Natalie Clifford Barney, par André Rouveyre.

Quelques dessins de Rouveyre

Suivant les heures, les albums de Rouveyre m'enchantent ou m'agacent (1). Je me plais quelquefois à voir en ce dessinateur un moraliste rempli d'amertume capable de synthétiser en de sobres traits l'intimité des caractères ; mais le plus souvent, je ne veux découvrir dans ces albums qu'une série d'ébauches intéressantes qui n'auraient pas dû sortir, en cet état, de leurs cartons. Ces dessins me font l'effet de notes hâtives, inscrites sur un carnet en vue d'une rédaction future. Ils sont à l'art ce qu'est le vers libre actuel à la poésie traditionnelle. Toutefois, les portraits de l'ouvrage intitulé : Carcasses divines, ne m'ont jamais déçu comme les études du Gynécée ou de Phèdre. Toujours en eux, je retrouve la même force, le même raccourci émouvant, la même profondeur de pensée. Aussi, en marge de ceux qui m'attirent le plus, me suis-je amusé à griffonner quelques lignes suggérées par la puissance du dessin. Voici ces notes, que je publie en hommage à M. André Rouveyre.

JULES RENARD

Franchement appuyée des épaules contre un mur et posée d'aplomb sur de courtes jambes, la construction du corps semble avoir été bâtie pour soutenir la tête, ou mieux pour soutenir l'Œil, à peine gros comme un point. C'est un œil qui fixe le détail, tous les détails. On devine que, pour lui, un ensemble n'est jamais qu'un total de petits détails juxtaposés.

FRANÇOIS COPPÉE

Lourde carrure. De la bonté dans les traits du visage, de la veulerie aussi. Quelque chose de commun et de las. Et puis la tête rentre dans les épaules. Rendue évidente, c'est la tristesse de n'avoir pas su se dépasser.

ANATOLE FRANCE

Simplicité des lignes et fini du dessin. Toutefois aucune expression de pensée véritable dans ce joli visage. De la grâce, de l'amabilité, une perfection formelle. Guère de caractère.

JULES LEMAITRE

Le buste solide s'appuie sur le poing gauche, et la tête est fatiguée, pensive et volontaire ; volontaire, pourrait-on dire, par volonté, car les rides de la face indiquent malgré tout de l'indécision et une sorte de faiblesse. Mais quelles belles luttes doivent se livrer dans cette intelligence, et quelles nobles victoires en sont le prix !

PICQUART

Quelque chose de flasque, d'inconsistant, d'incolore, de fuyant, de faux et de nul.

JEAN MORÉAS

Quelles souffrances intimes enfermées sous ce front volontaire ! Que de défaillances surmontées ont fait cette face pareillement amère sous son masque dur ! Mais comme l'on sent bien que le poète n'est dur que pour lui-même. Il y a là de l'orgueil et de l'amertume. Toute l'âpre saveur, toute la douleur contenue dont Les Stances sont imprégnées, je les retrouve dans les traits de ce visage contracté, durci... et qui laisse cependant soupçonner toute la détresse d'un cœur compatissant.

S. S. PIE X

Voyez l'expression réfléchie de ce front têtu. Les bras pendent au long du corps et les poings, que l'on ne voit pas, doivent être crispés. Tout, dans l'attitude du corps qui se penche en avant, marque l'effort et la tension. Et puis Ses épaules larges et puissantes sont bien les épaules de qui soutient, à lui seul, un monde.

MAURICE BARRÈS

Sur le buste penché vers le lecteur, toute la tête, par les oreilles et le nez, semble écouter et sentir ; seuls les yeux obstinément regardent au dedans. On comprend, à la voir, que l'écrivain sait extraire des paysages les plus harmonieux tout ce qu'il y a d'âme et de sentiment.

MÉCISLAS GOLBERG

Tout entière, la vie s'est réfugiée dans les yeux et sous le front brûlant, mais le corps se laisse aller et la main s'abandonne. O sursaut de la volonté devant la mort, tandis que, déjà vaincue, la chair accepte.

PAUL BOURGET

Dans l'œil droit le monocle est vissé. L'œil gauche, profondément creusé, regarde devant lui. Le cou et la nuque s'acagnardent entre les épaules. Cette physionomie dégage, avec la volonté de parvenir, le misérable ennui d'être un parvenu.

CATULLE MENDÈS

A ! le réjouissant croquis ! Une tête de fat, sans cou, et qui semble la continuation supérieure du ventre. Elle symbolise à souhait la littérature sensuelle et répugnante de Mendès. Ce ventre d'ailleurs est soutenu par de courtes jambes qui n'ont point de pieds... Un ventre, un ventre ! le voilà bien, l'écrivain aux pieds d'argile !

(1) Carcasses divines (1906-1907), 5 fr. — Le Gynécée (1907-1909), 20 fr. — Phèdre (1910), 5 fr. — Ces trois albums édités par le Mercure de France.

Jean-Marc BERNARD.

p. 144-147.