M. Joachim Merlant, auteur du Senancour, dont nous avons rendu compte ici, s'est trouvé mal jugé ; aussi, usant de son droit de réponse, nous adresse-t-il le petit article ci-dessous. II n'y a pas de mérites absolus, en critique, et je n'ai prétendu, dans mon article, que donner ma sincère opinion sur le livre de M. Merlant. Je crois bien que nous ne saurions nous entendre, puisque M. Merlant appelle santé morale ce que je persiste à qualifier de maladie morale.

Mais voici cette réponse :

Brest, 29 décembre 1907.

Monsieur,

Vous commettez, à propos de mon essai sur Senancour, quelques erreurs assez fortes pour qu'il me soit permis d'invoquer le droit de réponse.

D'abord, vous vous avisez que l'œuvre de Senancour est « une perpétuelle, analyse psychologique, et comme une confession de ses multiples déceptions ». Ai-je négligé de le dire ? deviez-vous, là-dessus redresser mes idées ? Mais je n'ai fait autre chose que de le montrer frappant à toutes les portes de la sagesse, passant d'expérience en expérience, jusqu'au jour où il a trouvé, dans une sorte de christianisme encore très imprégné de doute, une sécurité relative.

« La maladie de la certitude, dites-vous, le prit, coïncidant sans doute avec un état d'infirmité physique. » Je crains de vous mal comprendre : l'inquiétude passe généralement pour une maladie, mais qui a jamais vu un signe morbide dans l'effort d'une intelligence vers l'ordre ? Vous ajoutez qu'il serait intéressant d'étudier cette « concordance » : il vaut la peine, sans doute, d'étudier, comme j'ai essayé de le faire, l'influence de certaines tares sur la débilité morale d'un homme, — il vaut la peine de voir comment il a su recouvrir quelque vigueur et santé morale. Mais, si je vous entends, il aurait donc fallu prouver que la décrépitude de Sénancour date du jour où il a cessé de se complaire; dans l'instabilité ?

Vous me faites dire qu'il a trouvé un sens à la vie, « presque tout fait d'ailleurs, dans les dogmes d'une religion ». J'ai établi, au contraire, que sa pensée fut toujours anti-dogmatique, à tort où à raison, il aurait cru s'enchaîner en admettant un dogme. Vous me prêtez donc une erreur,— ou un parti-pris, — dont je ne suis pas coupable, en déclarant que mon livre est pénétré de l'esprit de secte. La preuve que vous en donnez est au moins singulière : j'ai dit que Senancour était devenu ce qu'on appelle aujourd'hui un protestant libéral ! Mais c'est vrai, — lisez-le. Vous m'incriminez, pour avoir avancé que les Libres Méditations expriment sa vraie pensée (vous auriez dû dire : le dernier état de sa pensée, pour être tout à fait exact ; je trouve beaucoup de vague dans l'emploi que vous faites ici du mot vrai ; de vague, et, sans que vous l'ayez voulu, d'équivoque). Mais c'est lui qui le dit, à maintes reprises ; je n'avance rien, en cela, que je ne prouve. Que cela confirme ou dérange la notion que nous nous étions faite de lui, il faut bien en convenir. Il vous est loisible de regarder l'œuvre de Senancour, Obermann passé, comme non avenue, au point de vue de la poésie ou de l'art, — vous trouverez là-dessus, dans mon livre, de quoi vous satisfaire, —mais j'ai lieu de m'étonner que vous m'accusiez de déformer un auteur, pour l'avoir représenté sous ses formes successives, sans en avoir sacrifié, rétréci ou atténué aucune, il me semble.

Ceux qui, vous ayant lu, Monsieur, ne se tiendront pas pour dispensés de me lire, verront avec quelque surprise que, dans mon grand livre de trois cent dix-sept pages, soixante pages à peine traitent de l'évolution religieuse de Senancour, et vingt-cinq des Libres Méditations, qui sembleraient, à vous en croire, m'avoir caché tout, le reste.

Ils se demanderont ainsi quel est ce « poison moral » que vous y dénoncez, et ce qui vous autorise à me ranger dans une secte. Vous me peignez, ou peu s'en faut, comme un pasteur qui chercherait parmi les morts des recrues de distinction. En vérité, je ne suis pas de ceux qui excluent le protestantisme de la tradition française ; mais je ne pensais pas avoir fait œuvre de prosélytisme, pour quelque église que ce fût.

Vous relevez mon allusion à la fatuité de Stendhal ; si je ne craignais d'être agressif, je vous demanderais s'il existe par hasard une secte stendhalienne, et si je l'ai imprudemment offensée. Mais je n'éprouverais nul plaisir à dire plus de mal de Stendhal.

Je crois savoir que ces lignes, pour obtenir l'insertion, devraient légalement être adressées au directeur du Mercure de France ; mais je sais aussi, Monsieur, que je puis m'en remettre à votre courtoisie, et, en vous demandant de leur donner place parmi vos prochains comptes rendus, je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

JOACHIM MERLANT.

Ainsi donc, Senancour aurait trouvé dans cette sorte de christianisme « une sécurité relative ». Mais il ne faut pas s'en réjouir, une religion n'est qu'une « attitude pour mourir », selon l'expression de M. Jules de Gaultier. Et il n'y a que la vie et les vivants d'intéressants. L'inquiétude, le doute, est pour la vie une attitude bien supérieure. L'inquiétude n'est pas une maladie, mais bien plutôt le désir d'une certitude. Et ce n'est pas paradoxal de dire que les convertis, sont généralement recrutés parmi les affaiblis, les diminués, les malades.

Un protestant, même libéral, est encore un religieux, et un dogmatique. Mais je ne reproche pas à M. Merlant de nous montrer Senancour sous ce jour : j'aurais seulement aimé qu'il nous parlât de ce libéralisme protestant avec un peu plus de scepticisme. Si, comme le dit M. Souriau, une étude n'est scientifiquement faite que lorsque le lecteur est incapable de deviner si l'auteur est catholique ou protestant, il faut avouer qu'ici on ne peut ne pas deviner que M. Merlant a une tendresse particulière pour les idées protestantes, quelque libérales soient-elles. Les idées protestantes, j'appelle cela du poison moral, Je n'ai pas dit que le livre de M. Merlant était mal fait, et je lui souhaite beaucoup de lecteurs. Il résulte de cette discussion qu'il est absolument inutile de lire les Libres Méditations. Obermann demeure un livre curieux, mais qui ne correspond plus du tout à notre mentalité actuelle. Cela a plus vieilli, peut-être, que la Nouvelle Hélolïse. L'Amour seul reste un livre vivant. Je voudrais que l'on recueillit en un volume les meilleures pages de Senancour, peut-être pas les plus significatives de son inquiétude, mais les plus saines, et qui « déformeraient » un peu l'idée qu'on s'est faite de lui.

JEAN DE GOURMONT.