L'Art social (1891-) |
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Première année, n°9, août 1892, pp. 211-212 LETTRE En réponse à une note (1) parue dans le précédent numéro de l'Art social, M. Remy de Gourmont a adressé à M. Gabriel De La Salle la lettre suivante : Elle m'a beaucoup frappé, Monsieur et cher confrère, la note signée G. D. qui, dans l'Art social, me reproche l'idée et surtout le ton de mon article : LA FÊTE NATIONALE. C'est mon pessimisme, n'est-ce pas, ma médiocre foi en de prochaines améliorations que vous critiquez ? Je suis pourtant très capable d'enthousiasme, surtout quand il s'agit, non de réalités, mais de possibilités, et la perspective d'un dérangement et d'un réarangement [sic] social m'enchanterait, si vraiment j'en percevais dans le brouillard du Demain un net croquis. Mais que nous sommes loin de ce qui sera, si quelque chose de nouveau, (comme je l'espère,) doit être. Entre ce Jour présent et ce Demain il y a place, je le crois, pour encore bien des ironies, et, grossir la méchante médiocrité des bas seigneurs d'aujourd'hui, l'exagérer jusqu'au plus honteux crime, le crime de couper les fleurs pour que les fleurs ne fleurissent pas, et leur dire : vous êtes capables même de cela, et les railler jusqu'au sang (dont ils ont si grand peur, parce qu'une goutte suit une autre goutte et que, la source surgie, rien ne peut la refréner,) n'est-ce point l'affirmation (avec les menaces) d'un règne mauvais et par conséquent destructible ! Il faut surtout leur faire peur : ce sont des lâches ; et ils ont peur de l'ironie, ne la comprenant guère. Quant au « populaire », il n'en fut pas question, malgré les mots, en ce dévergondage (trop sanglant.) Le peuple est un grand Innocent qui n'avait rien à faire en un débat où il s'agit, vous l'avez bien vu de vainqueurs et de vaincus. La Matérialité est victorieuse : c'est un fait mais que l'Esprit, même opprimé par la plus brutale force ne désarme pas ; n'est-ce point ce qu'il faut d'abord ? Pour s'exprimer différemment du mode qui plaît à vos habitudes d'esprit, mon horreur du présent n'est pas moindre que la vôtre. Laissez-moi mon rôle, même s'il doit être un peu sinistre : il me plaît. Voilà, Monsieur, quelques obscurités de plus, je le crains, ajoutées à un article peu fait, je le reconnais, pour satisfaire les nobles croyants que vous êtes ; mais à votre critique, si sympathiquement exprimée, j'ai voulu répondre quelque chose ! Afin, au moins, de vous assurer que telle divergence de lignes entre votre voie et la mienne n'est, sans aucun doute, qu'accidentelle, et d'avoir un prétexte à vous affirmer mes sentiments de cordiale confraternité. Remy de Gourmont. (1) « Du Mercure de France, précédant des vers de G. Albert Aurier et d'Albert Samain, un article de Rémy de Gourmont : Fête nationale, qui nous a mis en l'âme une grande tristesse. Oh ! cher confrère, pourquoi perdre votre temps à rire d'une situation douloureuse et à demander, même plaisamment, la décapitation des aristocrates de la pensée ? N'avez-vous pas entendu que votre rire bruissait comme des sanglots de vaincu ? Pas d'ironies tragiques ; pas de têtes offertes en holocauste à l'ignorant populaire, mais, plutôt, la volonté grande de faire entrer en ces têtes que vous voudriez que l'on coupât, un généreux désir de vaincre, avec l'art comme arme, le minotaure bourgeois et de conquérir Demain. », G. D. (Georges Diamandy), « Les Revues », L'Art social, n°8, juillet 1892, p. 200. [texte entoilé par Mikaël Lugan, décembre 2007] Deuxième année, janvier 1893, pp. 30-31 Les Revues L'avant-dernier fascicule des ESSAIS D'ART LIBRE publie un ouvrage de M. Remy de Gourmont ; il a pour titre Lilith. C'est une sorte de mystère dont le sujet est emprunté à la Bible et au Talmud. Les choses et les animaux viennent d'être créés ; les chœurs célestes chantent la Puissance et la Sagesse de Dieu. Pourtant le monde est incomplet, il lui manque un roi, qui, participant de la Matière et de l'Esprit, les relie et les subordonne l'une à l'autre. Ce roi, Jéhovah le façonne de ses mains avec de l'argile et l'anime de son souffle. Les Trônes et les Chérubins adorent la volonté et l'œuvre divines. Seul, Satan refuse de s'incliner devant l'Homme, dont il envie la domination. Dieu le maudit pour son orgueil et le précipite dans l'Enfer avec les anges rebelles. Sitôt créé, Adam prend conscience de l'univers qu'il représente. La joie de connaître le satisfait d'abord, mais il ne tarde pas à s'ennuyer ; un désir obscur l'alanguit, qui ne se précise sur aucun objet, impérieux cependant, et douloureux comme un effort inutile vers l'inconnu. Lassé de mélancolie, il s'endort. Jéhovah, que la lutte contre Satan a détourné de sa dernière créature, songe à elle de nouveau après son triomphe. Il veut lui donner une compagne. Des restes de la glaise qui a servi à pétrir l'homme, il forme Lilith. Seulement, ces restes ne suffisent pas, la tête demeure inachevée. Alors, « il puise dans le ventre où un trou se creuse » et avec cette poignée d'argile modèle le cerveau. Ainsi consubstantiel au sexe, le cerveau de Lilith n'est l'organe que d'appétits luxurieux. Son premier cri implore les caresses de l'homme. Jéhovah, consterné, la livre à Satan, afin qu'elle ne corrompe pas Adam de ses instincts, et médite sur les moyens de réparer cette erreur. Il inspire à Adam un profond sommeil et lui arrache une côte pour en faire Eve. Tandis que Satan et Lilith inventent de monstrueuses débauches, d'où naîtront Sodome et Gomorrhe, Adam et Eve vivent de l'éternelle idylle de l'Amour. La scène est d'un admirable symbolisme. Les divers moments de l'initiation s'y trouvent notés synthétiquement avec une rare sûreté dans le choix des détails évocateurs, avec un charme profond de poésie. Cela rappelle à la fois le « Cantique des cantiques » et « Daphnis et Chloé ». Le bonheur des terrestres amants irrite le couple infernal d'une jalousie furieuse. Destinée à l'homme, les baisers diaboliques laissent Lilith inassouvie. Satan, dépité, se vengera sur Adam et Eve, il leur fera perdre la Paradis. Le récit de la Tentation et de la Chute est conforme à celui de la Genèse. Après leur désobéissance et la malédiction de Dieu, les deux exilés s'éloignent. « Entre eux commence la légende de l'Age d'or. Ils la répètent afin de l'apprendre un jour à leurs enfants et aux enfants de leurs enfants, et ils vont tristes et fiers du bonheur mystique dont le coloris d'aurore s'avive en leur souvenir ». Les voici, désolés, sur le bord de l'Euphrate. Eve, qui ne sait que son cœur, croit et espère dans la bonté de Jéhovah. Mais Adam, dont la raison s'éveille, impuissant à résoudre la terrible antinomie de sa liberté absolue et de son intelligence bornée, récrimine et blasphème. Son impiété se traduit en des aspirations panthéistes. Les paroles consolatrices d'un ange l'amènent à une demi-résignation. Par Eve, désormais féconde, il connaîtra la joie sublime de créer. Et la promesse d'un Rédempteur issu de son sang lui rendra moins amer l'abandon de la femme devenue mère. Toutefois, la faute originelle sera suivie d'autres fautes. Satan et Lilith induisent Eve et Adam en adultère. Le Mal régnera-t-il donc à jamais sur les hommes ? Non, car le Messie viendra, il les délivrera de l'esclavage et il leur révélera la Loi d'amour. Déjà, comme un signe gracieux d'espoir, l'Arbre est en fleurs qui sera la Croix de Salut. Telle est, analysée avec trop de sècheresse, cette œuvre vraiment originale et d'un art exquis. Elle offre un curieux mélange de mysticisme ingénu et de sensualisme pervers, d'élévation lyrique et de savoureuse familiarité. M. de Gourmont silhouettait naguère, dans un article joliment ironique des Essais, le Monsieur conscient et fier de son intelligence. Lilith sera une belle occasion de « se pavaner » pour celui-là, « Celui qui ne comprend pas ». E[mile] P[ortal] [texte entoilé par Mikaël Lugan, décembre 2007] |