Nietzsche a appelé terriblement George Sand la vache à écrire. Moi, je suis l'ours à écrire [...]. Oui, l'ours à écrire et qui grogne quand on le dérange ; mais j'aime aussi à grimper aux arbres, d'où je regarde danser les hommes, ce qui m'amuse beaucoup (R. G.).


1. « Pagello », Épilogues, 1903.
2. « Les Histoires Sand », Épilogues, 1903.
3. « George Sand et l'amour romantique », Épilogues, 3e série, 1905.
4. « Les amours de Chopin et de George Sand  », Promenades littéraires, 2e série, 1906.

5. R. de Bury (R. de Gourmont), « George Sand botaniste », Mercure de France, 16 mai 1911.


1. « Pagello », Épilogues, 1903.

Décembre [1896].

42

Pagello. — Avec sa tête innocente de brebis berrichonne, George Sand était une créature fortement sexuée ; nul mâle ne lui était indifférent, mais elle préférait ceux qui, aux larges épaules, joignaient le talent d'unir leurs soupirs à son bêlement sentimental. C'est pourquoi, parmi les langueurs vénitiennes, elle rêva d'un unique amant qui eût été Musset-Pagello. Et puis c'est tout. Au temps d'Alfred de Musset, l'amour que M. Carpenter veut bien appeler homogénique n'était encore guère usité que dans les bagnes, les casernes et les internats et, bien qu'alors (ou presque) Fiévée vécût au su de Paris en concubinage avec Théodore Leclerq, auteur dramatique (dans le goût de ***), la littérature était moins que maintenant infectée par ces turpitudes et Madame Sand trouvait avec qui bêler conjointement. Elle bêla beaucoup. Pagello en avait gardé un souvenir comme d'une torride grisette ; Musset, d'autre tempérament, avait peur de cet être effarant qui ne cessait d'écrire et ne lâchait la plume que pour se ruer sur un autre instrument. En littérature, ils pouvaient s'entendre. De l'un ou de l'autre les lettres sont du même ton et du même style Louis-Philippe ; c'est le rococo sentimental dans toute son aberration ingénue :

«... Serai-je ta compagne ou ton esclave ? Me désires-tu ou m'aimes-tu ? Quand ta passion sera satisfaite, sauras-tu me remercier ? Quand je te rendrai heureux, sauras-tu me le dire ?

»... Sais-tu ce que c'est que le désir de l'âme que n'assouvissent pas les temps, qu'aucune caresse humaine n'endort ni ne fatigue ? Quand ta maîtresse s'endort dans tes bras, restes-tu éveillé à la regarder, à prier Dieu et à pleurer ?... »

On démêle pourtant dans ce pathos inane une singulière science de l'amour. Elle savait ce qu'a souvent de pénible l'après et, naïvement, s'informait. Grisette, sans doute, mais grisette supérieure.

pp. 82-83 de la 7e édition.


2. « Les Histoires Sand », Épilogues, 1903.

Avril [1897].

57

Les Histoires Sand. — Autour du livre de M. Mariéton cela recommença, et la fille de la veuve Dudevant prétendit refuser à ce littérateur le droit d'épiloguer sur les turpitudes sentimentales de la bonne amie de Pagello. Elle a perdu son procès. On aura jugé, sans doute, qu'héritière des « droits » elle l'est aussi des scandales, des fructueux scandales, car enfin, George Sand, toute seule, sans ses amants, et munie d'un seul faix de sa fausse littérature, n'eût produit dans le monde qu'un étonnement modéré. Madame Dudevant refuse-t-elle le surcroît d'héritage que lui vaut, par la vente d'exemplaires, les récentes historiettes vénitiennes ? Ils sont vraiment délicieux, ces héritiers pour qui une gloire — ou une réputation — est une maison de rapport, une ferme, un bateau de commerce, et qui ne permettent pas qu'on dise que la maison est laide, la ferme sale, le bateau avarié ! Allons, madame l'héritière de la bonne amie de Pagello, il faut boire, jusqu'à la lie, l'eau de la cuvette.

pp. 112-113 de la 7e édition.


3. « George Sand et l'amour romantique », Épilogues, 3e série, 1905.

299

[Juillet 1904].

George Sand et l'Amour romantique. — Des amours les moins secrets, nous ne connaissons presque jamais que les paroles par lesquelles les amants cherchèrent à s'expliquer à eux-mêmes et l'un à l'autre leur état d'âme. Tout le reste, c'est-à-dire l'essentiel, nous échappe : de là l'insécurité de nos jugements sur ces crises singulières, belles et rares. Nous sommes dupes des paroles, comme nous le sommes des costumes. L'amour d'une dame coiffée du hennin, l'amour d'une dame en paniers, l'amour d'une de nos contemporaines, il semble qu'ils doivent différer beaucoup, autant que le langage qui les accompagna et qui fut leur musique. Les écrivains sont surtout attentifs au langage : aucun n'a manqué de constater que les amours de Sand et de Musset expriment leurs sentiments en langage romantique. De là à confondre l'amour et la langue qu'il emploie il n'y avait qu'un pas. Au langage romantique doit correspondre un amour romantique : cela va de soi.

Pour continuer cette dissertation, en se faisant bien comprendre, il faut donner une définition générale du romantisme. Il sera, si l'on veut : la passion prise comme règle et mise au-dessus du devoir. Mais qu'est-ce que cela, sinon la définition même de l'amour ? L'amour est nécessairement romantique, et il n'y a pas eu, vers 1830, un amour romantique particulier, prenant une forme très différente de celles que prit toujours la passion en n'importe quel siècle. Il s'écrit aujourd'hui des lettres d'amour qui seront dans soixante ans aussi romantiques, peut-être, que celles de Musset ; et celles de George Sand le sont moins, peut-être, que les billets de la Religieuse Portugaise.

L'amour, dès qu'il naît, se manifeste ainsi : il crée dans l'amant une sorte de centre nerveux factice (quoique bien réel dans ses effets), où viennent retentir toutes les émotions, quelle que soit leur nature. L'ancien centre ne fonctionne plus que pour les choses indifférentes ou les opérations purement intellectuelles. En d'autres termes, toutes les pensées viennent se fondre dans la pensée dominante ; un intérêt plus fort régit tous les autres intérêts. Si cet état était poussé aux dernières limites, il aboutirait à la monomanie. On en voit des exemples. Mais il suffit qu'il existe, sans dépasser les bornes de la raison, pour influencer nos jugements, notre vision de la vie, notre manière générale, de sentir et de réagir. Stendhal montre un amant qui, à une première déception, veut se rejeter vers les ordinaires plaisirs de la vie, qui jadis lui suffisaient. « Il les trouve anéantis. » L'exemple et le mot sont parfaits : il y a un dessèchement de toutes les fleurs, au profit d'une fleur unique qui devient énorme, envahit tout le jardin ; s'empare de toutes les couleurs, de toutes les odeurs (1).

L'amour est le triomphe de l'unité ; il devrait être un principe d'ordre. Mais c'est l'ordre organisé par un despote qui tient pour nuls tous les intérêts étrangers à sa personne. L'amour ne plie que sous la force ; quand il est le plus fort, il annihile tout. L'amitié ne lui résiste pas toujours, ni les sentiments de la famille. Quant aux serments antérieurs ; ils tombent en poussière à son approche. Il ne connaît d'autre morale que celle qui le favorise, et il dit, selon Chamfort : « Quand un homme et une femme ont l'un pour l'autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l'un à l'autre, de par la nature, qu'ils s'appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines (2). » Et voilà toute la théorie de l'amour romantique, formulée cinquante ans avant George Sand par un philosophe ironiste et amer. Il est vrai que cette théorie n'est pas seulement celle de l'amour romantique ; elle est celle de l'amour même. La Religieuse Portugaise ne parle pas autrement que Chamfort : religieuse, elle a oublié ses vœux pour se donner à son amant ; religieuse, elle lui demande, quoique en vain, de l'arracher à son couvent, de l'emmener en France. Il n'y a plus pour elle de lois, ni sociales, ni familiales, ni chrétiennes ; il n'y a plus que sa passion.

Si l'on faisait un parallèle entre George Sand et la Religieuse, il ne serait pas en faveur de l'auteur de Lélia. Cette femme, dont on ne connaît pas sûrement le nom, qui ne vit dans la tradition que par le hasard qui a conservé cinq de ses lettres, dont l'amant fut un sot et un ingrat, cette obscure nonne d'un couvent de Portugal est un des beaux types féminins de l'humanité passionnée. C'est elle que les amants devraient prendre pour patronne : ceux qui ont une passion dans le cœur ont-ils jamais lu sans trembler ces lettres toutes pleines d'une sensibilité dont l'excès même ne trouble pas la noblesse ?

Ce qui peut sembler particulier au romantisme, c'est la glorification de la passion, mais c'est J.-J. Rousseau qui a inventé cela.

La nature étant bonne, la passion, qui est involontaire et naturelle, doit être bonne aussi. Si. elle fait souffrir, c'est d'une souffrance particulière, meilleure que l'indifférence. Les anciens craignaient la tyrannie de l'amour. Pour employer les expressions de Stendhal, ils accueillaient avec joie l'amour-goût, mais redoutaient, comme un mal divin et terrible, l'amour-passion. Il y a beaucoup de nuances entre ces deux amours. Celui qu'a célébré George Sand pourrait être appelé la passion-caprice. Il s'agit d'une folie qui durera six mois, dont on guérira par un voyage, qui servira de thème pour de prolixes écritures. Le caprice échevelé qu'elle éprouva, d'une façon intermittente, pour Musset, de 1833 à 1835, ne l'empêcha nullement de rédiger, pendant ce temps-là, trois ou quatre romans. C'était une nature fort calme, « chaste», dit Balzac, toute cérébrale, et il est fort probable que ses lettres d'amour sont, en grande partie, de la littérature. Elle écrivait froidement d'extravagantes tirades ; elle posait pour son amant et pour la postérité. « Le monde n'y comprendra jamais rien », dit-elle. Ainsi, elle sait qu'un jour ou l'autre on ouvrira les rideaux, et elle jouit de l'étonnement du public devant une passion si littéraire.

Cependant, nous ne sommes pas si étonnés que cela ; ou, si nous le sommes, c'est de l'attention qui farde avec tant de soins des sentiments dont il faut bien admettre la sincérité foncière. Penser au public, pendant que l'on aime, quelle aberration ! La maîtresse cérébrale de Musset fut plus naturelle avec Pagello. Ce Vénitien, du moins, était à sa place à Venise, dans son cadre normal. Les « Amants de Venise », eux, que faisaient-ils dans cette cité lacustre ? Voilà la part stricte du romantisme : la recherche d'une ville célèbre et pittoresque pour y corser des émotions chétives. Mais c'est une erreur. On n'aime bien que dans sa terre natale ou dans un lieu où l'on a d'abord vécu dans l'indifférence ou dans l'attente : une des surprises de l'amour, c'est la coloration différente qu'il donne à un spectacle accoutumé. Ces arbres, cette rivière, ces maisons, comme tout s'est modifié depuis quelques mois ! Cela aide à comprendre des métamorphoses intimes qui souvent échappent d'abord parmi la nouveauté des impressions. Rien de tout cela n'est possible, si on change de climat. Il n'y a que les amours déjà malades qui ont besoin de voyager. Musset et Sand, quand ils partirent pour Venise, vivaient ensemble depuis six mois, quai Malaquais. Ils allaient à Venise pour soigner leur amour et trouver, s'ils ne pouvaient le remettre sur pied, un décor historique et noble pour son agonie.

L'amante, en cette histoire, est peu intéressante. Comment croire tout à fait à ce grand amour qui pleure le jour sur l'épaule de Musset et soupire la nuit sur l'épaule de Pagello ? Il y a des femmes — et des hommes — qui doivent jouer cette comédie cruelle ; mais que penser de la femme qui accepte ce rôle sans y être obligée et s'y complaît, et s'y vautre ? Pas de sensualité : l'explication de Balzac est peut-être bonne : les femmes les moins sûres sont celles qui sont le moins sensibles à la volupté. Elles ne pensent pas à leur corps et le donnent sans y prendre garde, au moment de l'exaltation sentimentale. Les sensuelles, au moins, savent la valeur de ce qu'elles laissent prendre, et elles ne le cèdent pas sans s'en apercevoir. George Sand, ayant un caprice pour Mérimée, lui disait, le premier soir, ces mots comiques: « Viens, Prosper, tu verras que mon âme n'est pas corrompue ! » Il n'y a vraiment aucune excuse à de telles amours. De nos jours, elle eût fait du sport.

Cependant il faut laisser les hommes et les femmes vivre ou se distraire de la vie comme ils l'entendent, c'est-à-dire selon leurs tendances naturelles ou celles que déterminent en eux les idées à la mode ; George Sand suivit toujours la mode ; elle fut de son temps, année par année, amant par amant. Chacun de ses romans, on l'a dit cent fois, est l'œuvre de son maître du moment, autant que son œuvre personnelle : un style flasque et déclamatoire fait l'unité de l'ensemble. Quel fut son plus grand plaisir, l'amour ou la littérature ? Elle ne séparait pas ces deux exercices : l'amour l'inspirait et la littérature la reposait. Quand elle prit de l'âge, son activité se concentra sur la littérature : de cette période datent tous ces romans dont on ne peut sans surprise lire les titres dans un dictionnaire, car aucun n'a laissé même un souvenir, si ce n'est un ou deux récits champêtres, vantés par les lettrés du Berry. Cette gloire universelle finira par être un petit dieu local. Indiana ou Lélia sont aussi impossibles à lire que le Grand Cyrus. Il restera qu'elle a joué un rôle, qu'elle a beaucoup travaillé, couché avec beaucoup d'hommes célèbres. Cette vie bien remplie, terminée par une vieillesse calme, fut certainement agréable à celle qui la vécut. Elle n'eut jamais l'occasion de dire comme Musset : « Le seul bien qu'il me reste au monde est d'avoir quelquefois pleuré. » Mais Musset, qui est un grand poète, est un mauvais type d'humanité. Il ne faut pas vanter les larmes ; la douleur déprime, et, pour vivre, de la force est nécessaire, ou l'indolence. George Sand fut une force indolente.

(1) Stendhal a dit encore (Fragments divers, VI) « Une marque que l'amour vient de naître, c'est que tous les plaisirs et toutes les peines que peuvent donner toutes les autres passions et tous les autres besoins de l'homme cessent à l'instant de l'affecter. »

(2) Stendhal dit plus rapidement, mais moins bien (Fragments, CIV) : « Une femme appartient de droit à l'homme qui l'aime et qu'elle aime plus que la vie. Plus que la vie est inutile.

pp. 302-311.