Le plus beau vers français (suite) (L'Intransigeant, 21 avril et suiv.). — Petites villes d'Italie (La Dépêche, 2 avril). — Le petit nombre des élus (Journal du Havre, 22 avril). — Stendhal et Casanova (L'Intermédiaire, 30 avril). — Sur un vers de Sainte-Beuve.

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Il n'y a plus guère que dans les journaux de province qu'on trouve de bons et solides articles de critique littéraire. On peut même dire que, d'une manière générale, la qualité de cette presse, inconnue à Paris, est supérieure à celle de la presse parisienne, qui n'opère plus qu'avec le reportage, le crime, les potins de théâtre, vils entre tous.

Voici, pris au hasard, le Journal du Havre. Il me donne un sérieux article, un peu touffu, peut-être, sur « le petit nombre des élus », les rares qui arrivent, non pas même à comprendre, mais à sentir les œuvres d'art. L'auteur, M. Henri Malherbe, étudie toutes les avanies que la peur du nouveau infligea aux écrivains et aux artistes du dix-neuvième siècle, et il conclut que si l'on est incapable de comprendre, il faut du moins respecter.

J'ai entendu, nous dit M. Henri Malherbe, contester et même injurier Mallarmé, Régnier, l'exquis Francis Jammes. Dans vingt ans, toujours au nom de la tradition, on les opposera aux nouveaux venus. Ce que je dis des poètes, il est évident qu'on peut le dire des peintres, des musiciens, de tous ceux qui se refusent au surmoulage, au pastiche, et ne veulent pas être les serviles imitateurs de leurs devanciers.

Tous les grands novateurs, au début, ont été pris pour des acrobates qui dansaient sur la corde raide. On attendait que la corde cassât et l'on se réjouissait à la pensée que l'audacieux Icare tomberait dans le vide et se briserait les reins. Quelques-uns de ces Icares ont volé jusqu'au soleil, exemple : Beethoven, Berlioz, Wagner. Le grand argument des endormis contre ce qu'ils appellent dédaigneusement les nouveautés, c'est avec la tradition (nous avons vu ce que ce mot signifiait pour eux) la clarté. La clarté, que de fois j'ai été agacé, voire irrité par ce vocable blanc qui ne veut rien dire. Que penserait-on d'un homme qui vous dirait : la science de Berthelot est peut-être admirable, j'ai lu de ses ouvrages, cela manque de clarté. Pour vous, peut-être, pour moi qui suis un ignorant, et j'en pourrais dire autant du calcul différentiel pour lequel aucune étude ne m'a préparé.

On peut être très intelligent et ne rien entendre aux choses de l'art.

Mieux, je sais des écrivains de grande valeur qui avouent détester la musique. Victor Hugo était, paraît-il, de ces derniers.

Que d'hommes de valeur capables de gouverner un peuple et incapables de juger un poème ou une peinture ! S'ils ont du jugement (un homme de valeur doit en avoir), ils se taisent et acceptent l'opinion des gens qualifiés. Mais que penser de l'ignorant, de l'homme atteint de cécité esthétique et qui dogmatise sur les questions d'art ? Il est si simple de se taire. Je vis une fois, dans une exposition, un brave paysan qui regardait les tableaux. Il tenait son chapeau à la main comme dans une église et marchait sur la pointe de ses gros souliers. Il respectait évidemment ce qu'il ne comprenait pas. Cette attitude est très belle.

On pourrait la recommander à M. Doumic

R. de Bury.

(« Les journaux », Mercure de France, 16 mai 1909, p. 348-349.)