Natalie Clifford Barney, par André Rouveyre.

Un jour je fis un dessin de l'Amazone. Lui-même sur mon désir avait demandé le rendez-vous et, me le donnant : Voyez comme elle se livre au minotaure.

(Bien qu'il connût la sévérité de mes pratiques de dessinateur, je me demande, s'il n'espérait pas, devant ce rayonnant modèle qu'il me proposait, une représentation plus douce ?... Il y employa une flatterie détournée, se présentant comme ambassadeur :

Mercredi matin.

Seigneur Baisencor-Mitza,
fils de Mahmud, fils d'Ahmed, fils d'Abusaïd.
(Authentique.)
On voudrait que je visse le portrait redouté.
Voulez-vous m'en communiquer une épreuve ?
J'en serai, et on en sera, reconnaissant à Votre Seigneurerie,
à Laquelle j'offre en échange le beau nom ci-dessus que
j'ai trouvé dans un livre arabe.

REMY DE GOURMONT.

Puis, comme si cette sublime intronisation seigneuriale lui semblait insuffisante encore, un cadeau la suivit par le courrier d'après.

C'était une Belle Carte Postale Commerciale pour attirer le peuple au cinéma.

Au-dessus des tours Notre-Dame, en ombre d'un violet éclatant sur la poudre jaune d'un soleil couchant, dans un ciel également violet, une femme nue, cheveux rouges au vent, écharpe verte, chevauchant un aigle étonnant, et dressant au sommet d'elle les armoiries de la maison, projetait un rayon sur lequel on lisait : « American Biograph. »

Évidemment cette animale nue, attirant si bien les chalands vers ce lieu, était pour me séduire. Et Gourmont, me flattant invraisemblablement, d'ajouter, de sa fine écriture limpide :

J'espère que la turpitude de cette image vous agréera.

Mais moi je ne peux rien contre ce réflexe qui porte mon extrême amertume à la mesure même que le modèle est mon ami... Natalie Clifford-Barney l'a d'ailleurs ainsi compris avec générosité. Mais Gourmont, lui, resta sur sa réprobation, discrète mais irréductible ; il en modifia sur le moment toute la terminaison de la préface de mes Visages ; quitte ensuite à y revenir, ajustant ses propositions, dans une nouvelle note ajoutée en tête d'une édition suivante.

Mlle Barney eut tout son éclat :

Cher « Démon »,

Je ne suis pas suffisamment déçue : J'espérais pis ! mais j'ai ri, contente de l'indication des yeux vrillés (qui n'ont pas mon regard, suivant M. de Gourmont, mais je ne dois pas avoir de regard : je regarde !) Aussi je trouve plus qu'adéquat le nez, espèce de gouvernail guidant mes traits, à travers un flot de cheveux (plus dociles à votre pointe qu'ils ne le furent jamais à mon peigne !), vers la ressemblance, son écueil imprévu et par lequel il me semble vous échapper.

Malgré les îlots mystérieux qui jonchent mes joues (peut-être qu'à la marée haute disparaîtront-ils), je ne me sens pas assez victime ; il faudra recommencer, et surtout me revoir.

Je suis peut-être encore davantage sensible à votre parole ? Serait-elle plus nuancée, et votre plume se tromperait-elle de talent ? Non, ma préférence serait piètre.

Voyez combien cordialement...

NATALIE CLIFFORD-BARNEY.

Ensuite je n'ai plus encouru la disgrâce riante de Mlle Barney sinon lorsque, plus tard, avec mesure pourtant et en un jeu passager, je portai, au bout des aiguilles, sur le feu, le sang noir du pavot, comme disait Apollinaire.

Qui fixera le cercle d'enchantement et d'inspiration que Mlle Barney projeta toute sa vie autour d'elle, dès avant même cette petite sŒur de Sapho, idole, et momie du faune Salomon Reinach, jusqu'au mode frémissant de l'intelligence et du sentiment de Gourmont ?

[...] Peu après que je publiai mon dessin de Natalie Clifford-Barney, j'allai voir Gourmont, — dirai-je sans curiosité ?

J'entrai chez lui suivant le rite habituel : Le petit coup de sonnette comme à l'élévation d'une messe mineure — j'entends le tintement. — Lui, qui vient ouvrir sans bruit. — Ah, bonjour.— Bonjour ! Puis le silence. Lentement il referme sa porte, tandis que je l'attends dans la petite pièce avant son cabinet de travail. Il revient, dans sa robe de bure à la vieille agrafe de fer ; soulève une tapisserie imagée, à gros tissage manuel, et nous passons dans sa librairie. Nous nous asseyons, lui à sa table de travail, moi en face. Nous ne parlons toujours pas ; nous savons que tout le plaisir est dans l'attente. Et lui, après quelques minutes, doucement, mais l'Œil comme avec la pudeur d'une peine indite, et brillant d'un reproche inspectatif :

Hé bien, vous êtes content, vous avez fait votre petite manifestation d'indépendance...

J'avais blessé son sentiment.

Il avait mis dans sa phrase tant de choses ténues et délicates en amitié que, malgré ma confusion intime, j'en eus un ravissement prolongé, comme à certains vers de Mallarmé.

Chaque fois que je veux me rappeler de touchants moments de ma, vie, ce souvenir doucement, douloureusement languissant, me reprend ; ce trait délicat, et aussi tellement acide, me revient.

[...] Gourmont trouvait, dans mes portraits des contemporains, un guignol à sa convenance. Constamment il me visitait dans les coulisses de ma boîte. Il connut ainsi bien des ficelles, et comment je scrutais et sculptais les gens et les rhabillais de psychologie ; comme je procédais pour les analyser, les agiter, essayer de les comprendre. On a vite, souvent par antithèse de ce qu'ils nous présentent, leurs vérités, lorsqu'ils sont sous nos yeux, sachant que nous les examinons sous l'angle de leurs représentations personnelles. S'ils sont sots, et nous croient tels, ils s'ébrouent dans leur naturel ; s'ils sont mieux armés, les marques de leurs dissimulations nous montrent leur vrai chemin intérieur. Le paon parfois nous étale sa queue ; plus souvent il se cache sous les plumes du geai. C'est un peu la même affaire de dépouiller la face d'un homme que de dévêtir le corps d'une femme. Les causes de leur refus de franchise sont identiques : imperfections, infirmités. Pour prier les hommes à confesse donnons-leur la confiance ; touchons leur vanité et leur amour-propre. Aux femmes laissons voir tout notre aveuglement et la réalité de notre illusion... Et d'ailleurs, j'avoue volontiers que le corps des femmes est heureusement moins vilain à découvrir que la face des hommes.

Avec moi Gourmont vit et connut bien des drôleries. Car quoi de plus amusant que les hommes sur la question de leur propre physique ? Rarement ils se rendent compte qu'on peut les voir au delà. Leur vanité et leur suffisance les mettent vite à nu.

Quelque jour je montrerai au clair la mécanique d'examen dans mon métier. C'est assez instructif.

J'appelais Gourmont quand il se passait quelque chose aux alentours, ou dans l'écho de mes travaux. Nous riions ensemble à toutes les cabrioles qui nous parvenaient, quelquefois par le canal de Vallette. Mes ouvrages de portraits, ou ceux d'étude de la femme, ont fait jouer, autour de nous, des régiments de pupazzi. On les examinait curieusement, le bon philosophe, le patron et moi. C'était à nous de la distraction, de l'instruction et de la gaîté. Pour cela j'ai toujours eu mes petites entrées rue de Condé, j'étais persona grata, et mes amis m'appelaient le philosophe, bien que Léautaud prétendît que j'étais plutôt un polichinelle. Au vrai ceci n'exclut point cela.

Quoi qu'il en soit, nous étions occupés, le soir au Mercure, à soy désennuyer, de bons compaings de galle. Il n'était que de trousser des filles, et de boire, qui nous manquait. Mais ce n'était pas ma faute.

André Rouveyre, Souvenirs de mon commerce, Crès, 1921