vendredi 1er mars 1912, p. 4

Lectures françaises

Divertissements de M. Remy de Gourmont

L'écrivain riche et divers qui est l'auteur savant de la Physique de l'amour, l'auteur profond du Chemin de velours, l'auteur délicieux du Songe d'une femme, M. Remy de Gourmont a aussi composé des poèmes. On en a lu parfois au cours de ses ouvrages : fioritures, broderies, enjolivures, jeux de docte liseur qui a marginé son livre d'enluminures symboliques. C'était alors cela. C'est peut-être plus que cela, se dit-on aujourd'hui que le poète intermittent réunit ses vers en un volume qu'il intitule : Divertissements.

« Mais si c'est surtout pour moi-même, écrit-il dans la préface, c'est aussi pour quelques-uns et pour quelques-unes que je donne ce ballet. » Le recueil, édité avec art dans les « Maître du livre » par Georges Crès et Cie, n'est en effet tiré qu'à un petit nombre d'exemplaires. C'est une œuvre qui ainsi reste intime. Elle est née à des heures singulières de la vie du prosateur artiste : « Les poésies de joie n'ont pas fleuri dans les moments les plus heureux, ni les plus douloureuses dans les jardins les moins ensoleillés ». Comme à d'autres que la musique seule des mots ne satisfait point, on peut croire que les vers ne lui sont pas le plus naturel ou le plus spontané moyen d'expression : « C'est sans doute un malheur pour le poète quand il s'aperçoit enfin qu'il y a peut-être plus de poésie dans un regard ou dans un contact de mains qu'il ne saurait en créer avec la pus adroite et la plus périlleuse construction verbale. » Bien que nulle loi, sauf celle de l'harmonie, ne régisse l'ordonnance de ses poèmes, l'auteur ne se dispense point de dire, de redire plutôt, en passant, ce qu'est selon la technique poétique :

Les poètes l'ont enfin compris, que les autres l'admettent ou non : ils doivent se fabriquer, ou avoir l'air de se fabriquer eux-mêmes leur instrument. C'était, paraît-il, une coquetterie des vieux artisans d'avant les machines, de façonner leurs outils de leurs propres mains pour leurs propres mains, au lieu de les recevoir tout faits de l'industrie indifférente. C'est plus que jamais la coutume parmi les poètes de ne se servir que d'un vers dont ils aient ordonné, à leur mesure, le degré de flexibilité. Encore que je me sois plié çà et là à l'antique rigidité du vers romantique, ou plutôt parnassien, j'ai un faible pour le vers incertain né au temps de la jeunesse, au nombre incertain, aux rimes incertaines. Certes, si la langue française était, comme la langue latine, tout en syllabes sonores, également, avec des temps forts ou faibles, soumises à la prononciation, le vers plein serait de tous les vers celui que je préférerais ; j'ai essayé, en d'autres pages, de dire la beauté de sa plénitude ; mais le phonétisme français contient trop de lettres muettes auxquelles une versification purement nombreuse accorde, verbalement, une vie et une sonorité factices, et pour un homme des en deçà de la Loire, déplaisantes.

De ceux qui aiment les vers, et d'un amour éclairé, tous n'admettront pas la cadence de certains poèmes des Divertissements. Pourtant ces Hiéroglyphes, qu'on put lire voici déjà vingt ans dans Sixtine,

O pourpiers de mon frère, pourpiers d'or, fleur d'Anhour

ont un rythme et une douceur qui émeuvent encore le lecteur mûri.

Ailleurs, comme dans Moritura, où l'art de l'équilibre, du volume et du modelé est tout baudelairien, on se laisse aller au plaisir sans effort :

Dans la terre torride une plante exotique,
Penchante, résignée : éclos hors de saison,
Deux boutons fléchissaient, l'air grave et mystique ;
La sève n'était plus pour elle qu'un poison.

Et je sentais pourtant de la fleur accablée
S'évaporer l'effluve âcre d'un parfum lourd,
Mes artères battaient, ma poitrine troublée
Haletait, mon regard se voilait, j'étais sourd.

Dans la chambre, autre fleur, une femme très pâle,
Les mains lasses, la tête appuyée aux coussins.
Elle s'abandonnait ; un insensible râle
Soulevait tristement la langueur de ses seins.

Mais ses cheveux tombant en innombrables boucles
Ondulaient sinueux comme un large flot noir
Et ses grands yeux brillaient du feu des escarboucles
Comme un double fanal dans la brume du soir.

Les cheveux m'envoyaient des odeurs énervantes,
Pareilles à l'éther qu'aspire un patient,
Je perdais peu à peu de mes forces vivantes
Et les yeux transperçaient mon cœur inconscient.

Dans la mélancolie de ce Songe, il y a une douceur, une tendresse et une pitié qui font de sa musique la voix même de l'amour recueilli :

Je voudrais t'emporter dans un monde nouveau
Parmi d'autres maisons et d'autres paysages
Et là, baisant tes mains, contemplant ton visage,
T'enseigner un amour délicieux et nouveau.

Un amour de silence, d'art et de paix profonde :
Notre vie serait lente et pleine de pensées,
Puis, par hasard, nos mains un instant rapprochées
Inclineraient nos cœurs aux caresses profondes.

Et les jours passeraient, aussi beaux que des songes
Dans la demi-clarté d'une soirée d'automne,
Et nous dirions tout bas, car le bonheur étonne :
Les jours d'amour sont doux quand la vie est un songe.

Il y a d'autres poèmes de sensuelle rêverie qu'il faut lire dans la solitude des chambres, les soirs où la vie réelle paraît décevante ou quand le temps est mauvais : les Divertissements sont faits pour être vus et non pour être commentés.

Lorsque M. Anatole France, en décembre 1892, présentait aux lecteurs de la « Vie littéraire » du Temps le jeune philologue M. Remy de Gourmont, qui venait de publier le Latin mystique, il vantait l'érudition et l'art de cet écrivain audacieux. Vingt années ont passé depuis lors et l'œuvre de M. Remy de Gourmont s'est accrue et a grandi. Nulle n'est plus complexe : romans, critique littéraire et philosophique, science même, il fut curieux de tout et fécond parallèlement. On ne reconnaît pas tout de suite aujourd'hui le « mystique » que jugeait naguère M. Anatole France. Pourtant il semble que quelque chose de catholique demeure en ce païen qui ne s'indigne point de la morale des jésuites, dans le Chemin de velours, qui ne dénigre pas Voltaire et souvent l'apprécie, et qui suit avec une attention intéressée, depuis plusieurs années, la marche de l'esprit nouveau ou, plus justement moderne. Mais si le mot « catholique » paraît là entaché d'impropriété, celui de « français », quoique plus vague, convient mieux pour qualifier ce qui reste immuable dans l'inspiration et l'expression de cet auteur. Ce qui a pu déconcerter ceux qui ne le lisent qu'occasionnellement, c'est qu'il fait volontiers le tour d'une idée, la « dissocie » et la montre sous tous ses aspects. Il ne fabrique point d'absolu, mais nous offre tout le relatif qu'il rencontre et qu'on ne peut que rencontrer à chaque pas. Sa philosophie n'est cependant ni sceptique ni désespérée ; elle est au contraire tout animée de l'amour de la vie ; elle n'est pas sévère, mais forte.

M. Remy de Gourmont est un Normand de très ancienne lignée : pas sa mère, il descend de la famille de Malherbe ; un Gilles de Gourmont fut le premier imprimeur de textes grecs et hébreux ; d'autres Gourmont étaient peintres et graveurs au quinzième et au seizième siècle. Une telle ascendance explique en partie cette originale et noble figure. On a dit souvent de lui qu'il était un « bénédictin ». Toute son existence paraît attester en effet que sa fonction naturelle est d'écrire ; mais quand on le lit, on remarque qu'elle est surtout de penser. Ce solitaire n'a jamais cessé de regarder la vie. Son jugement est aussi peu « livresque » que possible. Ce déchiffreur de textes oubliés ou secrets lit assidûment les journaux où s'inscrit pêle-mêle l'histoire du présent. Il n'a pas construit de système, parce qu'il ne croit pas aux systèmes. Sa morale est sans doute qu'il faut vivre avec courage. Il ne l'a pas formulée, mais il donne l'exemple d'une carrière probe, digne et hautaine, et la jeune génération, qu'il a évidemment influencée, mais sans prétendre à lui donner des leçons, lui voue l'admiration et la reconnaissance intellectuelle que l'on garde aux très hauts esprits.

Jean LEFRANC.

[texte communiqué par Vincent Gogibu]

29 septembre 1915, p. 5

MORT DE M. REMY DE GOURMONT

Nous apprenons avec un vif regret la mort de M. Remy de Gourmont. C'est un deuil pour le Temps, dont il fut de 1910 à 1913 l'un des collaborateurs littéraires et où il publia notamment des Souvenirs du symbolisme qu'on n'a peut-être pas oubliés. C'est un deuil aussi pour les lettres françaises, dont M. Remy de Gourmont était un des représentants les plus purs. M. Remy de Gourmont s'était révélé vers 1890, aux temps de l'école symboliste, dont M. Charles Morice dans sa Littérature de tout à l'heure, avait été l'enthousiaste prophète et dont il devint bientôt l'analyste impeccable. Son premier livre fut un roman intitulé Sixtine. Il publia en 1892 une étude littéraire sur le Latin mystique.

Sa collaboration au Mercure de France dont il n'avait pas tardé à devenir le collaborateur le plus considérable, lui conférait une autorité sans conteste sur la littérature nouvelle. C'est au Mercure de France qu'il a donné la plupart des études, des romans et des poèmes qui ont illustré son nom.

M. Remy de Gourmont était né le 4 avril 1858 au château de la Motte (Orne).

Après avoir fait ses études au lycée de Coutances et à l'université de Caen, il fut attaché à la Bibliothèque nationale. C'est vers cette époque de sa vie (1891), que sous l'influence des idées anarchistes qui avaient cours, il publia un article assez violent dans lequel il répudiait la cause de l'Alsace-Lorraine. Cet article le fit révoquer de ses fonctions à la Bibliothèque nationale. Il ne devait pas tarder à faire amende honorable à cet égard ! on sait que son dernier livre, publié par l'éditeur Champion, Pendant l'orage, est une ardente protestation contre la guerre que l'Allemagne fait au monde civilisé.

M. Remy de Gourmont laisse un fils [sic], M. Jean de Gourmont qui s'est fait apprécier comme littérateur. Nous lui adressons, ainsi qu'à nos confrères du Mercure de France, l'expression de nos bien vives condoléances.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]

3 octobre 1915, p. 6

NECROLOGIE

Les obsèques de M. Remy de Gourmont ont eu lieu hier à Saint-Thomas d'Aquin, à 10 h ½. L'absoute a été donnée par l'abbé Cabazeux [?], chanoine honoraire, curé de la paroisse.

Le deuil était conduit par le vicomte de Gourmont, M. Henry de Gourmont, M. Jean de Gourmont, frères du défunt, et Mlle Marie de Gourmont, sa sœur.

Une assistance nombreuse, composée particulièrement des notabilités du monde des lettres et des arts, était présente. On y remarquait :

MM. Alfred Val[l]ette, directeur du Mercure de France ; Henri de Régnier, de l'Académie française ; Georges Lecomte, président de la Société des gens de lettres ; Gustave Kahn, Rosny aîné, Albert Métin, Paul Adam, Tristan Bernard, Jean Marnold, Henry de Groux, Henri Albert, prince Cantacuzène, Paul Fort, etc.

L'inhumation a eu lieu au cimetière du Père-Lachaise, où des discours ont été prononcés par : MM. Henri de Régnier, de l'Académie française, au nom du Mercure de France ; Georges Lecomte, président de la Société des gens de lettres ; Maurice Ajam, député, au nom de la France ; Dutot, au nom de la Dépêche de Toulouse ; enfin M. Xavier de Carvalho, au nom de l'Amérique latine et de la Nación, de Buenos-Ayres, a adressé un éloquent adieu à l'éminent écrivain.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]

5 novembre 1915

FEUILLETON

- « Remy de Gourmont », par Paul Souday