Jules Vallès (1832-1885) |
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Il est difficile de comprendre quelque chose à la répartition des statues parisiennes, de savoir pourquoi on réserve aux plus belles promenades de Paris, à ses plus précieux jardins, aux Champs-Elysées, au Luxembourg, l'effigie d'un Armand Silvestre ou celle d'un Murger, et pourquoi on relègue dans un cimetière celle d'un Vallès. Certes, le tombeau est la place normale des statues et des bustes et il est tout naturel que se dresse là le monument par quoi on a voulu commémorer Jules Vallès ; mais n'était-ce pas aussi, à plus forte raison, celle de tant d'écrivains de second ordre qu'un enthousiasme aussi passager qu'irréfléchi a semés parmi nos pelouses pour l'ébahissement du peuple ? Je ne voudrais sur les places publiques, dans les jardins et dans les avenues, que les héros, héros de l'action, héros de la pensée. Il m'a toujours semblé que j'aimerais mieux rencontrer Descartes sous les arbres du Luxembourg, ou Richelieu aux Champs-Elysées, que ce Murger à qui on a toujours envie d'offrir un bock, ou ce Silvestre d'où on se détourne un peu pour ne pas entendre une plaisanterie malodorante ou, ce qui est peut-être pire, une intempestive invocation aux étoiles. Vallès au moins, s'il fut toujours un peu sec, fut également toujours sobre et toujours propre, même au fond de sa misère. Il fut bohème par force, non par goût. La pauvreté le tient par le cou, mais il retourne la tête vers elle et lui lance son sarcasme. Le révolté et même l'insurgé serait pour le peuple un exemple plus digne que l'humilité benoîte d'un Murger. Et puis, il s'agit d'écrivains, Vallès est d'une autre force et d'une autre verdeur que le chroniqueur de la fausse bohème. Je ne sais quels sentiments avaient pour Vallès un Barbey d'Aurevilly, un Veuillot mais ce sont des écrivains proches pour l'originalité du verbe et tous les trois également antipathiques : mais Vallès est le plus humain (« Jules Vallès », Nouvelles dissociations, Editions du Siècle, 1925, pp. 9-10) Jules Vallès vu par Jules Barbey d'Aurevilly :
... Les réfractaires de M. Jules Vallès n'appartiennent pas à la grande nature humaine. Ils sont aussi particuliers et locaux à leur manière que les plus corrompus, les plus dépravés des Chinois le sont à la leur. Ils sont exclusivement de Paris, comme les chiffonniers qui valent mieux qu'eux, comme les cocottes, ces autres réfractaires, qui ont aussi leurs historiens et leurs Vallès, non dégoûtés et quittant la place comme le Vallès d'aujourd'hui, mais au contraire voulant y entrer ! En dehors de Paris, en dehors de cette espèce de cuve qui a ses sorcières comme la marmite de Macbeth, mais plus jolies, et où tous les champignons gâtés du fumier civilisé bouillonnent incessamment sous le feu des plus diaboliques vanités, on ne sait pas et on ne comprendrait pas un seul mot de l'histoire que M. Vallès a écrite avec une verve poignante. [...] Il n'y a guère d'intérêt dans la peinture de M. Vallès que sa peinture. Or, cette peinture trouve son cadre trop tôt. Quand le grand Callot, qui, lui aussi, peignait des réfractaires, nous donnait ses fameux pauvres et ses bandits, c'était toute la société délabrée de son temps qu'il étreignait et qu'il maîtrisait sous son observation puissante, c'étaient toutes les misères lamentables ou grotesques abjectes ou terribles, que l'épouvantable guerre de Trente ans et les vices de cent avaient faites. Il n'avait pas que quelques types, que deux ou trois curiosités, deux ou trois variétés de la même figure. Mais M. Vallès n'a pas vu autant que Callot, et il ne peint que ce qu'il a vu. Ce n'est pas sa faute, mais c'est là peu de chose... Comme Callot, il a mis dans sa peinture ses souvenirs personnels, et il a eu raison. Je ne l'en blâme pas ! Les meilleures couleurs de nos palettes ne sont jamais que le sang qui coula de nos cœurs ? Seulement, ce que je lui reproche, c'est de n'avoir pas assez de souvenirs [...] c'est de ne tramer jamais que le boulet, trop lourd et trop rivé, d'un seul souvenir personnel. Le cas est triste. J'en voudrais au moins deux ! Un ombilic à regarder, ce n'est pas le tour du monde, quand vous le prendriez dans la panse même de Falstaff ! A force de se regarder le bout du nez, le plus beau visage finit par se donner un genre de regard qui ne doit pas faire beaucoup de conquêtes, et il faut se défier de la grimace à poste fixe du talent. Car M. Jules Vallès a du talent, et je tiens à ce qu'il ne nous le gâte pas et qu'il nous le conserve... Puisque j'ai parlé de Callot, je ne dirai pas, certes ! que M. Vallès a les immenses qualités pittoresques de ce peintre de réfractaires, ou sa noblesse inouïe quand l'objet qu'il retrace est bas, ou son idéalité restée toujours pure dans l'observation la plus exacte. Je ne dirai pas non plus qu'il ait la tragique impassibilité de Hogarth, de cet autre peintre de vices et de misères qui fut un moraliste comme M. Vallès ne l'est pas, mais je dis avec bonheur qu'il a la verve sombre, le feu noir, le nerf, le mordant, le trait brutal, qui viole, mais féconde, et l'amertume de la caricature, s'il n'en a pas toujours la gaîté. Evidemment, ce sont des dons cela, et je lui en sais d'autres encore. Ce meurt-de-faim d'hier, qui n'en mourra pas (heureusement !) et qui s'est repris par l'énergie à la famine, a dans son livre peut-être trop de cris d'estomac, mais il a aussi des cris de cœur. Les intestins n'empêchent pas les entrailles. Il est sensible, et il a souffert. On trouve chez lui de ces mots qui ressemblent à des sanglots qui crèvent, mais qu'il étouffe vite dans sa phrase crispée et rapide. En écrivant toute cette histoire qui fut un peu la sienne, il renfonce les larmes que Diderot laisserait couler ; Diderot qui écrivit l'histoire du réfractaire Neveu de Rameau, Diderot qui fit des sermons à un louis pièce pour manger, qui fut un réfractaire comme M. Vallès et qui n'en devint pas moins bourgeois de Paris, académicien, père de famille, un gros bonhomme en robe de chambre et en serre-tête comme un jour le sera peut-être M. Vallès. Dieu a tant d'esprit ! [...] (Nain jaune, 16 décembre 1865) ... et Jules Barbey d'Aurevilly vu par Jules Vallès : [...] Sur ces confins d'église rôde encore une individualité, mais tapageuse, celle-là, et qui fait le diable dans le bénitier. Notre homme a le goupillon vissé aux mains, et il le manie, suivant la circonstance, comme un fouet ou un casse-tête, il cravache avec le poil ou assomme avec le manche : c'est un rude gars, bien bâti, et qui le sait et qui veut qu'on le sache, galant d'ailleurs en sa brutalité ; il s'appelle Jules Barbey d'Aurevilly. Ah ! je hais ses théories ! Il aurait soufré la torche pour brûler Jean Huss et il signerait la mort des hérétiques avec une plume taillée au tranchant de la guillotine. Il a crié bravo à l'Inquisition et défendu la torture comme il l'aurait subie, insolemment. Quelques-uns disent qu'il n'est pas convaincu : ils se trompent ; mais son origine féodale l'a égaré. Il était fait non pas pour bénir les restes, mais pour couper le cou de Louis XVI. Ah ! les jurons du père Duchesne ne lui auraient pas fait peur, et Santerre avec tous ses tambours ne l'auraient pas fait taire ! Je le vois d'ici, échevelé, violent, pousser les troupeaux d'hommes à l'abattoir. Il laissait percer le bout de l'oreille montagnarde un jour. « Oui, me disait-il, on est séduit par la majesté sauvage de ces terribles proconsuls ! » Avec ces instincts de tribun, qu'est-il allé faire dans cette galère qui porte Jésus pâlot ! Du talent ! un talent bizarre, tourmenté et fier ! une phrase chamarrée sur toutes les coutures, bordée de rouge, galonnée d'or : à la Murat : à la Cambronne aussi ! Il ne recule devant rien ! Il voit juste d'ailleurs comme un Normand qu'il est, et pour juger ou peindre les passions humaines, il a la sensibilité d'une femme dans un corps d'athlète. Un homme ! mais qui, sur le Calvaire, fait l'effet d'un épouvantail contre les anges ! [...] (Le Courrier français, 19 août 1866) |