Comme la fermeture de Tortoni, comme celle du Chat noir, la fermeture du Vachette, en 1912, fut une date. [...] Jusqu'alors Antoine Albalat siégeait deux fois par jour au Vachette pour y maintenir la tradition. Deux fois, par jour, oui ! Et avant son mariage trois fois ! « Mes amis, avait-il dit ce jour-là, me voilà marié, mais il a été bien convenu entre ma femme et moi que rien ne serait changé dans ma façon de vivre. Je continuerai à venir ici après le déjeuner, avant le dîner et après le dîner. Et, en effet, Albalat, marié, avait continué de venir trois fois par jour de la rue Mazarine où il habitait, occuper une place sur la banquette du Vachette, mais, chose curieuse, ce fut de ses amis que son mariage dérangea les habitudes. [...] s'étant trouvé seul au café plusieurs fois de suite après le dîner, le nouveau marié se résigna à rester chez lui le soir. Mais les deux réunions d'une heure et de six heures de l'après-midi furent rigoureusement maintenues jusqu'au jour où la clôture du Vachette provoqua une seconde dislocation et où ne subsista plus que la réunion d'après le déjeuner qui durait réglementairement jusqu'à trois heures.

Antoine Albalat nourrissait une passion à peu près exclusive pour les lettres et, si l'on tient compte de ce que son goût pouvait avoir, vu son âge, d'un peu timide, il s'y connaissait autant qu'un autre. Trois choses ont contribué à le rendre ridicule : le titre imposé par son éditeur à un essai didactique qu'il avait composé sur le style : l'Art d'écrire enseigné en vingt leçons, la riposte que fit à cet essai Remy de Gourmont dans son Problème du style, et le vers parodique qu'un jour Jean Moréas exhala d'une voix claironnante en effilant sa moustache de Palikare :

Albalat, Albalat, Albalat, morne plaine !

simple allusion à la calvitie de l'excellent homme, mais les mal intentionnés voulurent y voir autre chose. Chauve, Albalat l'était d'une façon provocante et depuis longtemps, puisque, dans la fleur de ses vingt ans, il avait été réformé pour calvitie ! [...] « Je vois ce que c'est, lui avait dit le major, syphilis héréditaire ! Réformé ! » [...] Je dois ajouter que la nudité de son crâne ne contredisait nullement la finesse de son visage à l'ovale allongé, si toutefois elle n'y ajoutait pas quelque chose. Il y avait dans ses traits et dans sa barbiche en pointe on ne savait quoi d'un personnage du Greco. Il avait d'ailleurs du sang espagnol, le vrai nom de son père était Alvalad.

Jusqu'à l'âge de quarante ans, il avait mené, dans la petite ville provençale de Brignoles, la vie de journaliste et de célibataire, multipliant les ravages parmi la population féminine de cette aimable sous-préfecture. C'est encouragé par Mme Adam et Alphonse Daudet, dont il avait appliqué consciencieusement les procédés de travail, qu'il était venu à Paris. Son roman, Marie, est, selon la formule consacrée, un petit chef-d'œuvre. Je souhaite à beaucoup de mes jeunes confrères, infiniment plus prétentieux que ne l'était Albalat dans son âge mûr, d'être capables d'en faire autant [...].

André Billy, « Le groupe Albalat » , Le Pont des Saints-Pères, Arthème Fayard, 1947.


Tels autres de ses ouvrages, l'Esthétique de la langue et le Problème du style créaient une science nouvelle, entre la Sémantique des philologues et l'Art d'écrire des rhétoriciens. De ceux-ci il ne faut d'ailleurs pas se moquer toujours. Gourmont avait commencé à rédiger son livre en réponse à l'Art d'écrire en vingt-cinq leçons d'Albalat, et souvent il eut raison, mais parfois aussi Albalat n'eut pas tort. Le plus joli geste fut encore celui de l'Académie française qui, ayant à décerner un prix, le partagea également entre les deux adversaires (Henri Mazel).


Pneumatique du vendredi 8 avril 1904, adressé à José Maria de Heredia :

Monsieur et cher maître,

J'ai bien des remerciements pour l'heureux résultat que vous avez obtenu, car c'est à vous que je dois cela.

Je suis très sensible à ce témoignage spontané d'estime.

Merci aussi de cet empressement si amical à me prévenir aussitôt.

Le nom d'Albalat, en finale, quelle épigramme ! Cela amusera bien des gens autour de nous.

Veuillez me croire votre dévoué admirateur.

Remy de Gourmont.

On lisait dans Le Figaro du 11 avril :

« L'Académie française n'a pas seulement pour elle le lustre et la magnificence, elle vient de prouver qu'elle sait aussi, quand il lui plaît, montrer de la fantaisie.

« Dans sa dernière séance, elle partageait le prix Saintour de la façon suivante : 1,5oo fr. à M. Remy de Gourmont pour son livre Le Problème du style, et 5oo fr. à M. Albalat, auteur de diverses méthodes sur l'art d'écrire.

Or le livre de M. Remy de Gourmont n'est qu'une longue et savante réfutation des procédés de M. Albalat. Ceux-ci y sont, un à un, examinés, jugés, condamnés ; tout au long du livre, leur auteur est fortement houspillé.

Voilà un large et bienveillant éclectisme ; l'illustre compagnie a voulu sans doute insinuer par là avec discrétion qu'aucun procédé ne lui paraît absolument sûr pour fabriquer un écrivain.

Il faut bien reconnaître, toutefois, qu'elle semble accorder quelque préférence aux conclusions de M. Remy de Gourmont puisqu'elle lui donne 1,5oo fr. Mais, d'autre part, les méthodes de M. Albalat ne lui paraissent point si réprouvables, puisqu'elle lui offre 5oo fr.

Tout de même, M. Albalat va être fort embarrassé pour célébrer la générosité des académiciens. Peut-être, l'âme assagie par la fréquentation des classiques, le verrons-nous couronné, battu et content. »

(R. de Bury, « Les journaux : L'éclectisme de l'Académie française », Mercure de France, mai 1904, p. 505-506).


SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Jeudi a eu lieu cette séance traditionnelle. M. Boissier y a lu son rapport sur les concours littéraires [...]. Nous ne pouvons suivre, faute de place, M. Boissier dans ses longs développements ; il passe en revue successivement, les ouvrages couronnés : les Derniers Jours de Saint-Pierre, par Rémy Saint-Maurice ; la traduction des Psaumes de David, par Mme d'Eyrargues ; le Lactance, de M. René Pichon ; les livres sur le « Style », de MM. Albalat et Rémy de Gourmont [...] (Les Annales politiques et littéraires, n°1118, 27 novembre 1904, p. 346).


Sur un prix d'Académie.

Cher Monsieur Vallette,

Dans ses souvenirs sur les « Samedis de J.-M. de Heredia », dans la Revue hebdomadaire (1), M. Antoine Albalat écrit :

Quand l'Académie décerna un prix à mon contradicteur Remy de Gourmont (pour l'ensemble de ses œuvres) en même temps qu'un prix à moi-même pour mon volume : le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains, Heredia me raconta comment cette décision avait été prise. « Nous avons été forcés, me dit-il, de donner un prix à Gourmont. Il paraît qu'il n'est pas très heureux et qu'il a besoin qu'on lui vienne en aide. D'autre part, Brunetière a fait observer qu'on ne pouvait décerner un prix à Remy de Gourmont sans vous en offrir un à vous, sous peine de paraître prendre parti dans une querelle littéraire. On a donc décidé de partager le prix entre vous deux. »

Je ne sais pas si vraiment Heredia a prononcé ces paroles absurdes que lui prête M. Albalat, je ne le crois pas, car ces paroles signifieraient : « Gourmont est un pauvre hère, sans aucune espèce de talent, tout le monde le sait, mais il est si malheureux, si abandonné, si pauvre, en outre, que nous avons été forcés de lui faire une aumône. Mon cher Albalat, vous qui avez un vrai talent, et même une sorte de génie, puisque vous avez corrigé comme il convient le style de Stendhal et enseigné enfin aux hommes, en 24 leçons, l'art d'écrire, acceptez de partager avec votre malheureux confrère, le modeste prix académique... »

Tout de même Heredia ne se serait pas mépris à ce point, et cette histoire me paraît parfaitement ridicule. Sans être riche, Remy de Gourmont vivait largement de son cerveau, et personne n'a jamais songé à le plaindre. Ce fut Gaston Boissier qui lui offrit spontanément ce prix académique, sans qu'il l'ait jamais sollicité. Mais, en le partageant avec l'auteur de l'Art d'écrire en vingt leçons, l'Académie fit le choix le plus drôle, le plus ridicule ou le plus ironique du monde.

R. DE BURY.

(« Echos », Mercure de France, 16 octobre 1919, p. 379-380

(1) 4 octobre 1919.

Armand Colin, 1992

R. de Bury, « Les journaux : Le lion et les poètes », Mercure de France, 1er janvier, 1907, p. 149-150

Henri Mazel : « Antoine Albalat », Annales africaines, n° 23, 1er décembre 1935 (409)