Soyez prudent, lui dis-je, vous allez vous faire bigorner, il y a des bons tireurs en face. Ne vous faites pas repérer...
Alors, me dit-il en clignant de l'œil, vous ne vous souvenez pas ? Il n'y a pas si longtemps que ça...
En effet, j'ai comme un vague souvenir, nous avons déjà dû nous rencontrer...
Je vous le donne en mille.
J'en donne ma langue au chat.
Allons, je vais vous aider. C'était à Saint-Germain-des-Prés...
... ?...
Au « Café de Flore »...
Au « Café de Flore » ?...
Voyons, deux, trois jours avant la déclaration de la guerre...
Attendez !... j'y suis... vous étiez à la table du fond, la table d'angle, vous étiez en grande conversation avec Rémy de Gourmont... Quand je suis entré...
C'est ça. Vous y êtes... et je n'ai jamais oublié, Blaise Cendrars, l'histoire du lépreux que vous nous avez racontée...
Je me souviens. Rémy de Gourmont était très impressionné par un article du « Temps » qui donnait la statistique des lépreux dans le monde et parlait d'une recrudescence de la lèpre en France. Alors, je lui ai raconté l'histoire du lépreux dont je m'étais débarrassé en lui faisant absorber une jatte de lait. C'est le premier homme que j'ai tué. J'étais tout gosse...
Et depuis, vous avez fait mieux, je pense. Vous permettez ?...
Et l'agent de la Sûreté tira encore un coup de fusil.
Que je suis content d'être ici, me fit-il. C'est chic, la guerre...
Vous arrivez de Paris ? lui demandai-je.
Oui, j'en viens.
Et pourquoi ?
(Blaise Cendrars, La Main coupée, Editions Denoël, 1946, p. 241)
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