LES COULEURS DE LA VIE

C'était jadis une coutume, en telles provinces, en Normandie, par exemple, ou en Bretagne, de vouer !es enfants au bleu. Le vœu était limité à un certain nombre d'années, sept, quatorze ou vingt et un, probablement à cause des vertus aussi considérables que mystérieuses du nombre sept. Le plus souvent on s'arrêtait à ce dernier chiffre, âge de raison, dit l'Eglise, qui ne met jamais trop tôt, à son gré, la main sur les consciences et sur les volontés. C'était charmant pour les petites filles, quoique un peu monotone ; c'était, au contraire, bien gênant pour les petits garçons. Mais il paraît que cela préservait des maladies de l'enfance, que cela attirait sur le « voué », la protection des dieux, je veux dire de la Vierge et de la cour céleste. Les personnages divins, habitant le ciel, qui est bleu, étaient en effet vus en bleu par l'imagination populaire, et adopter leur couleur, prendre leur livrée, c'était se mettre à l'abri sous leur puissance, c'était se concilier leurs bonnes grâces.

Des femmes, par un symbolisme analogue, mais beaucoup plus compliqué et plus varié, élisent souvent une couleur et y ramènent autant que possible, autant que le permet la mode, tous les éléments de leur toilette. Il est fort difficile de deviner le motif de leur choix. Elles-mêmes ne savent trop que dire. Souvent elles croient avoir choisi la couleur ou la nuance qui fait le meilleur cadre à leur teint ou qui s'harmonise le plus franchement au ton de leur chevelure. Mais souvent elles s'égarent. Celles qui aiment le bleu vif seraient bien plus jolies avec du vert très pâle ou du rose foncé, par exemple. Elles en conviennent, mais pour la forme : une force secrète les maintient dans la couleur qu'elles ont voulue par instinct, couleur sous laquelle elles vivront, sous laquelle elles connaîtront l'amour et toutes les joies et toutes les larmes de la vie.

Non seulement les femmes, les hommes ont une couleur. Nous avons l'air de la choisir. C'est la nature qui nous l'impose, c'est elle qui nous voue à la nuance qui sera notre atmosphère préférée.

Tel qui ne sera jamais bien gai entre des tentures rouges s'épanouira dans le vert ou dans le jaune. Les astrologues disent que nous sommes dominés par une planète dont l'influence règle notre destinée. Ce n'est pas très facile à comprendre. Personne ne niera, au contraire, le rôle des couleurs dans la vie. Cette femme aurait-elle déchaîné la passion qui fait son bonheur si sa robe, ce soir-là, avait été rose et non mauve ? Qui le sait ? Il faut si peu de chose pour charmer l'œil et si peu de chose pour le chagriner. Une fausse note et le concert qui nous enlevait nous fait rire. Le nez de Cléopâtre, dit Pascal, s'il eût été plus court, la face du monde était changée. Moi je crois que Cléopâtre était plutôt, comme Didon, selon le mot de Scarron, « un peu camuse, à l'Africaine » . C'est peut-être la nuance heureuse de sa tunique, l'harmonieux ton de son péplum qui vainquirent Antoine et le couchèrent aux pieds de la reine d'Égypte. L'histoire, qui bavarde souvent si mal à propos, est muette sur cette question capitale. Cependant, si j'avais à écrire la vie de Cléopâtre, je l'écrirais en vert, en vert Nil, bien entendu, et personne, je pense, ne serait assez effronté pour me contredire.

Ecrire des vies ou des contes en telle ou telle couleur (1), c'est ce que j'ai essayé récemment, et cela n'a pas laissé d'être quelquefois assez délicat à ordonner. Il y a des femmes bleues, il y en a de roses, de mauves et de rouges, c'est-à-dire que l'on ne peut guère se les représenter qu'associées avec l'une des couleurs ou de ces nuances. En concevant une vieille fille encore avenante, fort dévote et pourtant de mœurs très équivoques, je n'ai pu la voir qu'en violet. Le conte est violet d'un bout à l'autre, il m'a été impossible d'y introduire une nuance différente ; j'aurais cru commettre une grosse faute d'harmonie. La dame est vouée au violet : la coiffer d'un chapeau bleu ou rose, c'eût été une sorte de sacrilège, dont elle-même aurait été fort effarée. Est-ce pour cela que sa petite vie de vieille fille trouva sur le tard de si heureuses, quoique si perverses journées ? Sans doute, car le violet, qui est sa couleur, est aussi sa logique, et l'on se trouve toujours bien d'avoir respecté la logique de sa destinée.

Maintenant, je n'ai prétendu, en m'amusant ainsi, ni à réformer l'esthétique, ni à révolutionner les conditions de l'art d'écrire. J'ai joué avec une boîte de pastels, tout simplement, et j'ai aimé les couleurs pour elles-mêmes, une à une, un peu comme le fait, le singulier et grand artiste Odilon Redon, dont les fleurs sont si vivantes qu'on veut les respirer.

Nous avons des couleurs préférées. Des goûts et des couleurs... Cet aphorisme n'est point aussi frivole qu'on pourrait le croire. Nietzsche, qui n'était point un esprit badin, le cite volontiers. Il est un argument pour la philosophie individualiste et pour la liberté des opinions. Il est encore un argument, et non moins valable, pour le déterminisme et la philosophie de la nécessité. Car les couleurs que nous aimons, ce n'est point par choix, mais par une secrète sympathie qu'il nous est impossible de raisonner. L'étude des goûts et des couleurs devrait faire partie de la psychologie. Peut-être même y trouverait-on les éléments d'une science nouvelle. Il n'est pas indifférent d'aimer le rouge ou d'aimer le vert.

Le goût du rouge signale la rudesse, et le goût du vert, la douceur du caractère. On sait d'ailleurs que le rouge est un excitant, tandis que le vert engage au repos et à la rêverie. Les ateliers de la maison Lumière, où l'on prépare les plaques photographiques, avaient d'abord des vitraux rouges mais cela amenait de telles effervescences, les hommes et les femmes commençaient, au bout de quelques heures de roue, à se regarder avec des yeux si éclatants qu'on dut avoir recours à des vitres d'une nuance pacificatrice. Les hommes des grandes villes, surexcités par le discord des bruits et des couleurs, ne retrouvent un peu de calme qu'au milieu des bois et des prairies et sur le bord de la mer, qui est verte, quand elle n'est point bleue. Le bleu est des plus lénifiants, et c'est grâce à son ciel bleu, sans nul doute, que le Midi peut supporter l'éclat de ses étés, la pourpre de ses automnes.

La couleur a son importance. Avant de nous lier avec un ami, avant d'entreprendre la conquête d'une femme, observez quelles sont leurs couleurs favorites. Songez en même temps à la vôtre, et tâchez de faire d'heureux mélanges. Si vous aimez le rouge, accueillez une pointe de bleu qui peut former un agréable lilas ; et si c'est le bleu qui vous charme, ne repoussez pas le jaune ; ce mélange vous donnera toutes les nuances du vert et assurera la paix de votre vie. Que de malheurs arrivés par les combinaisons maladroites de couleurs ennemies ! Mais surtout craignez le violet. Il n'est point de ton plus perfide ; c'est, parmi les couleurs de la vie, la plus instable et la plus hypocrite.

(1) Couleurs, contes nouveaux ; Paris, Mercure de France, 1908.