1. « Variétés. Sur un vers de Voltaire », Mercure de France, février 1901

2. « Le roi des Bulgares », Pendant l'orage, Champion, 1915

3. « Voltaire », Dans la tourmente, Crès, 1916

4. « Candide héros allemand », Pendant la Guerre. Lettres pour l'Argentine, 1917


1. « Variétés. Sur un vers de Voltaire », Mercure de France, février 1901, pp. 583-586 [texte disponible sur Gallica]


2. « Le roi des Bulgares », Pendant l'orage, Champion, 1915


LE ROI DES BULGARES

20 novembre 1914.

Le personnage que Voltaire appelle ainsi dans Candide n'est autre que Frédéric II. Les Bulgares n'existant pas comme nation à cette époque, il n'y eut aucune méprise et chacun reconnut le roi de Prusse. Voltaire le connaissait bien, ainsi que les mœurs de son armée, et voici ce qu'il en dit, au chapitre III de l'inimitable roman. Candide, ayant assisté à une terrible bataille entre les armées du roi des Bulgares et celles du roi des Abares, bataille où « les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer », sort de la cachette d'où il surveillait philosophiquement « cette boucherie héroïque » et se dirige vers la frontière hollandaise : « Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village abare que les Bulgares avaient brûlé selon les lois du droit public. Ici, des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; |à, des filles éventrées, après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi-brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre, à côté de bras et de jambes coupés. » Ne dirait-on pas l'aspect d'un village belge, après que les Allemands y eurent passé ? Voltaire a bien vu que ces actes barbares étaient considères par les Prussiens d'alors comme des manifestations du droit public. Je sais bien qu'il y a beaucoup d'ironie là-dedans et qu'il raille bien plutôt qu'il ne stigmatise les excès de la guerre, mais que les exemples qu'il en donne aient été empruntés aux mœurs des armées du « roi des Bulgares », c'est probablement que ces mœurs étaient déjà des modèles de cette barbarie.


3. « Voltaire », Dans la tourmente, Crès 1916

VOLTAIRE

3 Juillet 1915.

Depuis quelques années, la gloire de Voltaire a singulièrement reverdi ; la guerre actuelle aura même rendu à telles de ses œuvres une valeur d'intérêt ou de curiosité que l'on ne pensait pas qu'elles dussent reprendre. On croyait qu'il n'amusait plus, comme on avait cru qu'il n'instruirait plus jamais, et voilà que M. Salomon Reinach bâtit presque toute la partie moderne de son Histoire des religions sur l'Essai sur les mœurs, de Voltaire, et que M. Victor Tissot réimprime dans une collection populaire sa Vie privée du roi de Prusse, dont Macaulay disait : « C'est le pamphlet le plus mordant qui ait été jamais écrit. » Mais c'est encore autre chose, c'est l'exposé le plus clairvoyant des secrets et des pratiques de la politique prussienne, telle qu'elle fut fondée par le grand Frédéric. En somme, ce pamphlet de Voltaire se trouve parmi les préfaces les plus utiles à qui veut connaître, et c'est tout le monde aujourd'hui, « l'âme allemande » ; et Voltaire nous initie à cette connaissance, non pas au moyen d'un in-8° à l'embêtant pédantisme psychologique, mais par un pamphlet léger où tout est dit d'une façon spirituelle. C'est l'influence allemande, que nous avons si fort subie depuis quarante ans, qui nous a fait croire qu'il fallait être ennuyeux pour être substantiel, tandis que Voltaire lui-même nous avait enseigné le contraire. « Tous les genres sont bons, a-t-il dit, hors le genre ennuyeux », et il faut tenir bon là-dessus et se bien persuader qu'il y a plus de vraie philosophie dans Candide que dans la Critique de la raison pure. Après avoir presque tout détesté de Voltaire, j'en aime aujourd'hui à peu près tout, car je me suis aperçu, en le lisant, tout simplement, que cet homme, outre qu'il est un grand écrivain, est le type même du sage. Tout ce qu'il a loué méritait d'être loué et tout ce qu'il a bafoué mérite le mépris. C'est peut-être l'esprit le plus sûr que je connaisse et quoique disent les sots, le moins superficiel. S'il a parlé de tout, c'est qu'il savait tout. Lisez-le. Voltaire est un étonnement.


4. « Candide héros allemand », Pendant la Guerre. Lettres pour l'Argentine, Mercure de France, 1917, pp. 165-178

CANDIDE
HÉROS ALLEMAND

C'est de Voltaire qu'il s'agit. On le croyait enseveli sous l'indifférence et voilà qu'il ressuscite. Avant la guerre, on s'occupait déjà de la publication de ses œuvres inédites et, depuis la guerre, c'est un des noms le plus souvent cités à cause de ses relations avec Frédéric II. On a même esquissé à ce propos une défense de son patriotisme fort malmené traditionnellement par les partis réactionnaires. Dans l'année où la guerre allait éclater, on venait de réimprimer ses Mémoires, qui ne l'avaient pas été depuis fort longtemps, et on préparait une luxueuse réédition de Candide , le plus célèbre de ses ouvrages et celui qui reste le plus vivant, celui qui excite encore au plus haut point la curiosité.

J'ai voulu relire le livre auquel on faisait cet honneur et dont la préoccupation, me disait-on, hantait encore l'éditeur, au milieu des tragiques circonstances du moment. Il y est question d'ailleurs de beaucoup des mêmes choses dont on est bien forcé de s'occuper aujourd'hui, des Prussiens du temps de Voltaire qui sont devenus les Allemands d'aujourd'hui, de leurs soldats, de leurs méthodes, de leurs mœurs, de tout un lot de constatations et d'idées que le temps n'a fait que rajeunir. Pour cela, et aussi pour voir s'il n'avait pas tout de même vieilli un peu, j'ai voulu relire Candide. Je l'ai relu et j'ai vu qu'il avait assurément traversé un siècle et demi sans dommage. D'actualité, en ce moment, comme à l'époque où il parut, il a acquis avec les années je ne sais quel intérêt nouveau.

C'est un pamphlet et un traité de philosophie. A quel âge ou sous quel climat qu'on le lise, on le trouve toujours amusant et on s'y instruit toujours. C'est, dira-t-on, un livre scandaleux. Oui, si c'est être scandaleux que de dire tout haut des choses sur lesquelles tout le monde dispute tout bas. Je reconnais qu'il n'est pas fait pour les prudes, pour ceux qui ne conçoivent la vie que comme un long exercice d'hypocrisie. Mais il est fait pour ceux, bien plus nombreux qu'on ne croit, qui la veulent regarder en face, et qui veulent rire de ses horreurs pour n'avoir pas la tristesse d'avoir à en pleurer. Candide est le type du roman goguenard qui de tout temps a convenu au caractère français et qui ne déplaît pas non plus au caractère espagnol, quoique beaucoup plus grave, ou au caractère italien, quoique beaucoup plus passionné. Les pays qui ont produit Don Quichotte et le Roland furieux ne peuvent pas détester Candide qui est, lui aussi, un travestissement de la vie et une parodie des sentiments qui la traversent, quelquefois en l'ennoblissant, toujours en la faisant plus douloureuse. Ce qui fait le caractère particulier de Candide, c'est l'absence de poésie et c'est ce qui en fait aussi l'infériorité. Cela a passé pendant plus d'un siècle pour être la marque même du génie français, ce qui n'est qu'à moitié vrai, car il y a tout de même dans le caractère français un coin sensible à l'émotion et au pathétique, comme on l'a bien vu au siècle suivant, celui qui n'était plus voltairien. Candide, qui est terriblement voltairien, étant Voltaire lui-même, ignore donc toute poésie, quoique non pas tout sentiment et c'est, il faut bien le dire, une des causes pourquoi il est accepté par certains esprits qui le désapprouveraient s'il était conçu sur un mode moins plaisant. Ils disent : un livre qui fait rire n'est jamais un livre immoral. Le vrai livre immoral ne fait jamais rire. Il émeut, il trouble, il fait penser ou il fait rêver, ce qui n'arrive guère au livre amusant. Ces gens se trompent bien un peu. Candide est amusant et s'il ne trouble ni n'émeut, s'il ne fait pas rêver, il ne laisse pas d'éveiller la pensée. Il ne faut pas s'y tromper: Candide dévoile l' hypocrisie sur laquelle la société humaine est fondée et ce n'est pas trop du tour plaisant sur lequel sont contées les aventures qui s'y déroulent pour faire accepter sa hardiesse. Mais il y a quelque chose de juste dans l'appréciation des admirateurs timides de ce petit livre et cette hardiesse est si bien voilée par le comique transcendant des situations qu'on ose à peine s'y arrêter et qu'on ne le fait qu'à regret : on aime mieux courir le monde à la suite du héros plaisant et de ses compagnons que de lever de temps en temps la tête et de fermer les yeux pour réfléchir trop consciemment. Mais on ne réfléchit pas que consciemment. On réfléchit aussi sans le vouloir et même sans le savoir. C'est même ainsi que la réflexion se fait le plus utile pour l'esprit, parce qu'elle y pénètre davantage et suscite une foule d'autres réflexions complémentaires. Après avoir réfléchi quelque temps de cette manière-là, il arrive qu'on se réveille un matin avec des pensées d'une couleur différente de l'habitude. Cela fait que le monde est différent, que les choses nous semblent avoir pris entre elles des rapports qu'elles n'avaient pas. Candide, sans en avoir l'air, est un livre créateur de valeurs. Ce petit livre de rien, conte en l'air et plaisante divagation, est en effet tout plein de force philosophique.

Candide est un résumé de l'expérience de Voltaire. Il nous montre l'homme acharné à l'espérance, toujours malheureux et attendant toujours les jours de bonheur qu'il est persuadé qui lui sont dus. Et c'est ce qui complète l'ironie de la satire en semblant donner raison à l'optimisme leibnizien qu'il raille ; ils viennent en effet, ces jours de bonheur, mais ils viennent trop tard : l'amant retrouve sa maîtresse, mais grossie et fanée ; le philosophe optimiste peut enfin jouir du repos, mais c'est avec un œil de moins et une santé délabrée. Enfin tout le monde est arrivé au port, mais dans quel état ! Si la vie est celle que subissent Candide et ses compagnons, on peut en effet espérer un moindre malheur vers la fin de ses jours, une sorte de compensation des maux anciens versée par l'oubli et par la paix. L'homme qui termine sa destinée en « cultivant son jardin » n'aura pas tout à fait été à plaindre.

Candide, comme les autres récits de Voltaire, comme Zadig, comme Micromegas, n'est que très peu un roman, comme nous l'entendons maintenant. Nous ne supportons pas à ce point les aventures invraisemblables, nous les voulons plus humaines et plus conformes à la destinée. C'est, comme on disait autrefois, un conte « fait à plaisir », où l'auteur n'a cherché à suivre en aucune façon la logique ordinaire de la vie. C'est aussi un pamphlet.

Hormis quelques œuvres d'histoire où il s'est particulièrement surveillé, c'est à cela que sa verve l'entraîne à chaque instant. Le trait satirique se mêle à toutes ses imaginations, comme à tous ses raisonnements. Il faut qu'il se moque de quelqu'un ou de quelque chose. Il faut qu'il ridiculise les vivants ou les morts. Les « têtes de Turc » de Voltaire dans Candide, sont Leibniz qui a eu la naïveté de représenter la création comme le meilleur des mondes possibles, les Jésuites, naturellement, la Prusse de Frédéric II et l'armée prussienne, le système de colonisation des Espagnols, l'Inquisition et, d'une façon générale, l'ordre social de son temps, toutes choses, après tout, qui prêtent encore à la critique et même à la raillerie, car Voltaire a un esprit excessif, mais toujours juste, ce qui fait que ceux qui ont la patience de le lire, n'importe où sont forcés de trouver que cet homme diabolique n'a nullement vieilli et s'est rarement trompé. Récemment un érudit notoire, M. Salomon Reinach, voulant faire une histoire générale des religions, n'a pas trouvé, pour le tableau du christianisme dans l'Europe moderne, de meilleur guide que Voltaire, dont l' Essai sur les mœurs est la plus lucide et la plus logique histoire de la civilisation. Candide, sous une forme à peine plus légère, est un chapitre de ce livre auquel Voltaire a travaillé toute sa vie.

Le jeune héros de ce conte, qui est aussi celui de la persévérance, de la croyance philosophique et aussi de la naïveté, était un Allemand. Il passait pour le fils de la sœur de M. le baron, lequel était un rude seigneur qui ne voulut jamais donner sa sœur au gentilhomme des environs qui lui faisait la cour, parce qu'il ne pouvait prouver une noblesse assez ancienne et assez riche en quartiers. Ceci est déjà un trait allemand, car il n'est pas de pays où l'on ait poussé si loin la vanité nobiliaire. Et voyez comme le dessin du personnage est achevé : « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait des portes et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute, dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand-aumônier. Ils l'appelaient tous Monseigneur et ils riaient quand il faisait des contes. » La baronne, cela ne se voit qu'en Allemagne et en Turquie, pesait trois cent cinquante livres et « s'attirait par là une grande considération ». Ces personnages, si bien peints d'un mot, on ne les reverra plus. Les autres sont le précepteur Pangloss, Candide, son élève, et Mademoiselle Cunégonde, la fille de la maison. Tel est le trio dont on saura les aventures. Comme Pangloss est le philosophe de l'optimisme, il faudra lui adjoindre, après quelques aventures préliminaires, un philosophe plus raisonnable, c'est-à-dire qui incline plutôt vers le pessimisme, mais dont la profession spirituelle est d'être « manichéen ». Martin complète Pangloss ou plutôt se substitue à lui, qui ne se retrouve qu'à la fin, pour jouir enfin du fruit de sa philosophie. Dans le cours du livre, le rôle de Pangloss est dévolu à son élève Candide : c'est lui qui représente la philosophie honnête et confiante, celle qui ne doute jamais et s'en remet à Dieu de faire régner la vertu sur la terre, ce qui arrive rarement. Le jeune Candide devient amoureux de Cunégonde, nécessairement, et Cunégonde le devient de Candide ; mais, premier accroc à la philosophie du mieux dans le meilleur des mondes possibles, les amants sont séparés à l'instant, Cunégonde fouettée et Candide mis à la porte. Candide s'en va et tombe aux mains des serviteurs qui en font un soldat du roi de Prusse, celui que, dans le roman, Voltaire appelle le roi des Bulgares. On s'y tromperait aujourd'hui, mais alors il n'y avait pas de Bulgarie ni de Bulgares. Voici donc comment on dressait un soldat pour la Prusse, quand on avait capté une recrue, ce qui ne demandait que la ruse de le faire boire et de l'enivrer. « On lui met sur le champ les fers aux pieds et on le mène au régiment. » On lui fait faire l'exercice et on lui donne ensuite trente coups de bâton. « Le lendemain, il fait l'exercice un peu moins mal et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix et il est regardé par ses camarades comme un prodige. » Bientôt c'est la guerre et c'est la bataille. Elle déconcerte un peu l'élève de Pangloss. « Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cache du mieux qu'il peut pendant cette boucherie héroïque. » Les jeunes philosophes d'aujourd'hui sont plus braves, mais Candide vivait à une époque où l'on n'exigeait pas cette vertu de la part des héros de roman et, enjambant les morts et les mourants, les filles violées et les vieillards coupés en morceaux, il réussit à s'enfuir et gagne la Hollande, où l'accueil charitable qu'il reçoit d'un anabaptiste le réconcilie un peu avec la vie qu'il avait un peu cessé de considérer comme la meilleure des vies dans le meilleur des mondes possibles. Cependant une rencontre inopinée qu'il fait le replonge dans les affres du doute : il retrouve Pangloss, mais dans quel état de maladie et de misère ! Le philosophe est toujours optimiste, mais son visage défiguré, ses vêtements usés donnent un singulier démenti à ses principes si consolants : Candide néanmoins en reçoit de nouvelles paroles qui lui remontent le moral philosophique et ... Mais j'arrête ici une analyse qui est plutôt une trahison de cette œuvre où pas un mot n'est de trop, où tout détail a sa valeur. Je n'ai voulu qu'indiquer ceci, que trois ou quatre personnages eussent parfaitement suffi à Voltaire pour passer en revue les événements du monde entier et qu'il n'a augmenté sa collection chemin faisant que pour le plaisir de diriger sur les hommes quelques nouveaux traits satiriques. Le tremblement de terre de Lisbonne vient d'avoir lieu : les deux amis, qui se sont retrouvés d'une façon si singulière, passeront par Lisbonne. A Lisbonne, on trouve des inquisiteurs et des Jésuites ; l'occasion est excellente pour en parler comme il faut. On n'a pas entendu parler de Cunégonde depuis les premières pages du livre. Quand on apprend qu'elle a été violée par les soldats dans un château saccagé, mais qu'elle a trouvé une position sociale à Lisbonne, où elle est la maîtresse du grand inquisiteur, on se sent mieux disposé à louer la providence qui, en effet, d'un mal sait tirer un grand bien. Quand Cunégonde sera arrivée au termes de ses aventures, qu'elle aura de Lisbonne atteint Constantinople en passant par Buenos-Aires, elle aura passé par bien des mains et perdu beaucoup de sa fraîcheur, mais Candide est un amant trop naïvement philosophique pour s'émouvoir de si peu. Il la possède enfin et Dieu, confesse-t-il à la fin, a bien fait les choses. Pangloss triomphe, mais quel philosophe eut jamais un disciple aussi ingénu et aussi facile à contenter ?

Les réflexions qui montent à l'esprit pendant qu'on lit ce conte amusant et après qu'on l'a lu, surtout, sont d'une nature beaucoup plus élevée que le conte lui-même. Mais, de quelque façon qu'on les retourne, on n'arrive que difficilement à s'en rendre maître. Un philosophe anglais, il y a quelques années, les a exposées très sérieusement, ce qui n'est pas la manière de Voltaire, dans un livre intitulé : La vie vaut-elle la peine d'être vécue ? Si la réponse est dans Candide, il faudrait encore répondre affirmativement, car les malheurs qui sont la trame de la petite épopée ne sont jamais poussés jusqu'au bout ; ce ne sont que des malheurs que l'on ne fait que traverser et qui, pour constituer de mauvais souvenirs, ne sont jamais que cela. La vie ordinaire qui en apporte rarement d'aussi étonnants en apporte assez souvent de plus pénibles. On veut bien vivre la vie de Candide, parce qu'elle a une fin heureuse, parce qu'on devine qu'il va doucement finir ses jours en « cultivant son jardin » et en regardant mourir le soleil, ce qui est l'idéal de bien des braves gens, mais cette vie-là, ainsi que celle de ses compagnons, peut être considérée, malgré les incidents qui la traversent, comme plus heureuse que la plupart des vies humaines. Je considère, en effet, Candide comme un livre optimiste, bien que cela ne soit pas le sentiment unanime. Regardons aujourd'hui autour de nous, et l'on verra bien des exemplaires de Candide et même de Pangloss. Un homme qui a passé de longs mois à se battre, bravé toutes les mitrailles et toutes les maladies, et qui n'est revenu de là qu'avec un membre de moins, qu'avec une santé fort diminuée est considéré par tous et par lui-même comme un homme qui n'a pas eu une trop mauvaise destinée. Il en est revenu et tous n'en sont pas revenus. Tel est le sentiment général. La conclusion serait donc, non pas que le monde est le meilleur des mondes possibles, mais qu'il pourrait être encore bien plus mauvais qu'il n'est. Ce ne sera toutefois pas l'avis de tant de réfugiés, de tant de veuves et d'orphelins. Ce ne sera pas non plus l'avis de la partie qui sera vaincue. Ce sera-t-il même l'avis de celle qui aura la victoire ? Mais il ne faut pas permettre qu'un cataclysme — qui n'est, en somme, qu'un accident — influe sur le jugement que l'on doit avoir du monde. Il n'en était pas besoin, d'ailleurs, pour dicter au philosophe son impression dernière, qui est que la vie est tolérable pour qui sait la conduire, mais que peu de gens le savent et aussi, ce qui est pire, que peu de gens le peuvent.

[texte communiqué par Hans-Ulrich Seifert]