1. « Les Journaux », Mercure de France, 15 avril 1905, pp. 600-601


Sur Jules Verne (Le Gaulois, 4 avril). — Le poids du cerveau (Le Petit Temps, 25 mars, et Le Temps, 5 avril). — Le déplacement des saisons de la vie (L'Echo de Paris, 3 avril).

Le Gaulois a publié une intéressante appréciation du talent de Jules Verne ; en voici quelques lignes :

Il n'eut pas de style du tout, ce qui est la façon la plus simple de ne pas avoir un mauvais style. Il donna des noms différents à quatre ou cinq personnages, toujours les mêmes, qui symbolisaient la trahison, l'amitié fidèle, le savant explorateur, le Parisien transplanté, le gavroche étonné, l'Américain milliardaire, l'Anglais flegmatique. Ses héroïnes, ou mieux ses compagnes de héros, portant toutes la culotte de l'explorateur, n'ont qu'un charme en quelque sorte géographique, qui ne distrait point de l'action centrale. Les épisodes accessoires sont groupés et calculés de façon à servir la cause de la science, de la bonhomie et du patriotisme. Peu nombreux sont, il me semble, les auteurs qui méritent un aussi bel éloge....

Le réel est court, et le rêve qui tient au réel participe de sa brièveté. Il n'est pas très difficile de conjecturer que l'homme fera !a conquête de l'air, du fond des eaux, du sous-sol terrestre. Ce qui est malaisé, c'est de fournir le détail pittoresque de ces mirages de demain, c'est de greffer l'actualité sur le temps futur, c'est d'être familier dans la prophétie. Jules Verne remplit ces trois conditions, grâce à sa remarquable logique, à son bon sens de tout repos. Il est une démonstration vivante de cet axiome qu'il n'y a pas de poésie de l'avenir, que toute poésie nous vient du passé. Cela tient à ce que la nostalgie, la mélancolie des ruines sont le pain quotidien des poètes. Si j'avais à classer l'auteur du Docteur Ox, je le rangerais plutôt parmi les inventeurs.

En somme, il s'empara de Robinson, lui donna de l'ambition et des buts et fit de Vendredi un licencié ès sciences naturelles. Il ne négligea même pas le perroquet, qui, pourvu des connaissances indispensables, servit à boucher les trous du dialogue. De cette transposition d'un chef-d'œuvre, qui conservait le goût de l'aventure et parfois celui de la solitude, naquit la tumultueuse série de volumes dorés, joie de plusieurs générations d'écoliers. C'est un mérite que d'inaugurer un genre et de le porter à sa perfection. C'en est un autre que d'inspirer de l'enthousiasme à tant de sensibilités en formation, que de faire dire à des hommes mûrs : « Quel dommage de n'avoir plus dix-sept ans pour prendre encore plaisir au capitaine Hatteras ! » Jules Verne nous a tous arrachés aux bras charmants de la comtesse de Ségur pour nous transmettre, encore fiévreux des voyages extraordinaires, à l'enivrement des premiers romans défendus. C'est avec son aide et ses sages histoires que nous avons franchi l'adolescence. »

Suivent quelques considérations désobligeantes sur les imitateurs de Jules Verne et aussi sur un romancier anglais qui, sans imiter précisément Jules Verne, trouva cependant en lui son initiateur et son maître.

Il est même dommage que M. Wells ne se soit pas assimilé quelques-uns des procédés simplistes de l'auteur du Tour du Monde. Cela aurait donné à ses romans ces qualités d'ordre et de netteté qui leur manquent trop souvent. Mais M. Wells a d'autres mérites et aucun livre de Jules Verne n'a la valeur scientifique ou plutôt philosophique de la Machine à explorer le temps et de l'Ile du Docteur Moreau.

Comme le dit bien l'auteur anonyme de la notice que nous venons de citer, Jules Verne, conteur pour les enfants, apparaît surtout aux hommes tel qu'un inventeur. Le bateau sous-marin, en somme, lui appartient, et si l'on construit jamais un véritable vaisseau volant, ce sera selon le modèle et selon les principes que Jules Verne en a donnés dans un de ses romans, Robur le Conquérant, si je ne m'abuse.

Quand ses livres n'amuseront plus, il lui restera encore cette gloire d'avoir prévu des inventions qui peuvent modifier encore la face de la terre, — et la rendre encore un peu moins habitable.

R. DE BURY.