André Rouveyre : Sous-lieutenant Guillaume Apollinaire, Mercure de France, juillet 1916

1. « Contemporains pittoresques : Remy de Gourmont », Les Marges n° 20, 15 mars 1910 & Contemporains pittoresques, La Belle Page, 1929

2. L'Intransigeant, 5 mars 1911

3. L'Intransigeant, 6 avril 1911

4. Le Festin d'Esope, août 1904

5. « A propos des croquis de Raoul Dufy d'après Remy de Gourmont », préface des Pensées inédites La Sirène, 1920.


1. « Contemporains pittoresques : Remy de Gourmont », Les Marges n° 20, 15 mars 1910 & Contemporains pittoresques, La Belle Page, 1929.

Il y a de cela onze ans, arrivé de province en avril, j'allais tous les jours, après cinq heures du soir, fouiller le long des quais dans les boîtes des bouquinistes. Je ne connaissais personne à Paris et chaque passant m'intriguait, car je me demandais s'il n'était pas un de ces hommes dont la renommée enseigne le nom à leurs semblables.

Tous les jours, je me figurais rencontrer tel ou tel poète que j'aimais, tel prosateur que j'admirais, tel doctrinaire que je détestais et cette folie de vouloir nommer les inconnus me fit commettre de plaisantes méprises. Un petit vieux, que je croisais souvent sur le pont des Arts, devint pour moi Maurice Barrès. Je crus reconnaître le philosophe Tarde dans un homme aux cheveux longs qui marchait lentement en faisant craquer les cailloux d'une allée du parc Monceau. Une nuit on griffonnait sous un bec de gaz et c'était, à mon sens, Moréas ou Henri de Régnier.

Le long des quais, à chaque crépuscule, quelqu'un me dépassait. C'était un homme robuste, dans la force de l'âge. Il portait manteau noir, chapeau haut de forme et foulard blanc négligemment noué autour du cou. Il marchait vite, des papiers sous le bras, stationnant un instant devant chaque boîte, prenant parfois un livre et, après l'avoir vite feuilleté, le remettant soigneusement à sa place.

Quelquefois je le vis appeler le bouquiniste et payer le livre... De temps en temps, l'inconnu s'arrêtait et, tourné vers la rue, il regardait en souriant l'animation d'un pont. Une fois, un saltimbanque qui faisait des tours, près de l'institut, sollicita une minute son attention. Une autre fois, il regarda complaisamment deux chiens qui se querellaient.

Les premiers temps que je le vis, je ne nommai pas l'inconnu, mais je l'appelai : le fabuliste, le comparant à La Fontaine duquel je me figurais qu'il avait les allures.

Un soir où, avant la tombée de la nuit, tel qu'un Alceste paré de ses rubans et prêt à s'assombrir, le ciel, un peu nuageux, avait par places des bandes vertes, je vis le fabuliste inconnu, le promeneur philosophique, l'amateur de livres et de spectacles dans la rue, regardant vers ce ciel délicat.

La première étoile apparut distincte, mais brillant à peine ; l'inconnu fit un geste, puis s'en alla, marchant très vite. Son geste ?... Je crois bien qu'il avait envoyé un baiser à l'étoile. Aussitôt, je nommai l'inconnu. Il devint pour moi : Remy de Gourmont.

C'était lui-même qu'intéressent toutes les choses de l'Univers : les bêtes et les astres, les livres et les rues, l'humanité et l'amour qui émeut toute la nature. J'eus depuis l'occasion de le visiter et de le reconnaître.

Il a écrit récemment :

« Comme nous sommes ignorants de nos véritables gloires ! »

En Angleterre, où je passai quelque temps en 1904, on me demandait : « Connaissez-vous Remy de Gourmont ?... Comment est-il ?... Que dit-il ? » Et je répondais : « Remy de Gourmont est vêtu d'un froc couleur carmélite... quand il est chez lui... Il vit parmi les livres, les gravures de toutes les époques... Il parle à peine. »

En Allemagne, plus tard, on me demanda : « Remy de Gourmont ?... Nous le connaissons... C'est un Bayle plus savant et plus lyrique que celui du Dictionnaire. »

Et je répondis :

« Plus libre encore : il n'est pas de la Religion... Nous l'aimons, car il devance toutes nos idées de liberté... Il anticipe sans cesse sur les haines que nous ressentons... Et ce poète incomparable a voulu se donner la tâche d'exprimer simplement et en prose les raisons de nos sentiments. »

Lors d'un dîner, à Paris même, il y avait des Professeurs de Faculté, des critiques, des journalistes ; quelqu'un parla de Remy de Gourmont :

« Gourmont ? dit quelqu'un. Un imprimeur... Ses caractères grecs sont fameux... »

« Gourmont ? dit un autre. Un peintre... Il y a de lui au Louvre une Nativité... »

Nous connaissons bien mal nos vraies gloires.


2. L'Intransigeant, 5 mars 1911

Sur les quais, tous les jours de beau temps, un peu avant la tombée de la nuit, M. Remy de Gourmont va voir les boîtes des bouquinistes. Il se hâte et fait souvent des trouvailles. Autrefois on voyait là M. Anatole France. Remy de Gourmont prend sa place, il a commencé par les quais et peut-être un jour traversera-t-il la rue, en face du pont des Arts, et quelqu'un prendra sa place sur le quai, près des boîtes des bouquinistes.


3. L'Intransigeant, 6 avril 1911

Architypographe des Muses
François Bernouard tu t'amuses
A publier les petits vers
Des jeunes gens doux et pervers.

Cet impromptu ne vous donne point une idée du charmant jeune homme qu'est M. François Bernouard. Regardez son portrait, qui sert de justification au tirage à Futile. Sachez aussi qu'il est blond, qu'il aime le Luxembourg, et qu'il reçoit chaque jour un télégramme ou une lettre de M. Maurice Rostand. Outre cela, il est plein de bon sens, rond en affaires et porte toujours le premier exemplaire de ses impressions à M. Remy de Gourmont. Au demeurant, François Bernouard est frivole à souhait, ce qui est la seule façon moderne d'être sérieux.


4. Le Festin d'Esope, août 1904

[...] Si Remy de Gourmont n'adorait aucun dieu, il serait notre Renan.

Un Renan plus jeune et plus savant, mais idolâtre. Il se courbe devant Nietzsche.

Son dernier livre d'Epilogues est d'un Bayle doublé d'un Obsequens. Car Remy de Gourmont aime les monstres et il nous détaille avec complaisance ceux qui sont survenus dans la République. On se demande pourquoi ce philosophe écrit des gentlemen alors qu'ailleurs il met des « phallus », des « métingues ?» [...]


5. « A propos des croquis de Raoul Dufy d'après Remy de Gourmont », préface des Pensées inédites, La Sirène, 1920.

En 1899, arrivé de Provence en avril, j'allais presque tous les jours, après 5 heures du soir, fouiller le long des quais dans les boîtes des bouquinistes. Je ne connaissais pour ainsi dire personne à Paris et chaque passant m'intriguait, car je me demandais s'il n'était pas un de ces hommes dont la renommée enseigne le nom à leurs semblables.

Chaque jour, je me figurais rencontrer tel ou tel poète que j'aimais, tel prosateur que j'admirais, tel doctrinaire que je détestais et cette folie de vouloir nommer des inconnus me fit commettre de plaisantes méprises. Un petit vieillard, que je croisais souvent sur le pont des Arts, devint pour moi Maurice Barrès qui à la gloire d'avoir mérité le surnom d'écrivain patriote, ajoute celle d'être encore à la fin de 1916, le prince de la jeunesse. Je crus reconnaître le philosophe Tarde dans un homme aux cheveux longs qui marchait lentement en faisant craquer les cailloux d'une allée du parc Monceau. Une nuit, on griffonnait sous un bec de gaz et c'était, à mon sens, Moréas ou Henri de Régnier.

Le long des quais, à chaque crépuscule, quelqu'un me dépassait. C'était un homme robuste, dans la force de l'âge. Il portait manteau noir, chapeau haut de forme et foulard blanc négligemment noué autour du cou. Il marchait vite, des papiers sous le bras, stationnant un instant devant un livre et après l'avoir rapidement feuilleté, le remettait soigneusement à sa place.

Quelquefois je le vis appeler le bouquiniste et payer le livre... De temps en temps, l'inconnu s'arrêtait et, tourné vers la rue, il regardait en souriant l'animation d'un pont. Une fois, un saltimbanque qui faisait des tours, près de l'Institut, retint une minute son attention. Une autre fois, il regarda complaisamment deux chiens qui se querellaient.

Les premiers temps que je le vis, je ne nommai pas l'inconnu, mais je l'appelais : le Fabuliste, le comparant à La Fontaine duquel je me figurais qu'il avait les allures.

Un soir où, avant la tombée de la nuit, tel qu'un Alceste paré de ses rubans et prêt à s'assombrir, le ciel, un peu nuageux, avait par places des bandes vertes, je vis le fabuliste inconnu, le promeneur philosophique, l'amateur de livres et de spectacles dans la rue, regardant vers ce ciel délicat.

La première étoile apparut distincte, mais brillant à peine, l'inconnu fit un geste, puis s'en alla, marchant très vite. Son geste ?... Je crois bien qu'il avait envoyé un baiser à l'étoile. Aussitôt, je nommai l'inconnu. Il devint pour moi : Remy de Gourmont.

C'était lui-même qu'intéressaient toutes les choses : les bêtes et les astres, les livres et les rues, l'humanité et l'amour qui émeut toute la nature. J'eus depuis l'occasion de le visiter et de le reconnaître...

Il écrivit un jour : « Comme nous sommes ignorants de nos véritables gloires ! » En Angleterre, où je passais quelque temps en 1904, on me demandait : « Connaissez-vous Remy de Gourmont ?... Comment est-il ?... Que dit-il ? » Et je répondais : « Remy de Gourmont est vêtu d'un frac couleur carmélite... Quand il est chez lui... Il vit parmi les livres, les gravures de toutes les époques... Il parle à peine. » Ailleurs, plus tard, on me demanda : « Parlez-nous de Remy de Gourmont... Nous le connaissons... C'est un Bayle un peu moins savant mais plus lyrique que celui du Dictionnaire. »

Et je répondis : « Plus libre encore : il n'est pas de la Religion... »

Lors d'un dîner, à Paris même, en 1910, 1911 ou 1912, il y avait des professeurs de faculté, des critiques, des journalistes. Quelqu'un parla de Remy de Gourmont :

« Gourmont ? dit quelqu'un. Un imprimeur... Ses caractères grecs sont fameux... »

— « Gourmont ? dit un autre. Un peintre... Il y a de lui au Louvre une Nativité... »

Nous connaîtrons toujours bien mal nos vraies gloires...

Je visitai la première fois Remy de Gourmont en 1903. J'allais lui demander de la copie pour Le Festin d'Ésope que je venais de fonder. Sans m'en refuser, il ne m'en donna point mais j'eus l'occasion de voir sa demeure, capharnaüm singulier de livres, de cartes postales, de vues d'optique. On était introduit auprès de « l'Ogre » par Mme de C*** qui mourut peu de temps après lui. Il était vêtu de sa robe monacale. Et la description que je fis plus tard de ce vêtement à un de mes amis de Londres lui donna envie de posséder un portrait de Gourmont dans ce costume. Je pus satisfaire le désir de mon ami en envoyant le portrait reproduit par un hebdomadaire franco-anglais qui parut quelque temps à Paris et dont Gourmont était un des plus importants collaborateurs.

Plus tard il monta d'un étage et je le visitai souvent, chaque fois que j'avais pu échapper à Mme de C*** qui guettait les visiteurs derrière une fenêtre de sa cuisine qui donnait sur l'escalier et les happait au passage pour leur raconter les histoires les plus singulières du monde que je rapporterai un jour. Je rencontrais aussi Remy de Gourmont au Mercure de France ou au café de Flore et son visage qui passait selon les jours, du rose au lilas foncé me faisait penser à ces baromètres fantaisistes où la robe d'une danseuse passe ainsi du rose au lilas.

Remy de Gourmont se trouvait justement au Mercure de France le jour où j'apportai ce beau dessin de Picasso, mon portrait qui figure en tête de mon recueil de poèmes Alcools (sauf cinquante exemplaires qui n'ont pas de frontispice), Remy de Gourmont regarda le dessin et bégayant ou presque comme ce silencieux avait coutume de s'exprimer, il me manifesta le désir de causer avec l'artiste. Je lui amenai Picasso quelques jours plus tard et Gourmont nous montra des livres, des gravures, parla de Cézanne. Il nous donna à, chacun un bois de je ne sais plus quel ami de Gauguin et fit emporter à Picasso quelques papiers de garde anciens et dont il avait les doubles. Bref il se montra non seulement généreux mais aussi loquace qu'il pouvait l'être.

Je retournai le voir à quelques jours de là. Il me dit qu'il ne souhaitait rien tant qu'un portrait cubiste de sa personne. J'en parlai à Picasso mais il avait autre chose à faire et comme il ne connaissait pour ainsi dire pas Remy de Gourmont ce portrait lui aurait donné trop de travail.

Je pensais qu'il serait bon toutefois de fixer par le dessin quelques attitudes de Remy de Gourmont et je m'en ouvris à mon ami Raoul Dufy qui m'avoua que depuis longtemps il souhaitait prendre des croquis de l'écrivain normand son compatriote.

La première fois que nous y fûmes, Mme de C*** nous arrêta au passage et ayant appris notre dessein nous dit que pour elle « l'Ogre » ressemblait à un corsaire malouin, il y avait même, à ce propos, un secret qu'elle ne voulut pas dévoiler. Elle nous retint si longtemps que le lendemain nous montâmes chez Remy de Gourmont à quatre pattes et sans faire de bruit afin qu'elle ne s'aperçût pas de notre venue. Nous lui fîmes ainsi deux visites pendant lesquelles Dufy ne cessa pas de crayonner.

Et ces croquis sont ce que l'on possède de plus vivant sur cet illustre mort qui se plut à dissocier un si grand nombre d'idées qu'il ne faut point s'étonner si au gré de ces dangereuses dissociations les siennes ont parfois varié.

Ce n'est pas encore le temps semble-t-il de dire la place qu'on lui assignera dans les lettres françaises comme polygraphe, journaliste, vulgarisateur scientifique et philosophe, essayiste, romancier ou poète. Mais dès à présent on peut dire de lui qu'il fut un des meilleurs écrivains de son temps.

Au sein du symbolisme dont il demeura une des figures les plus curieuses et les plus audacieusement indépendantes, les tendances de Remy de Gourmont évoluèrent d'un catholicisme poétiquement satanique au plus complet déterminisme.

Un reste de cette magie littéraire qui fut une des conséquences les plus singulières du satanisme baudelairien n'apparut encore et de la façon la plus inattendue la première fois que je tentai d'amener Dufy à l'auteur du Latin mystique.

Il y avait belle lurette que Remy de Gourmont avait renoncé aussi bien au mysticisme qu'à Satan, à ses pompes et à ses Œuvres pour embrasser !a cause d'un scepticisme qui n'allait pas sans anxiété. Quelques jours auparavant je l'avais entendu au Mercure de France déclarer que non seulement il était impossible de croire en une religion quelle qu'elle fût mais qu'encore il était certain que la conscience ne pouvait subsister après la mort.

Ce jour-là Mme de C*** nous cueillit au passage Dufy et moi et après nous avoir dit ce que j'ai rapporté plus haut touchant la figure de « l'Ogre » elle se répandit en plaintes qui ainsi qu'à l'ordinaire prirent une tournure magicienne, témoignant de la grande importance qu'avaient eue autrefois dans la maison les sciences occultes.

« Il a voulu monter à l'autre étage, nous dit-elle, et se séparer de moi. je lui ai retiré mon pouvoir. Qu'il se contente de celui de l'Amazone. Vous la connaissez ?» Nous le déniâmes Dufy et moi car nous n'étions pas au courant, « je lui ai retiré mon pouvoir, continua-t-elle, c'est tant pis pour lui. Il ne fera plus rien de bon, plus rien, vous verrez. Et il le sait cet ogre, il le sait. L'autre jour, il a tenté de me remettre sous sa puissance. Dans son cabinet de travail, là-haut, il faisait des passes magiques pour m'attirer. Il réussit presque, je me sentais entraînée irrésistiblement, lorsque soudain en passant devant le buffet de ma salle à manger j'eus l'idée de me jeter par terre. J'étais ainsi plus difficile à mouvoir. Avec le courage que donne le danger aux désespérés j'ouvris le tiroir du buffet et en tirai un couteau avec lequel je coupai le charme... Mais je l'avais échappé belle. De rage, il a dû grincer des dents, là-haut, le vieux corsaire.»

Nous la laissâmes tandis que reprenant les bas qu'en bonne ménagère elle ravaudait soigneusement elle se flattait d'avoir définitivement échappé à l'Ogre.

Après que Dufy eut pris ses croquis, je n'eus plus l'occasion de revoir souvent Remy de Gourmont. Je le rencontrai une fois au café de Flore, où j'allai le trouver en compagnie de son ami Ardengo Soffici. Nous le trouvâmes très changé. Je regrettai que Dufy ne fût pas là pour croquer l'écrivain des Epilogues en chapeau haut de forme. En nous allant Soffici me dit qu'il avait l'impression de la mort prochaine de notre grand ami. C'était peu de temps avant la guerre. On a dit qu'elle l'avait bouleversé et qu'il en était mort. Il m'écrivit deux ou trois fois durant la guerre et lorsque je lui envoyai mon petit recueil polygraphié à vingt-cinq exemplaires devant l'ennemi. : Case d'Armons, il en écrivit dans La France un petit « papier » qui est un témoignage touchant de ce bouleversement que la guerre avait porté dans cet esprit plein d'une curiosité anxieuse mais ferme et lucide. Et les dessins de Dufy rendent merveilleusement l'expression à la fois sereine et désolée que ce mélange d'assurance et d'angoisse mettait sur son visage disgracié par la nature et cependant plein d'une étrange beauté.

Raoul Dufy : Quelques expressions de Remy de Gourmont, Mercure de France, octobre 1916


Lettre d'Apollinaire à Alfred Vallette du 19 octobre 1914

Apollinaire vu par Remy de Gourmont