7)... M. Drumont n'est qu'un sauteur fort ignorant (8)... » et des plaisanteries épigrammatiques comme : « un gentilhomme polonais, M. Teodor de Wyzewa (9)... M. Pecci-Vatican (10)... Manassé Mendès, Nephtali Mendès, Zabulon Mendès... (11) ». Le critique véhément ne connaît que la guillotine et la dynamite ; ses gestes les plus modérés sont d'asperger de vitriol les joues qui lui déplaisent. Cette attitude, agréable à ceux d'opinions, similaires sinon identiques, exaspère facilement, sans doute les ennemis du critique véhément, mais surtout les indifférents et les débonnaires. Aussi des hommes d'un goût peut-être ancien, (répressif, comme disent les têtes fortes de la sociologie) insinuent que toutes les erreurs et toutes les vérités étant perpétuellement en état réciproque d'équilibre instable, il faut juger avec politesse les opinions des hommes. Soit, mais puisqu'il les juge, le critique véhément ne peut les juger que selon le degré de civilité dont il est capable vis-à-vis de ses adversaires ; et s'il était civil ainsi que M. Philippe Gille ou M. Claretie, il ne serait pas le critique véhément. En somme toute la question est de savoir si l'on doit reconnaître à un homme le droit de dire brutalement sa pensée sur un autre homme. Il me semble que la seule limite sera la patience de la cible ; mais pour que la brutalité verbale ait un effet, laisse des traces bleues ou rouges, il faut la complicité de ceux qui, d'abord placides, font cercle, regardent, écoutent, puis prennent parti. Il n'est pas rare de voir les juges du camp, après avoir joué en amateurs, d'un magnifique « coup de tête dans la poitrine », applaudi la sagacité ou la hardiesse du jeu, se retourner violemment vers le vainqueur et lui signifier que « cela ne compte pas ». Et, en vérité, cela ne compte pas. La profession de critique véhément est donc, outre que peu lucrative, fort aléatoire : elle est courageuse, s'il est courageux de dire sa pensée. Oui, courageux, et ce qui le prouve, c'est que le même homme qui désire manifester sa pensée et la vérité, dès qu'il est mis à même de se donner cet admirable plaisir, recule. Dire son opinion est agréable et sans danger ; on peut toujours la renier ; l'écrire, c'est grave. Les plus décidés hésitent, et c'est pourquoi il est bon qu'il y ait des critiques qui n'hésitent pas, les critiques véhéments. Sans eux, bien des voleurs de renommée continueraient à manger aux grands râteliers le foin qu'ils ne méritent pas, le foin de la gloire, car la gloire, pour nos illustres contemporains n'est que du foin doré. Il y a des intrus qu'on ne peut chasser que par la violence : ils ne comprennent que les injures et ne sentent que les coups. Malheureusement, le critique véhément est, par définition même, enclin à se tromper de tête-de- Turc. Il arriva à Barbey d'Aurevilly de dire sur Goethe d'impérissables sottises ; il est arrivé à Adolphe Retté d'accumuler sur l'œuvre de Stéphane Mallarmé les méjugements les plus tristes. L'erreur est irréparable, étant sincère ; et même, relativement aux principes de M. Retté, son opinion ne pouvait être différente : l'antagonisme est absolu entre celui qui affirme le droit au mystère et celui qui nie non seulement la beauté du mystère, mais le mystère de la beauté. Le critique véhément n'est pas seulement un négateur, un démolisseur. Si nets, stricts et personnels que soient ses principes, il rencontre parfois des hommes et des œuvres d'accord ou presque avec sa particulière manière de voir ; cela lui permet de se reposer ; il admire, comme il méprise, avec violence, avec entêtement, avec simplicité. M. Retté se plaît surtout aux œuvres candides, ou qui feignent la candeur, aux poèmes qui célèbrent la joie de vivre, sentiment honorable, d'ailleurs, et fréquent, à tout ce qui justifie la nature, à tout ce qui affirme le bonheur pur dont jouiront (nul n'en doute) les hommes de demain et que peuvent réaliser dès maintenant les êtres assez énergiques pour balayer de leur cervelle les superstitions, les croyances, les rêves et, en général, toute imagination qui n'a pas sa contrepartie dans la nature immédiatement sensible. C'est en somme la doctrine de l'hédémonisme matérialiste. Une telle doctrine est naturellement intransigeante, dénie aux hommes toute autre voie que le grand chemin de la sensation, et nous retrouvons-là, pour finir, une nouvelle explication de l'exclusivisme et de la véhémence. En ces notes qui sont une explication et non un jugement, je n'ai pas apprécié le talent de M. Retté comme critique de la vie et des pauvres, et n'y étant pas tenu, vraiment, je m'en abstiendrai. Ce serait donner mon opinion d'une opinion, ou mes opinions d'un recueil d'opinions ; cela n'aurait aucune valeur, d'autant plus que sur tel des sujets traités par M. Retté je devrais m'avouer incompétent, et sur tel autre résolument hostile. Mais que ce livre puisse être le prétexte d'une dissertation, rien que d'une dissertation, cela indique, pour qui sait comprendre, qu'on lui a trouvé une valeur évidente et indépendante du ton, de la doctrine et du genre. REMY DE GOURMONT. (1) En son recueil de critiques : Aspects, édition de « La Plume »; 1807. in-16. |