1. « Emile Verhaeren », La Revue des revues, 15 janvier 1896 & Le Livre des masques, 1896
2. « Emile Verhaeren », Promenades littéraires, 1904
3. « Emile Verhaeren », La Belgique littéraire, Crès, 1915

Verhaeren par F. Vallotton


1. « Emile Verhaeren », La Revue des revues, 15 janvier 1896, pp. 125-127 & Le Livre des masques, Mercure de France, 1896

ÉMILE VERHAEREN

De tous les poètes d'aujourd'hui, narcisses penchés le long de la rivière, M. Verhaeren est le moins complaisant à se laisser admirer. Il est rude, violent, maladroit. Occupé depuis vingt ans à forger un outil étrange et magique, il demeure dans une caverne de la montagne, martelant les fers rougis, radieux des reflets du feu, auréolé d'étincelles. C'est ainsi que l'on devrait le représenter, forgeron qui,

Comme s'il travaillait l'acier des âmes,
Martèle à grands coups pleins, les lames
Immenses de la patience et du silence.

Si on découvre sa demeure et qu'on l'interroge, il répond par une parabole dont chaque mot semble scandé sur l'enclume, et, pour conclure, il donne un grand coup du marteau lourd.

Quand il ne travaille pas dans sa forge, il s'en va par les campagnes, la tête et les bras nus, et les campagnes flamandes lui disent des secrets qu'elles n'ont encore dit à personne. Il voit des choses miraculeuses et n'en est pas étonné ; devant lui passent des êtres singuliers, des êtres que tout le monde coudoie sans le savoir, visibles pour lui seul. Il a rencontré le Vent de novembre :

Le vent sauvage de novembre,

Le vent,

L'avez-vous rencontré, le vent
Au carrefour des trois cents routes...?

Il a vu la Mort et plus d'une fois ; il a vu la Peur ; il a vu le Silence

S'asseoir immensément du côté de la nuit.

Le mot caractéristique de la poésie de M. Verhaeren, c'est le mot halluciné. De page en page, ce mot surgit ; un recueil tout entier, les Campagnes hallucinées, ne l'a pas délivré de cette obsession ; l'exorcisme n'était pas possible, car c'est la nature et l'essence même de M. Verhaeren d'être le poète halluciné. « Les sensations, disait Taine, sont des hallucinations vraies », mais où commence la vérité et où finit-elle ? Qui oserait la circonscrire ? Le poète, qui n'a pas de scrupules psychologiques, ne s'attarde pas au soin de partager les hallucinations en vraies et en fausses ; pour lui, elles sont toutes vraies, si elles sont aiguës ou fortes, et il les raconte avec ingénuité, et quand le récit est fait par M. Verhaeren, il est très beau. La beauté en art est un résultat relatif et qui s'obtient par le mélange d'éléments très divers, souvent les plus inattendus. De ces éléments, un seul est stable et permanent; il doit se retrouver dans toutes les combinaisons : c'est la nouveauté. Il faut qu'une œuvre d'art soit nouvelle, et on la reconnaît nouvelle tout simplement à ceci qu'elle vous donne une sensation non encore éprouvée.

Si elle ne donne pas cela, une œuvre, quelque parfaite qu'on la juge, est tout ce qu'il y a de pire et de méprisable ; elle est inutile et laide, puisque rien n'est plus absolument utile que la beauté. Chez M. Verhaeren, la beauté est faite de nouveauté et de puissance ; ce poète est un fort et, depuis ces Villes tentaculaires qui viennent de surgir avec la violence d'un soulèvement tellurique, nul n'oserait lui contester l'état et la gloire d'un grand poète. Peut-être n'a-t-il pas encore achevé tout à fait l'instrument magique qu'il forge depuis vingt ans. Peut-être n'est-il pas encore tout à fait maître de sa langue ; il est inégal ; il laisse ses plus belles pages s'alourdir d'épithètes inopportunes, et ses plus beaux poèmes s'empêtrer dans ce qu'on appelait jadis le prosaïsme. Pourtant l'impression reste, de puissance et de grandeur, et oui : c'est un grand poète. Écoutez ce fragment des Cathédrales :

Ô ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent
Comme des houles !

Les ostensoirs, ornés de soie,
Vers les villes échafaudées,
En toits de verre et de cristal,
Du haut du chœur sacerdotal,
Tendent la croix des gothiques idées.

Ils s'imposent dans l'or des clairs dimanches
Toussaint, Noël, Pâques et Pentecôtes blanches.
Ils s'imposent et dans l'or et dans l'encens et dans la fête
Du grand orgue battant du vol de ses tempêtes
Les chapiteaux rouges et les voûtes vermeilles,
Ils sont une âme, en du soleil,
Qui vit de vieux décor et d'antique mystère
Autoritaire.

Pourtant, dès que s'éteignent le cantique
Et l'antienne naïve et prismatique,
Un deuil d'encens évaporé s'empreint
Sur les trépieds d'argent et les autels d'airain,

Et les vitraux, grands de siècles agenouillés
Devant le Christ, avec leurs papes immobiles
Et leurs martyrs et leurs héros, semblant trembler
Au bruit d'un train hautain qui passe sur la ville.

M. Verhaeren paraît un fils direct de Victor Hugo, surtout en ses premières œuvres ; même après son évolution vers une poésie plus librement fiévreuse, il est encore resté romantique ; appliqué à son génie, ce mot garde toute sa splendeur et toute son éloquence. Voici, pour expliquer cela, quatre strophes évoquant les temps de jadis :

Jadis c'était la vie errante et somnambule,
A travers les matins et les soirs fabuleux,
Quand la droite de Dieu vers les Chanaans bleus
Traçait la route d'or au fond des crépuscules.

Jadis
c'était la vie énorme, exaspérée,
Sauvagement pendue aux crins des étalons,
Soudaine, avec de grands éclairs à ses talons
Et vers l'espace immense immensément cabrée.

Jadis
c'était la vie ardente, évocatoire ;
La Croix blanche de ciel, la Croix rouge d'enfer
Marchaient, à la clarté des armures de fer,
Chacune à travers sang, vers son ciel de victoire.

Jadis
c'était la vie écumante et livide,
Vécue et morte, à coups de crime et de tocsins,
Bataille entre eux, de proscripteurs et d'assassins,
Avec, au-dessus d'eux, la mort folle et splendide.

Ces vers sont tirés des Villages illusoires, écrits presque uniquement en vers libre assonancés et coupés selon un rythme haletant, mais M. Verhaeren, maître du vers libre, l'est aussi du vers romantique, auquel il sait imposer, sans le briser, l'effréné, le terrible galop de sa pensée, ivre d'images, de fantômes et de visions futures. (Le Livre des masques, 1896)

[Entoilage : Julie Morinière, Terminale littéraire, le 22 mars 2001, d'après le texte de la 9e édition, Mercure de France, 1917, pp. 33-38]

Verhaeren par Rouveyre.


2. « Emile Verhaeren », Promenades littéraires, Mercure de France, 1904

Verhaeren par P.- E. Vibert

EMILE VERHAEREN

La poésie de M. Verhaeren manque d'intimité. Elle est tout objective. On dirait qu'il a mis en vers, en beaux vers âpres et un peu fous, des traités de sociologie qu'il n'a pas osé écrire. Les Campagnes hallucinées : étude sur la condition présente, morale et matérielle, des paysans flamands ; les Villes tentaculaires : étude, parallèle à la première, de la vie dans une grande ville moderne. Les deux œuvres se relient par cette idée, qui ne sera réprouvée par aucun économiste : les campagnes se dépeuplent au profit des villes. Dans le langage grandiose et poétiquement imprécis de M. Verhaeren, cela se dit : les campagnes hallucinées sont happées et dévorées par les villes tentaculaires.

Le thème est ancien. Virgile le connaissait et en a même esquissé le développement. Mais Virgile aimait les paysages et les mœurs champêtres de sa patrie. M. Verhaeren les déteste. Il hait les paysans superstitieux, les plaines fiévreuses où ils vivent, la monotonie des routes plates, le soleil gris de cette Flandre ensevelie dans les brumes. Il hait également la ville, qui lui apparaît comme un enfer où des damnés ivres de mauvais alcool se livrent dans les rues sales à de bestiales joies.

Et ayant dit tout son dégoût, il lève les yeux vers l'avenir, vers les temps où les villes peut-être lâcheront leurs proies, où les campagnes se repeupleront d'êtres sains et doux, comme jadis, où

L'esprit des campagnes était l'esprit de Dieu.

Ce mysticisme socialiste date de dix ans. Cela fait bien des années, et je ne crois pas ni qu'il trouve maintenant beaucoup d'adhérents, ni qu'il traduise très fidèlement les idées présentes de M. Verhaeren. Il vient cependant de faire réimprimer ces deux poèmes (1), et nous pouvons les juger librement.

Le volume contient de belles choses, surtout dans la seconde partie; l'ensemble n'est pas séduisant. L'effort est considérable ; mais il demande au lecteur ingénu une application excessive. Cela tient à deux causes : l'objectivité constante et l'imprécision du langage. « On croit avoir présent devant soi, disait Gœthe, ce que je décris dans mes poésies ; j'ai dû cette qualité à l'habitude prise par mes yeux de regarder les objets avec attention, ce qui m'a donné aussi beaucoup de connaissances précieuses. » Le contraire exactement se dirait volontiers des poésies de M. Verhaeren. A aucun moment il ne réussit à nous mettre sous les yeux le tableau précis de ses visions. Tout le dessin reste noyé dans un vague magnifiquement brumeux, avec, ça et là, quelques rais de lumière rougeâtre, clair de lune dans le brouillard ou incendie lointain. L'œil de l'Allemand Gœthe était latin ; l'œil du Flamand Verhaeren est allemand.

Quelles sont ces campagnes dont il nous décrit la tristesse fiévreuse et les hontes blêmes ? Où s'étendent-elles dans la réalité ? Nulle part. C'est le poète qui est halluciné. Il n'a pas considéré les champs et les paysans avec patience ; il ne les a pas interrogés avec douceur; il est entré violemment dans l'âme de la nature et dans celle des hommes et il n'y a vu que ce qui était en lui-même : une colère de prophète contre la laideur de la nature et la méchanceté des hommes. Il monte sur le toit de sa maison et il invective l'horizon. Rien ne trouve grâce devant lui ; rien n'éveille sa sympathie : on croit entendre Ézéchiel.

Pour peindre les mœurs des grandes villes modernes, il emploie le même procédé. Quel tableau nous fait-il du paisible Bruxelles ! Tout lui est matière à étonnement. Quoi ! des chemins de fer, des tramways, des usines, des bars, des bazars, des filles dans les rues ! Quelles abominations ! Et il peint, à grands coups d'un pinceau trempé alternativement dans le noir et dans le rouge, ce tableau de décadence !

La sorte d'objectivité que je trouve en M. Verhaeren n'est pas celle que l'on a coutume d'observer. Elle ne consiste pas à faire abstraction de ses propres idées devant un spectacle réel et à le décrire avec exactitude, à la manière, par exemple, de M. Huysmans. M. Verhaeren procède à une opération préalable ; il envoie en avant ses sentiments, ses idées, il les mêle intimement aux choses qu'il va décrire : et c'est ce mélange qui forme le tableau singulier et énigmatique qu'il transpose dans ses vers. Ce qu'il voit, il le voit volontairement. Il n'accepte aucune surprise. Il est fermé à toute impression qui n'entrerait pas dans son plan. C'est de la poésie sociologique. Comme ce système, après tout, est celui de la Légende des siècles, on l'accepterait, s'il arrivait, entre les mains de M. Verhaeren, à créer des spectacles aussi visibles et aussi émouvants que ceux qu'a voulus Victor Hugo. Sa langue, très hardie, mais très imprécise, lui défend d'arriver à la netteté. Elle abonde en périphrases qui donnent vraiment un renouveau d'actualité au mot fameux : « Du Delille flamboyant » :

Des clartés rouges
Qui bougent,
Sur des poteaux et des grands mâts
Même à midi brûlent encore
Comme des œufs monstrueux d'or...

Quel est le mot de la charade ? Globe électrique ? Bec de gaz ? Il faudrait des notes. Et puis, est-ce la peine d'écrire « en vers libres » pour faire rimer rouge et bougent, comme les plus indigents parnassiens ? Ces deux rimes reviennent à plusieurs reprises dans le volume (pp. 10, 113, 163). Il y a pire, en fait de périphrases. Voici un exemple : qui « vend de la lumière en des boîtes d'un sou ». Ici l'énigme est « lumineuse » : il s'agit de boîtes d'allumettes ; mais que ces procédés de langage sont donc enfantins ! Dites donc, tout bonnement, abandonnant ces rhétoriques surannées, si vous avez besoin de dire cela : « Un aveugle, sous un bec de gaz, vendait des boîtes d'allumettes d'un sou », et cela serait beaucoup plus évocatoire que toutes ces métaphores qui sont borgnes d'un œil et de l'autre lancent des feux de diamants faux.

Je n'insisterai pas sur toutes sortes d'expressions défectueuses telles que : par à travers, par au-dessus ; ni sur des provincialismes comme une draine, une pueil (?). Cela n'est pas agréable, mais cela peut se corriger.

Telles sont, très sommairement exposées, les faiblesses de la poésie de M. Verhaeren. Il faudrait beaucoup plus de pages pour essayer d'en cataloguer les beautés. Ce poète incertain a des parties du grand poète. Même dans ce volume, qui n'est pas de ses meilleurs, il y a des poèmes superbes. M. Verhaeren, qui est un forgeron verbal souvent inhabile, n'en est pas moins un forgeron puissant, le plus puissant peut-être que nous ayons eu depuis Victor Hugo. Quel dommage qu'il n'ait pas vécu à Paris depuis sa vingtième année ! Tous les futurs poètes, tous les futurs écrivains de langue française, devraient venir à Paris, dès qu'ils sentent la vocation. Ainsi faisaient les Romains : ils venaient à Rome.

C'est à sa naissance, à son éducation, à sa culture, que M. Verhaeren doit les défauts qui nous choquent ; ils ne lui sont pas personnels, et c'est pourquoi ils ne diminuent que fort peu l'admiration qui est due à son génie tumultueux.

Pour apprécier justement M. Verhaeren, il faut renoncer à le considérer du point de vue français, à le comparer avec les poètes de notre race et de notre tradition. Remettons-le dans son milieu, et qu'il ne soit plus pour nous qu'un poète flamand qui se sert, pour traduire ses émotions flamandes, de la langue française.

Nous voilà, du même coup, devenus indulgents pour beaucoup d'erreurs qui froissaient notre sensibilité. Il ne sera plus question ni de mauvais goût, ni de naïveté, ni d'obscurité : ces défauts vont peut-être devenir, chez ce Flamand, les conditions même de son originalité. II sera intéressant de trouver dans M. Verhaeren une sorte de poésie dont précisément serait incapable un poète venu de la Lorraine ou de la Normandie.

Ce qui semble caractériser l'esprit flamand, c'est un mélange singulier de mysticisme et de sensualité, de douceur et de fougue, de révolte et de soumission. Mais on dirait cela très bien de la population parisienne du moyen âge. Précisément, les Flandres sont demeurées en partie soumises à l'esprit du moyen âge. Elles veulent à la fois la liberté sociale et la soumission religieuse. Elles font alterner les fêtes catholiques et les fêtes populaires. C'est un pays où l'on est dévot et gourmand, rêveur et sensuel, avare et dépensier, violent et doux.

M. Verhaeren a l'air de l'homme le plus doux, le plus timide. Et il est cela, vraiment, au fond comme au-dehors de lui-même. Mais, dès qu'il écrit, sa douceur éclate et fulmine. On dirait un de ces enfants peureux qui font un grand bruit, dans leur chambre solitaire, pour ne pas entendre les terribles murmures du silence. On dirait aussi, et la comparaison sera plus juste, un de ces moines paisibles et muets, obéissants et purs, qui, dès qu'ils pensaient au monde, à ses vices, à ses offenses envers Dieu, se répandaient en imprécations. M. Verhaeren, comme un mystique du XIVe siècle, entre volontiers dans de « saintes colères ». La crise passée, il redevient le sage rêveur ou le doux contemplateur.

De tels hommes sont nécessairement des croyants. Ils ont la foi, ou, du moins, ils ont une foi. Ce qui les fait sortir de leur silence, c'est le désir de contribuer à réaliser un idéal. Ils n'invectivent la vie que parce qu'ils la voient mauvaise, injuste, oppressive. Jadis ils en appelaient à Dieu, maintenant ils en appellent à l'avenir. C'est sur cette terre que leur idéal, croient-ils, régnera un jour. Les hommes ne seront pas toujours grossiers et méchants. Ils auront honte de l'avoir été ; ils baisseront la tête sous les outrages des poètes et des prophètes ; ensuite, ils n'auront plus les uns pour les autres que des sourires et des complaisances.

Les révolutionnaires mystiques sont des hommes de bon cœur et des hommes d'ordre. Seulement leur impatience se traduit trop souvent par de vilains cris et par des actes très laids. M. Verhaeren a dompté ses cris et les a pliés au rythme du vers français; cela fait une belle musique, un peu violente, même un peu sauvage, mais d'une noble allure, d'un large mouvement. Reprenons son dernier volume, les Villes tentaculaires ; nous y trouverons de superbes formules d'espérance, de confiance dans l'avenir :

Et qu'importent les maux et les heures démentes,
Et les cuves de vice où la cité fermente,
Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,
Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,
Qui soulève vers lui I'humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.

On comprend très bien que cette pièce ardente et convaincue aille au cœur de ceux qui croient au bonheur futur de l'humanité. Ils trouvent là leur rêve exprimé en beaux vers qui entrent facilement dans la mémoire. Quelle distance entre cette poésie et la vulgaire « poésie sociale » que l'on essaya de fabriquer pour le peuple !

C'est le même esprit, cependant, le même souci d'exalter les humbles, de les poser en créatures de l'avenir. Mais la beauté du vers fait oublier ce que cette conception a de puéril, et en même temps de dangereux. On lit dans ce poème, intitulé l'Ame de la ville :

O les siècles et les siècles sur cette ville !
Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs
Et la ville l'entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux.

Oui, sans doute, cette poésie manque d'intimité, et on n'emportera pas les livres de M. Verhaeren pour les lire à la campagne parmi les premiers lilas fleuris. Elle ne consolera nulle âme blessée de ses douleurs secrètes. Cependant elle peut donner aux jeunes gens épris de rêves sociaux la sensation que leurs idées ont trouvé un prophète.

Pour moi, je récite plus volontiers l'admirable sonnet de Baudelaire,

Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille...

mais les vers de M. Verhaeren n'en répondent pas moins très certainement à certains besoins intellectuels. Ils sont venus à l'heure où ils pouvaient être aimés et compris : il y a une beauté évidente dans cet accord entre un poète et une partie de la jeunesse.

Or, qui pouvait écrire une telle poésie ?

II fallait un Verhaeren, un homme des Flandres, un rêveur doux et violent, un croyant.

C'est bien ce que l'on appelle l'originalité : réaliser ce que nul autre ne pourrait réaliser. Ceux donc qui appellent M. Verhaeren un grand poète, ne se trompent guère. Il a, du moins, de la grandeur. Il est lui-même. Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, il faut l'admirer, et c'est ce que je fais, en m'excusant de n'avoir donné de mon sentiment que des motifs un peu sommaires.

1904

1. Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées. Paris, Société du Mercure de France, 1 vol. in-18, 1904.

[texte de la 13e édition, Mercure de France, 1922, pp. 216-227]




A consulter : Jean de Gourmont, « Emile Verhaeren », Les Marges n° 47