1. Premier semestre — 1903 — pp. 477-478 :

M. Remy de GOURMONT. Le Problème du Style, Paris, in-18, 278 pp. Ed. du Mercure de France, 1902.

Dans cette œuvre, l'auteur étudie les conditions selon lesquelles, à son sens, se développe naturellement le talent d'écrire. Et rien de mieux ; car la question est intéressante à plus d'un titre. Mais M. de G. a donné cette étude en cherchant à faire, de son aveu même, une réfutation. Et alors le « problème » important déborde le cadre : deux écoles sont en présence, l'école classique, dite avec un mépris nauséeux école universitaire ; l'autre modern-style, dite des esthètes, dont le Mercure de France, nouveau genre, est la feuille préférée. Le représentant de la première, — encore qu'il n'appartienne pas à l'Université, — est M. Ant. Albalat, dont l'Art d'Ecrire... eut un réel et mérité succès, auteur de la Formation du Style, qu'il s'agit pour M. de G. de réfuter. M. Albalat affirme que, dans le style, il y a une partie de métier à apprendre, une partie de procédés à savoir, tout un côté positif, réel. A ces affirmations la seconde école substitue des doutes, « parce que le doute est libérateur », et nie qu'on puisse apprendre quelque chose sans imiter, en ajoutant que « l'imitateur est un invertébré ». C'est donc un duel, qui avait eu sa première reprise quand M. Albalat combattait, en sa Formation du Style, l'Esthétique de la langue française de son présent contradicteur ; et un duel dont le hasard me fait ici juge de camp en une périlleuse situation. Approuver M. Albalat, désapprouver M. de G., et je passe aussitôt pour un pédantissime docteur, l'animal indecrotabile dont parle le Francion de Sorel, pour un rétrograde pédagogue. Et ce sont choses disgracieuses. Au lieu qu'il serait si élégant d'adorer le paradoxe ; d'apprécier, — ainsi que le fait M. de G. dans son Chemin de Velours, — la casuistique des Jésuites : d'être faisandé quelque peu ; de nier le goût et ses preuves ; de déclarer incorrects, et aussi cacophoniques, les grands écrivains, — qui sont petits ; — et de dresser sur les ruines de la rhétorique le temple de la chicane subtile, où l'on pontifierait en prêtre sectaire de la sophistique et de l'esthétisme. Alors, ivre de discussions, prêtant des sottises à son adversaire afin d'en avoir meilleur marché, ergotant et ratiocinant, on édifierait des théories séduisantes, mais impuissantes peut-être, qui ne tiendraient compte dans le problème du style ni de son anatomie, ni de son mécanisme. Et si ce pontife, si ce ratiocineur avait tout le talent exquis de M. de G., que nous pèserions peu lourd dans sa main, et que de pavés nous décocheraient, convaincus, les esthètes de sa suite, qui n'ont d'ailleurs ni idées, ni style ! — Un goût ? Il y a donc un goût ? — Des règles ? Il y a donc des règles ? — Oui, certes, et c'est par la connaissance de ce goût, par la pratique de ces règles que le style — même particulier – s'acquiert. Non, M. Albalat ne veut pas limiter, — en quoi il aurait tort, — le style au pastiche adroit ; non, il ne compte pas nous faire acquérir un style inspiré des auteurs illustres. Mais il déclare, — et avec raison, — qu'il y a de grands modèles, dits classiques, et qu'à force d'étudier leur pensée puissante et leur style génial, de se pénétrer de leur goût impeccable, on arrive à développer ses qualités personnelles, — oui personnelles, — et à se former à leur école, sans être contraint de tomber dans le « bovarysme » et la servilité, et sans renoncer à son originalité, — si l'on en a.

Pour moi, je voudrais poser une question à M. de G. : « Qu'écrirait et comment écrirait un homme, — même né esthète, — qui n'aurait jamais rien lu, même Homère, même Fénelon, même Taine ? » Sa composition et son style auraient sans doute de l'originalité, mais quels seraient-ils ? Et sans doute n'aurait-il pas mieux fait de lire Montaigne dont M. Albalat prêche l'utilité ; et Pascal « à l'idée toute nue, raccourcie, souple, violente » ; et Bossuet « l'écrivain complet » ; et d'autres encore, comme faisait La Fontaine :

« J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi. »

Mais voilà ! C'est bien banal, ce que j'écris là, et les esthètes qui me liraient n'en ont cure.

A cette partie importante de son livre, M. de G. ajoute quelques Essais du même goût : de l'influence de la littérature étrangère sur la nouvelle poésie française ; la question de l'E muet, dont la prononciation passionnée, — car nous nous passionnons, paraît-il, — est le résultat d'un conflit entre l'œil et l'oreille, et où le Petit traité de Poésie française de Th. de Banville est appelé « monstrueux » ; — diverses Questions d'Art et de Grammaire, où se retrouvent les merveilleuses qualités et les défauts voulus, cherchés, extra-naturels de l'auteur. Mais il faut bien prêcher quelque croisade contre « les barbares assermentés et diplômés ». Pauvres barbares ! Si l'on savait le mal qu'ils ont pour arriver à mettre dans des têtes de débutants quelques idées saines, et à former leur style, quittes à se sentir heureux, — beaucoup plus tard, — quand certains de ces débutants sont devenus des esthètes... avec un peu du talent prestigieux de M. de G. lui-même !

Pierre BRUN.


2. Deuxième semestre — 1916 — p. 282

RÉMY DE GOURMONT. Dans la tourmente (avril-juillet 1915), Paris, Crès, 1916 ; in-12, XIII-129 p.

Miné par la maladie qui devait l'emporter avant la soixantaine, Rémy de Gourmont n'écrivit pas moins, presque jusqu'au bout, son petit article quotidien, avec la philosophie particulière qu'il portait en toutes choses, trouvant, comme le dit son frère dans une préface émue à ce recueil, « la suprême joie de la vie à chercher les raisons de la folie humaine et à contempler le visage contracté de sa propre sensibilité blessée ». Voici quelques-unes de ses pensées ; il y en a bien d'autres qui pourraient être mises en relief et utilement méditées :

« La guerre a augmenté la sensibilité aux dépens de l'intelligence. L'ironie a disparu de la littérature écrite, et l'ironie est le signe de la sérénité intellectuelle. La guerre, qui a exalté l'idée de patrie, en a aussi montré le besoin chez l'homme. On voit des hommes se faire tuer pour celle qu'ils pourraient avoir. Le dernier état des choses n'est pas toujours une amélioration ; c'est toujours un progrès. La bêtise, en ces temps-ci, se masque de bonne volonté. C'est même là son danger. Il faut de la perspicacité pour découvrir, sous la grimace de patriotisme, la grimace de vanité, et du courage aussi. Les destructions sont les vengeances anticipées d'une défaite inévitable ; ce sont de mauvais calculs. Après avoir presque tout détesté en Voltaire, j'en aime aujourd'hui à peu près tout. Tout ce qu'il a loué méritait d'être loué et tout ce qu'il a bafoué méritait le mépris. Voltaire est un étonnement. Ce qu'il y aura de terrible, après la guerre, ce sera un bouleversement de valeurs tel qu'on n'en aura jamais vu de pareil... Il régnera longtemps une indulgence terrible... Il faudrait dès maintenant prendre une résolution : celle d'être attentif à ne pas confondre avec l'expression littéraire l'expression sentimentale d'émotions par lesquelles nous ne sommes que trop prêts à nous laisser tromper. Je hais l'imprécision et je la rendrais volontiers responsable de tous les maux. La bêtise humaine, l'avidité et la vanité humaines, loin d'avoir désarmé devant la douleur, y trouvent de nouveaux prétextes à leurs manifestations. »

On a dit de Rémy de Gourmont qu'il était le dernier des encyclopédistes ; il se montre tel jusqu'à la fin par la variété des questions dont il traite et la clarté dont il se fait un devoir d'honneur. Son retour tardif à Voltaire n'a surpris que lui-même : par le fond de son talent, et quelles qu'aient été ses préférences passagères, il était de sa famille.

S. REINACH.

[textes entoilés par Mikaël Lugan]