N° 32-33, s. d.



SOMMAIRE

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Guillaume Apollinaire
Remy de Gourmont

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Pierre Angel
Marie Luise Kaschnitz
Claude Couffon
Jean Laugier
Jehan Despert
Hervé Masson
H. Diaz-Casanueva
Stélios Castanos de Médicis
Bruno Durocher
Racht
Wolf Fruhtrunk
Fernando Rielo
Nicole Gdalia
Gonzalo Rojas
Sami Hatchuel
Jerry Sexton

Illustrations

Raoul Dufy
Roger Eskenazi

Nous reproduisons ici le texte des manuscrits originaux de Guillaume Apollinaire et de Remy de Gourmont ainsi que quelques fac-similés des portraits de Gourmont par Raoul Dufy. L'ensemble de ces manuscrits et dessins appartenait à Jacques Doucet.

Remy de Gourmont

XXXI PENSEES

I

Quand nous croyons nécessaire de dire quelque chose que nous jugeons utile au progrès des idées ou à la connaissance de la vérité, il ne faut pas hésiter. Il vaut mieux s'exposer à la censure d'autrui qu'à son propre mépris.

II

Une affirmation péremptoire faite en deux lignes peut fort bien être présomptueuse : c'est une manière de forcer la méditation.

III

Il nous répugne davantage d'accorder la conscience à un corps inerte qu'à un être vivant. Cependant l'idée générale du moi, même chez ceux qui ne croient pas à l'esprit, est celle de quelque chose d'immuable et d'une seule pièce.

IV

Quand nous arrivons à la conviction que le libre-arbitre n'est qu'une illusion, il ne nous répugne pas moins d'en conclure à la complicité du moi, si grande est l'impression d'unité que nous éprouvons. Pourquoi ne pas nous figurer, par exemple, que les instants de la sensation d'être se succèdent aussi rapidement en nous que les images fragmentaires projetées sur l'écran cinématographique et dont la réunion donne l'illusion de la vie ?

V

...L'eau du ruisseau semble s'être arrêtée pour refléter sans hâte, dans son clair miroir, les beautés de la nue. Erreur, l'eau n'est jamais la même, elle court, elle se renouvelle perpétuellement...

VI

Ne serait-ce pas une assez bonne image de la folie passagère que cette agitation de l'eau transparente qui tantôt déforme jusqu'à la confusion ce qu'elle reflète, tantôt se fait dans le calme le véridique miroir des choses ?

VII

Le mécanisme du sifflement qui reproduit instinctivement toutes les modulations musicales semble montrer qu'à son origine, l'intelligence est purement imitatrice. Tout s'y reflète nécessairement. Une imitabilité ou une vibratilité incoercible oblige l'enfant à reproduire tous les sons qu'il entend, tous les mouvements qu'il voit.

Gourmont par Dufy

VIII

Il en est parfois de l'activité mentale, dont le mécanisme nous paraît d'une inconcevable complication, comme de l'exécution fidèle d'un portrait : ce qui est une tâche ardue pour un pinceau se réalise à la seconde et à la perfection dans un miroir.

IX

Autrefois, les civilisés, pour exprimer la torpeur intellectuelle des indiens de la Pampa, faisaient remarquer que, quand on les transportait de leurs huttes dans quelque ville, ils n'avaient montré aucun étonnement à voir leurs figures reflétées dans un miroir... Mais les sots étaient ceux qui ne se rendaient pas compte que le phénomène à la réflexion fut celui qui dut le plus frapper les premiers hommes, quand ils virent d'abord leurs traits reproduits par les eaux tranquilles.

X

L'idée de Dieu est comme un miroir infini dans lequel l'image physique et morale de l'homme passe du relatif à l'absolu.

XI

Dans les régions boréales, le soleil pâle et oblique, l'unanime blancheur du paysage, suppriment presque toutes les ombres ou bien leur donnent une énorme valeur. Peut-être que les dieux de la mythologie scandinave ont pour origine les figures colossales que les Norses primitifs virent se dessiner devant eux, fantastiques et démesurés, dans la perspective indécise des neiges.

XIV

Quand on analyse le langage, que l'on recherche l'origine et l'évolution des mots, l'on découvre qu'il en est des phrases les plus prestigieuses comme de ces statues espagnole vêtues d'or et de velours, célèbres par leurs miracles et qui sont intérieurement formées de deux morceaux de bois.

XV

Toute pensée est une tige qui deviendra fleur, qui deviendra fruit. Les unes suggèrent, interrogent l'inconnu, entrevoient la vérité ; les autres affirment.

XVI

Si nous ne pouvons penser sans paroles, sans les articuler sourdement, comme le démontrent les mouvements que font la gorge et la langue, comment donc admettre la communication des cerveaux à distance, alors qu'on manque d'un alphabet, comme pour le télégraphe avec ou sans fil ?

Gourmont par Dufy

XVII

Si cette transmission de la pensée à distance était possible, on aurait déjà tellement perfectionné le procédé que les sociétés de radiotélégraphie; auraient été déjà ruinées par la compagnie télépathique.

XVIII

Parfois, perdant mon temps à me figurer le mécanisme de la mémoire, je me la représente comme un de ces immenses magasins que remplit une foule bourdonnante. Si des inspecteurs vous indiquent le rayon que vous cherchez, des employés attendent derrière leur comptoir, d'autres vont chercher sur les tablettes les articles demandés, tout cela marchant avec ordre et simplicité au milieu d'une épouvantable confusion apparente.

XIX

Quand nous sommes persécutés et obsédés par la recherche d'un mot que nous avons oublié, c'est que, inconsciemment, nous nous rendons compte que

le mot a été inscrit et qu'il devrait apparaître. Le travail de recherche se fait à notre insu dans ces fabuleux magasins, et voici que soudain on nous l'apporte.

XX

Les siècles de foi ont fait peser sur nos esprits de tels fardeaux de rhétorique et de mystère, que maintenant, quand nous cherchons à des choses hautes et belles des explications naturelles, il semble que nous commettions une grossière trivialité.

XXI

La différence qui existe entre la musique populaire et la musique savante doit être la même qu'il y a entre une toile d'emballage et une dentelle. La distance est énorme, mais en fin de compte elle n'est ni ne peut être essentielle.

XXII

Pour juger à quelle hauteur s'élèvera dans l'avenir le talent d'un enfant, ne vous préoccupez pas de sa plus ou moins grande facilité pour s'assimiler des notions techniques : demandez-vous si dans l'œuvre de création ses yeux seront parfois voilés par les larmes de l'enthousiasme.

XXIII

La musique mélodique et rythmique ne dit en réalité rien : mais elle nous donne l'impression d'entendre ses voix merveilleuses, dont nous croyons deviner le sens, au moyen de l'association émotive. La musique symphonique, comme elle n'évoque rien, n'est qu'une prose absolument dénuée de sens et qui à beaucoup d'hommes donne l'impression, dans les opéras, d'assister à l'interprétation d'un drame chinois accompagné de tam-tam.

XXIV

A trente ans, le ressort de la curiosité est brisé, l'enfant devient sédentaire, à la cinquantaine et au-delà, le corps n'est plus capable que de goûter la table ou le lit.

XXV

Jamais les œuvres littéraires ne m'ont paru si belles qu'à la scène ou à la lecture, alors que faute d'habitude ou faute de complète connaissance de la langue, je ne percevais pas bien le sens de beaucoup de phrases. Cela jetait sur elles un léger voile d'ombre comme argentée qui en augmentait la valeur, bien loin de la diminuer, qui en rendait plus éthérée, plus purement musicale, la poésie.

XXVI

Le besoin qu'ont les esprits d'entendre de bonne musique n'est qu'un prétexte pour s'élever, par-dessus de la prosaïque réalité, au monde des sensations agréables, des belles idées et des chimères.

XXVII

Il y a des mémoires qui sont comme de vieux miroirs désargentés. Les souvenirs y prennent une netteté admirable : mais ils sont pleins de tiroirs absolument vides.

XXVIII

L'homme n'est plus le centre de la création. Cependant, il ne laisse pas que de l'être encore subjectivement, puisque tout l'univers n'existe que pour lui, sans aucun doute en ce sens qu'il est le seul être à transformer la sensation en conscience.

XXIX

N'était le système nerveux, nous pourrions considérer tout notre corps comme monde extérieur.

XXX

Puisque la parfaite santé psychique est aussi impossible que l'absolue santé physique, le mieux est de rechercher les défauts de notre intelligence et s'ils ne sont pas curables, de les circonscrire et de les neutraliser par la volonté ou selon toute méthode morale appropriée.

XXXI

Peut-être que ce qu'il y a de bon dans la confession vient de ce que beaucoup de défauts de notre esprit étant des péchés, leur remède consiste dans la honte de les avouer et dans le châtiment de la pénitence.

pp. 23-34.

Note des Amateurs : seules sont reproduites, dans la revue Caractères, les XXXI premières Pensées inédites de Gourmont.

Gourmont par Dufy