NoirLe charme inattendu d'un bijou rose et noir. BAUDELAIRE. La plus belle fleur que Duclos avait jamais vue était un dahlia noir. C'était dans le jardin public d'une petite ville de Normandie, un jardin de tulipes, de pâquerettes, de glycines, de charmilles et d'orangers, un jardin où la plante rare, surgie d'entre les plantes connues, semblait vraiment rare, exceptionnelle et belle. Qu'une touffe de violettes blanches ferait bien dans une serre torride, parmi la singularité des orchidées ! Qu'une orchidée est agréable et comme elle saisit étrangement les yeux dans un grand jardin de province, où rient trois enfants, où un ecclésiastique, qui vient d'achever son bréviaire, échange des phrases timorées avec deux vieilles dames en noir ! Ce jardin était beau et frais, élégant comme une jeune femme qui va peut-être trouver l'amour, car on trouve bien le trèfle à quatre feuilles. Ses plates-bandes et ses corbeilles dosaient avec goût les fleurs de serre qui viennent prendre l'air, et les fleurs rustiques qui couchent dehors, celles qui ferment à la nuit les yeux qu'elles ouvrent au soleil, celles qui ont toujours un nouveau sourire pour remplacer celui qui se meurt et celles qui se donnent toutes, tout d'un coup, d'un seul grand baiser. Il y avait aussi beaucoup d'arbres, et même des frênes, des saules et des osiers rouges, parmi les lilas, les boules de neige et les roses de Jéricho. Il y avait des pelouses, des bassins, des jets d'eau, des poissons rouges et des poissons blancs. Il y avait des fleurs noires. Tout l'été qu'il passa dans cette petite ville, Duclos vint, chaque matin, se promener dans l'allée des dahlias. Il avait l'air d'un inspecteur des fleurs. Il les examinait une à une, accueillant les nouvelles venues, déplorant le destin de celles qui allaient mourir. Il s'arrêtait longtemps devant la touffe des dahlias noirs. Une fleur noire est noire. C'est un morceau de velours noir découpé en forme de fleur, et rien de plus. Les dahlias noirs sont simples ou doubles, comme tous les dahlias. Les dahlias doubles sont des boules tuyautées, raides et qui semblent en métal ou en toile passée à l'empois et bien calamistrée. Les dahlias simples ont la forme d'un soleil ou d'un ostensoir et semblent, du haut de leur tige verte, répandre une bénédiction amicale. Ils ont un œil, et presque toujours, dans les dahlias noirs, un œil jaune, un louis d'or insolent posé au centre du soleil de velours noir. Ils font peur, parce qu'ils semblent vivre, et que c'est contraire à la nature des fleurs, qui ne doivent être que des choses, de jolies choses. Cependant les dahlias noirs qui exaltaient Duclos tous les matins, dans le grand jardin solitaire, n'avaient pas d'œil : des pétales frisés s'entrecroisaient au-dessus du mystère des étamines et des pistils. "Cette fleur n'est qu'une idée, elle est un désir. Est-elle une fleur ?" Un jour il eut une surprise. Un petit liseron rose avait glissé sa tige souple entre les pétales d'un grand dahlia, et il venait de s'ouvrir au centre de la fleur, il avait osé mettre parmi cette nuit de velours noir la caresse d'une nacre charnelle. "... Et moi, se disait-il, qui n'avais jamais compris le vers de Baudelaire... Non, c'est impossible... Adieu, fleur innocente qui offenses la paix de mon cœur... Qui vais-je aimer, puisque tu n'es pas une femme et puisque ce pays est un désert d'amour ?" Il s'en alla fort mécontent, les yeux baissés, poussant du pied et du bout de sa canne les petits cailloux, méditant sur ces désaccords de la pensée et de l'acte qui rendent si difficiles et si rares les réalisations agréables. "Le désir ne vient presque jamais à propos. On n'a envie que de l'impossible, de l'eau qui fuit, de l'oiseau qui s'envole, de la femme qui rentre et referme brusquement sa porte. La sagesse serait de ne jamais désirer que le morceau de pain que l'on porte à sa bouche. Et encore qui sait si le gosier ne va pas se contracter au passage ? Alors, ne désirer que ce qui est accompli, accepter le hasard et revivre les moments qui furent heureux..." Un cri arrêta ses divagations. Il regarda, aperçut, assise sur un banc, devant lui, une jeune femme qui, le bas de la robe un peu relevé, tâtait sa cheville avec inquiétude, au-dessus d'un soulier blanc. Le bas était noir. Duclos n'était pas timide. Pendant qu'il s'inclinait, le chapeau à la main, expliquant la méchanceté des petits cailloux que l'on pousse du pied, il observait la sévérité d'une toilette qui l'enchanta. Tout était noir et blanc, sauf, au cou, la lueur d'un ruban rose, tout pareil, de nuance, au liseron qui s'ouvrait, là-bas, sur le cœur du dahlia noir. Près de la dame, une brochure de théâtre, jaune et un peu salie. Il rapprocha cela d'une grande affiche qu'il avait aperçue le matin, et, ivre encore de sa fleur et de son désir, il murmura, regardant le cou, qui était frais, puis le visage mat et doré, les yeux très sombres : Le charme inattendu d'un bijou rose et noir. Un sourire un peu forcé lui répondit. Ils parlèrent théâtre. On n'eut point l'air fâché qu'il prît place sur le banc. Cette stupidité ! dit la dame, en roulant la brochure. Alors, il lui récita des vers : O musique, musique des arbres, Elle le regarda bientôt avec des yeux attendris. De longs sifflements. Le train passa en grondant. La gare est tout près, dit Duclos. On descend un petit escalier. Nous avons l'après-midi, murmura la dame. Je vous aime ! dit le jeune homme. Pourquoi pas ? répondit la dame. Qui sait ? Qui sait? Ils se levèrent du même accord. En passant devant le grand dahlia noir, noir et rose, maintenant, Duclos s'arrêta, et montrant la fleur : Je vous aime, parce que j'aime cette fleur noire et rose. Je vous aime, parce que vous êtes les deux sœurs. Et moi qui ai pleuré ce matin, dit-elle. La méchanceté des hommes... Tous les hommes ne sont pas méchants. Ils se regardèrent longtemps, puis se prirent les mains. Etes-vous mon destin ? Peut-être, répondit-elle. Elle ajouta encore, comme la première fois : Qui sait ? Vite, dit Duclos, voici l'heure. Ils descendirent rapidement le petit escalier de la gare. Ils partirent. Quelquefois Duclos appelait son amie : "Mon Dahlia." Cela la faisait rire et songer aussi. Dès qu'ils se furent connus charnellement, ils s'aimèrent avec passion. Le dahlia noir au cœur rose fut pour Duclos un réconfort éternel. La grande fleur de velours apaisa son front, son cœur et ses lèvres. Elle faisait un beau mystère sur la blancheur du marbre. Couleurs, 1908. Cet unanime blanc conflit S. MALLARMÉ. Il était une fois deux enfants du même âge, un petit garçon et une petite fille. Ils s'aimaient beaucoup, ne se plaisaient qu'ensemble, et leurs jeux avaient quelque chose de tendre. A cache-cache, quand la petite fille était prise, elle se laissait tomber dans les bras de son ami, elle renversait la tête, baissait les paupières, entr'ouvrait la bouche ; et si les baisers ne tombaient pas, elle les réclamait, ou allait les chercher en haussant gracieusement ses lèvres vers les lèvres distraites ou timides. Ils venaient d'avoir dix ans. Un jour qu'il faisait très chaud, ils ôtèrent leurs bas pour patauger dans le ruisseau. Ils se mouillèrent beaucoup et allèrent se sécher dans l'herbe chaude, au soleil. La vue de leurs petites jambes roses, cependant, et de leurs genoux moirés excitait leur curiosité. Ils comparèrent, et le petit garçon eut la sagesse d'avoir la peau moins lisse. "Elle est aussi moins douce", dit-il ; et les mains furent d'accord avec les yeux. Ils recommencèrent le lendemain, et chaque jour ils lisaient davantage. Leurs baisers, maintenant, s'accompagnaient de douces caresses qui leur faisaient monter le sang à la tête. Mais l'instant d'après, ils n'y pensaient plus et leur innocence éclatait de rire. Ils étaient heureux. Venus les premiers froids et la pluie, ils transportèrent leurs jeux dans une grande chambre à moitié vide qu'on leur abandonnait. Le petit garçon, qui allait à l'école, venait passer toutes ses récréations chez son amie. La petite fille recevait ses leçons à la maison. A de certains jours très mauvais, le petit garçon les prenait avec elle. Leurs parents, qui considéraient l'avenir, voyaient avec plaisir la tendresse enfantine des deux écoliers. Vers le mois de décembre, un curé vint à la maison, introduit par la mère dans la grande chambre où jouaient les enfants. On lui apporta un fauteuil et un tabouret. Il s'assit, tira sa tabatière, se moucha, aspira une bonne prise et parla du bon Dieu. Ce sujet leur était déjà connu, mais la petite fille devint attentive, quand le prêtre, se tournant vers elle, lui dit : Mon enfant, vous ferez bientôt, je l'espère, connaissance avec votre créateur. Vous savez combien il vous aime, et vous l'aimez aussi. Les cœurs purs aiment toujours le bon Dieu. Mais le véritable amour exige plus d'intimité et plus d'abandon. Jésus viendra vers vous et vous vous livrerez à lui avec confiance. Vous sentirez les saints embrassements de votre créateur. En un mot, ma chère petite, nous allons vous préparer à votre première communion. Et moi ? demanda le petit garçon. Ecoutez, dit le prêtre, et faites votre profit de mes paroles. Vous savez, continua-t-il, en revenant à la petite fille, toute l'importance d'un pareil acte. Le catéchisme vous a instruite de la grandeur de ce sacrement. Quel mystère que l'union du créateur et de la créature ! Cette union s'opère par la communion eucharistique et elle apporte aux êtres qui savent s'y préparer et s'en rendre dignes les joies ineffables de l'amour divin... Il parla longtemps, et la froideur de son verbe contrastait avec l'exaltation des sentiments qu'il exprimait. A chaque instant, il déployait un grand mouchoir rouge très sale, il ouvrait sa tabatière, prisait, crachait, éternuait. La petite fille ne comprenait rien aux grandes paroles d'amour débitées par ce vieillard machinal ; cependant, il parlait d'amour et ce mot, même dans une telle bouche, la charmait et la faisait un peu tressaillir. Son confesseur ne lui avait encore fait aucune question sur le sixième commandement, mais, à l'approche du grand jour, il se départit de sa réserve ou de son indifférence. Ses questions très précises, et d'ailleurs conformes aux manuels de dévotion, intéressèrent beaucoup la petite fille. A la réflexion, elle fut navrée. Ainsi tout cela, c'était des péchés. Ces jeux, ces baisers, ces frôlements, ces caresses, des péchés ! Le prêtre ne lui apprit rien, d'ailleurs, sinon qu'elle avait, sans le savoir, cessé d'être innocente. Une après-midi, elle refusa le baiser de son ami et, sans autres explications, alla s'agenouiller dans un coin de la chambre. Ensuite, elle prit un livre et lut : "Soyons fidèles à enlever tous les obstacles qui pourraient s'opposer à la venue de Jésus en nous. Préparons-lui un sanctuaire pur, orné, embrasé d'amour; et quand il sera venu, nous pourrons dire, dans la ferveur de notre joie : Mon bien-aimé est à moi, il a reposé sur mon cœur..." Elle avait prononcé ces derniers mots à haute voix. Le petit garçon les entendit et demanda, tout en larmes : Ce n'est donc plus moi que tu aimes ? Tu ne peux pas comprendre ces choses-là. Je t'aime comme mon frère et comme mon petit ami ; j'ai beaucoup d'affection pour toi, mais mon amour appartient à Jésus. A Jésus ! Il haussait les épaules, rageur dans son chagrin. - Jésus m'aime, comment ne pas l'aimer ? Il me fait la cour, comment lui résister ? Tu ne sais donc pas qu'il est tout puissant, et qu'il peut nous pulvériser tous les deux, à l'instant même ? C'est vrai ? Il réfléchissait, accablé, à cet inconnu si fort et si cruel qui était venu prendre son amie, briser son cœur. Ah ! qu'il me tue, mais qu'il ne t'emporte pas ! Il ne m'emportera pas. Est-ce qu'il a emporté Angèle, Laure, Juliette qu'il a aimées l'année dernière et qui en sont encore tout heureuses ? Alors, il ne t'aimera pas toujours ? Il m'aimera toujours, mais de loin, et moi aussi, je l'aimerai. Mais il n'y a pas que moi sur terre et il faut qu'il entre dans le cœur de toutes les petites filles qui font leur première communion. Entre-t-il aussi dans le cœur des petits garçons ? Je ne pense pas, dit-elle d'un ton ironique. Il ne peut offrir aux petits garçons qu'une bonne et solide amitié. Moi, je ne l'aimerai jamais. Tu seras forcé de l'aimer, quand tu auras le cœur pur, tu verras. Ah ! Moi, j'ai le cœur pur. J'ai confessé tous mes péchés ! Quels péchés ? Tais-toi, et demande pardon à Dieu. Elle recommença ses prières. Son ami réfléchissait. Les petits garçons, moins avancés, font généralement leur première communion un an après les petites filles de leur âge. C'était un usage ; il ne s'en sentait pas humilié. Cependant, il aurait bien voulu participer aux mystères que son amie allait connaître. Il ressentait à la fois de la jalousie et de la peur. "Pourvu, songeait-il, qu'il ne lui fasse point de mal !" Le grand jour arriva. Il vit sa petite amie pâle et jolie dans un nuage de mousseline. Ces deux candeurs étaient charmantes. S'approchant d'elle, il murmura : Comme je t'aime ! Elle baissa les yeux et fît rouler entre ses mains gantées de blanc les grains de son chapelet de nacre. Elle passa sans lui répondre, sans le regarder. Il fut triste pendant toute la cérémonie. La récitation des actes le réveilla un peu, mais il eut le cœur brisé, quand il entendit la voix de son amie : "O mon unique bien, mon trésor, ma vie, mon paradis, mon amour, mon tout, je veux vous recevoir le cœur brûlant d'amour... O mon trésor, je veux vivre et mourir dans une union continuelle avec vous !... Mon bien-aimé s'est donné tout à moi, je me donne aussi toute à lui. O mon Jésus, je ne veux plus m'appartenir, je veux être à vous. Que mes sens soient à vous et qu'ils ne servent plus qu'à vous faire plaisir..." "Ingrate !" songeait-il. Il eut un mouvement de colère. Puis il se remémora les charmantes heures passées avec son amie, leurs jeux, leurs rires, ces lents baisers qui les mettaient hors d'haleine, ces étreintes dont ils sortaient rougissants, la peau brûlante, les yeux humides... "Tous ces plaisirs, c'est un autre qui va les lui donner ! Et moi je suis seul... Elle ne m'aime plus..." La petite fille eut l'honneur de parler encore après la communion. Elle revint à sa place, la première de la blanche théorie, s'agenouilla la tête dans ses mains, resta longtemps absorbée. Un sentiment puissant l'écrasait. Elle se sentait dolente et heureuse : "Il est en moi, je le sens dans mon cœur... Mon cœur se gonfle... J'étouffe, mais c'est de bonheur... je suis aimée, je suis aimée... C'est toi, mon amour ? Oh ! reste dans mes bras, serre-moi bien fort encore, encore ! Ah ! je me trouve mal... La tête me tourne... Ah ! Ah ! quelle émotion ! Je vais maintenant lui déclarer encore tout haut mon amour, je suis bien contente et bien fière...Tu m'aimes, dis ? Il m'aime." Elle se leva et parla : "O Sauveur tout aimable, je me suis donnée à vous et vous vous êtes donné à moi, je veux vous sacrifier tous les plaisirs de la terre, je vous sacrifie mon corps, mon âme, ma volonté. Je n'ai que cela à vous offrir, hélas ! Si j'avais davantage, je vous donnerais davantage, je voudrais mourir pour vous... Enflammez-moi de votre amour ! Mais je ne me contente pas d'une étincelle, je veux une flamme, j'en veux mille, je veux un incendie qui détruise à l'instant en moi toute attache aux créatures... Vaines créatures, laissez-moi, vous ne me verrez plus. Ne me demandez plus aucune affection. Mon cœur appartient tout entier à mon bien-aimé..." "Elle ne m'aime plus, songeait-il, elle ne m'aimera plus jamais." Il pleura. Ses voisins croyaient que c'était par pieuse émotion. Cependant la messe s'accomplissait et on entendait déjà remuer les chaises dans le bas de l'église. La petite fille rénovée par l'amour se sentit également dévorée par la faim. Alors, elle pensa à sa maison, à ses parents, à son ami, à la belle table de cérémonie, brillante de fleurs, de cristaux, d'argenterie ; elle pensa à la cuisine, à la cuisinière. Bien sûr qu'une bonne assiette de potage refroidissait déjà pour elle. "Après, je mangerai un petit pâté... Mon ami va être là, attentif à me servir... Je l'aime bien... Nous nous promènerons en attendant les vêpres, nous cueillerons des fleurs, rien que les blanches, blanches comme mon voile, comme mon cœur. Je suis contente !" Le petit garçon avait couru à la maison de son amie, où sa famille ce jour-là déjeunait, il était allé prévenir la cuisinière, et, à l'office, sur un coin de table, on avait préparé deux potages, et deux bouchées à la reine, et deux verres de vin. Quand la petite fille arriva, il lui prit la main et elle se laissa entraîner. A l'aspect de la dînette préparée, son petit cœur de femme fondit de tendresse. Elle se jeta au cou du petit garçon et l'embrassa de toutes ses forces, disant : Tu sais, Jésus est mon époux mystique, mais cela ne va pas durer longtemps. Pendant qu'il m'aime, dis-moi ce que tu veux, il n'a rien à refuser à sa petite épouse. Je veux que tu m'aimes comme avant. Tiens, dit-elle. Elle lui donnait ses lèvres. Es-tu content ? Mangeons, maintenant, j'ai bien faim. Couleurs, 1908. L'heure violette. LÉO LARGUIER. On l'appelait la vieille fille, et pourtant, si elle était fille et vieille, elle n'avait l'air ni l'un ni l'autre. Son apparence était d'une veuve sur le déclin du bel âge. Elle était toujours vêtue de noir, avec une profusion de broderies, de parements et de rubans violets. Un bouquet de violettes pâles, le plus souvent, ornait son corsage et se répétait, factice, sur son chapeau. L'odeur des violettes emplissait son jardin, sa maison et son cœur : ses yeux doux étaient deux belles violettes. La vieille fille était rieuse et dévote ; et les curés ne manquaient pas d'en tirer la preuve que la bonne humeur est l'inséparable compagne de la vertu et de la piété : « Voyez la vieille fille. Le ciel est dans son âme et dans ses yeux. » Ses yeux étaient en effet des plus doux et un sourire, à la fois céleste et puéril, répandait sa grâce sur la plénitude rose de son visage. Elle était, de tous côtés, rebondie, mais sans excès, et l'ensemble avait cette suavité reposante des architectures définitives. Un seul point indiquait son âge, la couleur de ses cheveux. Leur blond très cendré s'était encore décoloré avec la quarantaine, tombant à la nuance de la toile bise que les années, habiles lavandières, blanchissaient, à chaque printemps, un peu. Bref, la vieille fille était une agréable chanoinesse. Vers le temps qu'elle eut à subir la grande crise féminine, sa fortune, par l'établissement d'un chemin de fer qui lui prit une ferme, s'accrut. Alors, se sentant à la tête quelques vapeurs, elle voulut remuer. Elle fit des pèlerinages lointains, mais seule avec une amie et à loisir. Ayant vu des provinces et des figures nouvelles, elle se sentit différente ; sa curiosité très assoupie s'éveilla. Un ecclésiastique lettré lui prêta des livres d'histoire. Le roman ne parle que des amours possibles, l'histoire parle des amours réelles que certifient des lettres et des reliques. La vieille fille fut surprise ; elle rêva longuement un jour devant l'image d'un beau cardinal mondain qui décorait un livre grave. Galeotto fu 'l libro e chi lo scrisse. Elle ne s'était pas mariée par dévotion, ayant, entre les mains d'un prêtre implacable aux joies terrestres, fait vœu de se consacrer au Seigneur. Sa mère, informée de cela, pleura, menaça de mourir ; alors, elle différa, remettant ce délaissement du monde au temps où sa mère serait partie. Mais les années, sans amortir sa piété, avaient effacé peu à peu dans son esprit jusqu'au souvenir de ce vœu, et quand elle s'était trouvée libre de l'accomplir, elle n'y avait plus pensé. Le prêtre fanatique était mort. L'heure du mariage aussi était morte. Ayant refusé tous les partis du pays, elle était devenue, sans s'en apercevoir, la vieille fille ; et maintenant qu'elle s'en apercevait, il était trop tard. D'ailleurs, elle était heureuse ainsi, et plus heureuse encore depuis qu'elle rêvait. La vieille fille rêvait donc, par un beau soir de la fin de septembre, en écossant des pois dans son jardin, de concert avec sa servante. On voyait, couchée le long de la rivière, comme une paresseuse, la petite ville ; un de ses bras à demi nus montait vers la gare ; l'autre allait se perdre dans une forêt ; sa tête formait l'église ; son corps, la cité ; et ses jambes, les faubourgs. Tout cela sommeillait et même la gare, entre deux cris. La vieille fille rêvait si bien que sa servante, lasse de n'obtenir aucun assentiment à ses discours, s'était tue ; elle rêvait si bien que, la cloche de la porte d'entrée ayant sonné, elle sursauta et se leva à demi, l'air égaré. Ce qui entrait ne correspondait pas à son rêve. Elle reconnut une de ses amies de jeunesse, une pauvre femme qui vivait à la campagne, mariée à un petit notaire et chargée d'enfants. Un garçon d'une douzaine d'années, vêtu d'un triste uniforme gris, suivait cette forme, l'air humble et la casquette à la main. L'accueil fut froid, mais la pauvre femme fut si aimable, elle apportait de si jolies fleurs de village, des prunes si grosses, que la vieille fille retrouva son sourire. On lui présenta l'enfant, qui allait, le lendemain, entrer au collège de la ville comme pensionnaire. Or, les parents, très occupés, et pas riches, ne pourraient venir le voir, il y avait loin, que trois ou quatre fois par an, peut-être. Et ce que l'on demandait, c'est que, parfois, quand cela ne la désobligerait pas trop, elle fit sortir ce gamin qui était bien sage, bien doux, bien respectueux, et bon élève, puisqu'il venait de conquérir une bourse. La vieille fille consentit. Cela lui parut tout d'abord une œuvre de charité. Si je ne puis m'en occuper, dit-elle, Rosalie ira le chercher et le surveillera. Elle le mènera à ma ferme des Pins, s'il fait beau. Il boira du lait. Aime-t-il cela ? Oh ! dit la mère, beaucoup. Remercie Mademoiselle. Merci, Mademoiselle. Au son de cette voix douce et déjà presque mâle, la vieille fille regarda le jeune garçon. Ce fut tout. Comme la nuit était venue, on rentra les pois, et la vieille fille, qu'appelait l'angélus, s'en alla à l'église. Rosalie, vers la mi-octobre, se présenta au collège. On lui donna le jeune garçon. Mademoiselle ne rentrerait que le soir. Seul avec une bonne, l'enfant bientôt s'émancipa. Puis, fatigué, il devint sérieux, parla de ses études, de ses projets d'avenir. Quand Mademoiselle arriva à l'improviste, elle trouva un jeune homme qui disait gravement : Dès que je serai sous-lieutenant, je me marierai ; j'y pense déjà. Et vous savez peut-être avec qui ? Je le sais très bien. La servante riait. Elle aussi savait bien avec qui elle se marierait, dès que cela serait possible. Mais, il est charmant, cet enfant ! dit la vieille fille. Depuis ce premier jour, elle ne manqua jamais de se trouver chez elle les jours de sortie. On causait, on se promenait, on jouait près du feu. Elle le tutoyait, elle l'embrassait, elle tapotait ses vêtements, elle faisait la mère, elle l'aimait. Cependant, l'enfant eut treize ans, puis vinrent les vacances ; elle les laissa passer, s'en alla elle-même en voyage. Mais la fin de septembre eut la force d'un anniversaire : elle voulut aller elle-même chercher celui qu'elle appelait son protégé. En attendant la rentrée, il passa chez elle trois jours. Elle fut si prévenante, presque si tendre que Rosalie eut de la jalousie. Les jours de sortie revinrent, tous pareils, tous heureux. C'étaient des heures d'intimité, des heures familiales, mais avec je ne sais quoi d'inquiet, de très doux, d'une douceur aiguë et lassante. Les jours passèrent, et l'enfant eut quatorze ans. L'absence de Rosalie, une après-midi qu'elle était allée à la ferme, les troubla, comme trouble un animal l'ouverture subite de sa cage. D'un commun accord, ils rentrèrent. Il faisait orage et très chaud. Allons, dit-elle, dans ma chambre, c'est la seule pièce fraîche. Et tout cela était innocent et invincible. Dans la chambre, ils s'approchèrent d'une table où il y avait des albums, ils les regardèrent ensemble, mais sans rien voir. Leurs voix, quand ils parlaient, leur semblaient changées. Leurs genoux se touchèrent, puis leurs mains, puis leurs lèvres, et le reste advint aussi, quoique difficilement. Le saisissement de la chaste vieille fille fut émouvant. Elle pleura. Puis elle se mit à genoux et vénéra, comme un signe sacré, le corps adorable de son petit ami. Le dieu qu'elle avait distraitement cherché, au long de ses pieuses journées, se faisait enfin visible ; et le bonheur que lui présageaient les prêtres, elle l'avait enfin senti qui gonflait son cœur. Le jeune garçon était beaucoup moins troublé, car à cet âge le plaisir est sans rayonnement. Il eut des curiosités anatomiques. Il fit le tour de la femme qu'il avait conquise, pareil à l'adolescent qui palpe en tous sens sa première perdrix, et qui lui rebrousse toutes les plumes. Mon petit Jésus, dit enfin la vieille fille, Rosalie va revenir. Les heures jusqu'au dîner furent des actions de grâces. Elle dîna, comme on entend la messe. Et cela continua pendant quatre ans, de jeudi en jeudi, de vacances en vacances. Le jeune garçon, parfois, eût désiré d'autres amours, mais les toutes petites villes sont peu fécondes en aventures et puis des bras si tenaces le serraient, des jambes si dévouées, des mains si généreuses ! Rosalie, qui surprit le secret de sa maîtresse, en profita pour se faire une dot, vu les incertitudes de l'avenir, et le fils adoptif de la « vieille fille » devint un jeune homme fort considéré. Cependant la vieille fille découvrit que, parmi les enfants de son amie, il y avait encore deux petits garçons, l'un de douze ans et l'autre de huit ans. Je me chargerai, dit-elle, de leurs années de collège. Mais je n'en veux qu'un à la fois. Et ainsi fut-il fait. Ces trois petits amis la menèrent jusque vers la soixantaine. Riche des années de jeunesse qu'elle avait économisées, et sans cesse rafraîchie par de jeunes chairs, cette Ninon innocente continua, jusqu'à un âge avancé, d'être la bienfaitrice des familles honorables et pauvres qui avaient des garçons à placer au collège. Sa piété, devenue aléatoire, donnait des inquiétudes au clergé, mais un des pupilles, dégoûté des œuvres d'amour, étant entré au grand séminaire, où la vieille fille payait sa pension généreusement, l'église se rassura. Il y a des crises de sécheresse dans les âmes les plus dévotes. Seul le confesseur de la vieille fille, car elle se confessait avec ordre et avec volupté, seul, cet honnête vieux chanoine connaissait toute la vérité. Il baissait les yeux à rencontrer ceux de sa pénitente et fuyait à son approche. L'odeur du secret qui scellait ses lèvres empoisonnait son cœur. Il mourut de tristesse à voir la douce lionne dévorer son septième agneau. Les violettes paraient toujours et parfumaient le corsage et le chapeau, le jardin et le cœur de la vieille fille aux yeux violets. Cum vere rubenti candida venit avis. VIRGILE. Elle revenait déjà, les bras tendus par les seaux de lait ; ses sabots étaient mouillés de rosée, et le bas de son jupon lui faisait froid. Quand le soleil fut visible, rouge dans la brume du matin, elle songea : « La journée va être belle.» Elle songea cela longtemps, évitant les cailloux du sentier, pour ne pas répandre son lait, et les hautes herbes penchées et pleurantes, car ses jambes nues avaient vraiment froid. [entoilage prévu] |