1. « Le Christ aux romans », Les Livrets du Mandarin, rédigés par René-Louis Doyon, 4e série, numéro double 4 et 5, 1942

2. « Le Christ aux romans » [seconde version], Les Livrets du mandarin, rédigés par René-Louis Doyon, 5e série, n° 5, Etrennes 1957-1958

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3. « Remy de Gourmont Empereur de la Chine », Les Livrets du mandarin, rédigés par René-Louis Doyon, 5e série – N° 3, Printemps-Eté 1957

REMY DE GOURMONT « EMPEREUR DE LA CHINE »

Dans un livre récent, essentiellement documentaire, M. Lanoiselé a tenté une histoire de sa profession et de ses tenants, les bouquinistes de Paris, avec leurs avatars, les aventures, les épigones de cette noble et particulière profession. L'ouvrage est dans son ensemble utile et le premier sans doute, consacré tout entier à la corporation, qui a maintenant son statut, ses armoiries et même son prix ; autant de raisons pour qu'il pique la curiosité de ceux qui s'intéressent aux petits métiers de Paris. De plus les documents authentiques reproduits là secondent l'intérêt ; l'ensemble est sans doute un peu court, sec mais utile, encore qu'un peu incomplet, car ce qui touche à l'histoire et aux lettres aussi directement que les livres est fort étendu et réserve toujours des découvertes, des retouches, des suppléments. Il faut donc aider à la tentative de M. Lanoiselé en la rendant davantage aux lettres qu'au commerce et aussi à l'aventure de ces témoins de la pensée les livres destinés à des migrations imprévues. M. André Billy a voulu s'ajouter à ceux des écrivains qui ont honoré les bouquinistes et a rappelé sa chronique oubliée. Il a bien fait. Parmi ceux qui connurent le mieux les quais et ont le plus intelligemment fouillé leur boites, l'Empereur de l'intelligentsia d'alors et de la Chine, est sans conteste le grand Remy de Gourmont. M. Lanoiselé a oublié ce nom important, comme celui d'André Malraux, qui lui aussi fut un chanceux chineur. Le bouquiniste attire à son commerce un personnage dont nul n'a encore écrit la physiologie, c'est le chineur. La Chine est le mot conventionnel admis pour désigner la recherche ardente, patiente de tout objet qui manque à un ensemble ou est digne d'y être joint et le chineur celui qui s'adonne à cette quête souvent passionnée et quelquefois variée, souvent décevante et d'autres fois sottement satisfaite. Il y a donc le bouquiniste, qui est acheteur et marchand de livres, gravures, timbres, médailles et documents, et le chineur qui est le chercheur de tout ce qui peut satisfaire ses curiosités et ses goûts.

Il ne faut pas confondre l'un et l'autre, il se peut qu'un bouquiniste soit un ardent chineur ; il est rare qu'un chineur soit commerçant patenté. Remy de Gourmont fut un incomparable chineur, mais ne fut jamais un bouquiniste. Dans un livre que j'ai édité par défi aux sectaires qui l'ont écrit, feu Laquerrière, qui de journaliste et d'écrivain infécond devint bouquiniste, mit cette légende en circulation par ce propos ambigu qui peut se rattacher à la chine ou à la bouquinerie : « Le plus représentatif d'entre nous fut sans contredit Remy de Gourmont » et d'ajouter qu'après sa révocation de la Bibliothèque Nationale, Gourmont le Grand (il avait au moins trois frères) se mit à fouiller les boîtes. Voilà qui est simpliste. La curiosité de Gourmont n'a pas attendu cet accident pour transformer l'homme en un prodigieux chercheur et un connaisseur universel. Un peu plus loin, le même chroniqueur est aussi dubitatif en écrivant : « Remy de Gourmont aurait, dit-on, été titulaire d'un étalage. Jamais il ne reçut d'argent d'un client ni ne lui fit l'article. Par contre il confiait les livres à une Madame... Chaque soir, il venait très ponctuellement quérir la recette ». La fable ainsi habillée assez hypocritement est sans preuve. Les bases sont inexistantes, Gourmont n'avait aucune qualité pour se voir attribuer des boîtes de bouquinistes ; de plus il ne vendait pas ses propres services, enfin il venait depuis toujours sur les quais pour sa propre satisfaction. On sait même que depuis son affreuse infirmité faciale, Gourmont n'aimait pas que ses amis et ses connaissances plus ou moins familières l'abordassent quand il explorait les boîtes de livres. Il était même recommandé de respecter cette sorte d'incognito. Si on l'abordait il devenait agressif, et même rompait. La qualité des livres qu'il a acquis et qui enrichissaient son immense érudition ne permettent pas de le voir, lui mauvais marcheur, venir quotidiennement faire des opérations, des trocs, des marchandages. Ainsi donc cette légende n'a aucune raison d'être accréditée d'autant que Gourmont a par deux fois à ma connaissance parlé des bouquinistes en observateur et en ami mais non en confrère. Les peupliers du quai d'Orsay. Un de ces textes vaut d'être reproduit pour être joint au livre dans quoi il devrait figurer ; il a été écrit lors de la proposition de transformer le quai d'Orsay, d'en supprimer les arbres et de surcroît les bouquinistes. « L'ingénieur est content, il va enlaidir... enfin, et surtout, faveur qu'on ne lui avait pas octroyée, il va expulser des bords de la Seine la littérature en plein vent que l'on tolère comme une concession nécessaire au goût perverti de la triste rive gauche. Ce fut le dernier rêve de M. Haussmann, célèbre par les travaux d'embellissement, de nettoyer une bonne fois les parapets. Il supputait que les livres exposés là gâtaient la sévère beauté des ingénieux moellons étagés le long du fleuve avec un art ignoré de l'antiquité la plus reculée ». Suit une diatribe contre cet abominable enlaidisseur et destructeur de Paris que fut ce préfet exécrable, et Gourmont d'achever : « Il est à craindre qu'après le bouleversement les quais ne reprennent assez vite cet air coutumier de bibliothèque champêtre que nulle puissance administrative ne pourra détruire tant qu'il y aura des malheureux enclins à préférer ta compagnie des livres à la compagnie des hommes ». C'est bien le chineur qui parle, le merveilleux archiviste de l'intellectualité, et l'observateur de son temps. Cet homme fit et fut la gloire du Mercure de France plus qu'Albert Thibaudet ne fut le docteur de la Nouvelle Revue Française ; il en a été aussi le génie et il l'avait marqué de son amour de la liberté et de son goût aristocratique des idées ; l'élan qu'il lui a donné s'est maintenu jusqu'en 1937 avec cette revue de quinzaine dans quoi tout pouvait être discuté, tout écrit avec audace violence et surtout vérité. Un Marnold, sorte de Léautaud mais érudit et éblouissant, un Léautaud singulier, un Mandin modestement savant et le probe Magne, et d'autres ont bénéficié de cette lumière et ont porté au pinacle cette revue sans comparaison alors. Nulle part ailleurs si ce n'est en politique, on aurait pu lire sous cette plume d'or froid mais d'or, des observations de cet ordre et de cette liberté : « Les hommes qui pensent ont besoin de la liberté de penser comme les hommes qui b... ont besoin de la liberté de b... ; mais que peut bien faire le peuple de la liberté de penser et un eunuque de la liberté de b... ? » Tout Gourmont est dans cet aveu, il n'est pas douteux que le nouveau Mercure l'eût rejeté dans les ténèbres extérieures pour son savant mépris des conformismes, des timidités ou des concessions ; son absolutisme a précipité sa fin à cause des insistances qu'il dut subir pour consentir aux servitudes de l'union sacrée. C'était un prodigieux brasseur d'idées et les générations intellectuelles d'avant 14 ont été sa meilleure clientèle. II est un peu oublié mais on reviendra à ses études claires, intelligentes, rationalistes et d'un lucide pessimiste. On peut dire qu'il a été à lui seul, le vrai grand Mercure de France, comme il y eut le Grand Port-Royal de Saint-Cyran, le processif d'Antoine Arnaud et celui purement métaphorique de M. de Sacy. Mme de Palhadile, cette vierge veuve qui habitait les ruines aux Champs et y durcit sa vertu au delà de 90 ans, disait avec une touchante simplicité qu'il y avait un quatrième Port-Royal, le sien celui des vestiges et des ombres... mais revenons, aux bouquinistes qu'a honorés Gourmont. Pourquoi le livre de Lanoiselé n'a pas mis au palmarès de ses gloires André Malraux et parmi les originaux Emile Van Moé ? Il y manque aussi beaucoup de professions libérales qui sont passés du métier au plein vent. Pourquoi ne pas avoir, aussi un chapitre anecdotique consacré aux chercheurs et aux trouvailles, telle que celle du manuscrit de Diderot. Le neveu de Rameau, ou de cette Saison en Enfer trouvée pour un franc vers 1914 ?

Dans un livre tout récent, J.-K. Huysmans et ses amis, écrit de morceaux joints comme un puzzle et riche seulement d'une correspondance inédite (Grasset) on n'est pas surpris de mettre à l'honneur des bouquinistes le nom de Huysmans. Et comment ce bimbelotier d'art littéraire n'aurait-il pas été client des boîtes. Voici son regret unique quand il fut oblat à Ligugé, celui des quais, il s'exprime ainsi de Paris : « Je ne regrette que les quais et encore les quais où il y a des boites à bouquins, oui ma promenade sur le coup de 4 heures, le furetage, dans ces boîtes, oui, cela je le regrette, je l'avoue il ne me reste que la chasse au catalogue... Si j'étais riche, j'installerais des boîtes sur les quais du Clain, là, en face, et je ferais renouveler le stock tous les mois... Je ne regrette que les quais... »

Les quais gardent-ils leur originalité et réservent-ils autant de surprises heureuses. II est à craindre que non ; les bouquinistes sont la plupart fort avisés et souvent prévenus ; il en est cependant fort peu qu'un sérieux critérium arme pour de justes appréciations. Ils sont nombreux et fréquentés. La visite de leurs boites est un rite des visiteurs de Paris, une des occupations des flâneurs ; les vrais chineurs ont un autre comportement... La profession est cependant menacée de s'avilir et elle tend de plus en plus à devenir un commerce de tirages illimités pour des titres de tout repos dont Les Fleurs du Mal, Le Rouge et le Noir sont les prototypes. Certains éditeurs en exécutent de grands tirages variés qui passent pour occasions sur les quais. La vente de gravures repiquées dispense aussi le bouquiniste d'expérience et de connaissances spécialisées. Ajoutons aussi que malgré les circulaires administratives, la pornographie la plus basse alimente généreusement certains profiteurs d'un métier pénible. Cependant par le fait de l'institution, le bouquiniste demeurera encore longtemps sur les quais et des livres intéressants viendront y échouer en une étape imprévue. C'est la part du hasard qui maintiendra au bouquiniste des chances et aux chineurs des surprises. En somme, les bouquinistes sont des personnages qui font partie du rouage parisien si amusant et si varié. Il y a bien « les marchés aux puces », un peu partout, les ramblas à Barcelone, la Blatte à Liège et d'autres marchés de plein vent où le pire gît avec le meilleur, mais les quais de Paris sont les mieux achalandés et les bouquinistes sont avec eux, un élément vital de la Cité.

[texte communiquéé par Maurice Poccachard]


A consulter :

- René-Louis Doyon et Remy de Gourmont

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