H. de Groux.

Celle qui jamais ne sera séparée de moi, - questa, che mai da me non fia divisa.

Tant voudraient boire à la source où l'on oublie, - moi j'ai bu à la source qui fait qu'on n'oublie pas. En chaque parcelle de mon être, il y a un peu de vous, et tout entière, tu es en moi dans une intime pénétration. Pour t'arracher de moi, il faudrait me dissoudre et m'annihiler. - Et je me laisse aller à cette pensée, qui se prolonge en une rêverie, que sans toi je ne pourrais vivre, et que je veux vivre pour toi. Ame, esprit, sensibilité, tendresse, - intelligence, charme, perfection physique, - chef-d'œuvre, comment ne pas t'aimer, comment ne pas t'adorer, mon impériale beauté, chère dominatrice de mes pensées ?

Lundi, 10 h. - et de toutes les heures de ma vie. (Lettres à Sixtine)

Cette curieuse femme, que nous avons connue entreprenante et passée, chamarrée de bijoux considérables, dont on disait qu'elle en avait pour cinquante centimes, cette curieuse femme avait été extraordinairement belle. Nous avons vu un portrait, datant de son meilleur âge, très éloquent sur la grâce et la délicatesse de ses traits exquis singulièrement émouvants (André Rouveyre).

et voici que dans une salle à manger aux vieux meubles une grosse femme gainée d'un justaucorps violet qui retenait mal les écroulements, apparut avec un sourire joyeux, ne s'interrompant pas d'enduire de pommade le dos d'un chat galeux : Madame de Courrière, la gracieuse Sixtine de Clésinger, l'immortelle Sixtine de pages exquises (Paul Voivenel).

Quelques esprits féminins, originaux ou avertis, lui firent confiance. Il faut citer cette extraordinaire Mme de Courrières, qui eut un rôle d'Egerie diaboliquement courageuse, qui vit l'avenir lucidement, sorte de sorcière de la fortune du pot ! Elle était hautaine, cassante, fantaisiste et horriblement bourgeoise. Je pense que Rémy de Gourmont lui fut très clément en ne la tuant pas... mais c'était la meilleure, quoique la plus farouche des gardiennes des sérails du rêve.

Quant aux autres, elles vinrent tard, pas pour lui, pour elles, seulement, poules picorant la perle sur le fumier qu'est la gloire !... (Rachilde)

A propos des Lettres à Sixtine. - Quelques critiques ont parlé des Lettres à Sixtine comme s'il s'agissait d'un roman par lettres, composé comme le Songe d'une Femme. Non, ces lettres sont de vraies lettres, dont les originaux portent le timbre et le cachet de la poste. Pieusement conservées par Sixtine elle-même, ces pages écrites à la minute même de l'émotion, forment le roman vécu que mon frère devait cérébraliser dans le roman qui porte le titre de Sixtine (J. de Gourmont).

H. de Groux

Quelques années plus tard Remy de Gourmont vint habiter la rue des Saints-Pères. Il y fut suivi par la fidèle et spirituelle Sixtine qui eût pu, si elle avait uni, à des vertus bourgeoises très réelles, une méthode un peu moins capricieuse, devenir l'âme d'un salon littéraire. Elle n'eut jamais le sens de l'heure. Elle devait, par exemple, recevoir des gens à cinq heures et n'était prête qu'à neuf. Elle arrivait au théâtre au milieu du deuxième acte, dans les magasins à l'heure où l'on baissait les rideaux de fer (H. de Gourmont).

Cette année-là [1886] il rencontre à la fois le symbolisme dont il deviendra une des plus brillantes illustrations et celle qui va être son inspiratrice, son égérie et qui lui inspirera Sixtine : la belle et imposante Berthe de Courrière. Cette femme qui défraiera la chronique scandaleuse s'appelle tout simplement Caroline, Louise, Victoire Courrière et elle est née à Lille, rue de l'Entrepôt, le 1er juin 1852, c'est-à-dire qu'elle est l'aînée de six ans de Gourmont. Elle fait des études dans une institution libre de sa ville natale où, si elle apparaît douée pour les arts, elle n'en connaît pas moins le latin et l'italien. Lorsqu'elle a vingt ans, son père meurt, et elle vient à Paris où elle se présente à un sculpteur alors célèbre, Jean-Baptiste Clesinger [...] Les formes généreuses de Berthe de Courrière [...] impressionnent à la fois l'homme et l'artiste, et il en fait sa maîtresse et son modèle, bien qu'il ait près de quarante années de plus qu'elle. Elle passera pour sa cousine, voire pour sa fille. Pendant huit années, jusqu'à sa mort, Clesinger taillera de nombreux bustes de Berthe, c'est elle la Marianne du Sénat, c'est elle aussi qui domine sous forme d'une gigantesque statue, l'Exposition Universelle de 1883 (Maurice Dubourg).

Guillaume Apollinaire fréquentait chez Gourmont. Il allait d'abord saluer Mme de Courrières, qui avait été la maîtresse de Clésinger, et qui, au dire du facétieux visiteur, était âgée de plusieurs centaines d'années. Elle se croyait en butte aux persécutions des carbonari, et montrait une balle logée dans le mur et qui lui était destinée. Elle croyait aussi à la Magie et racontait comment elle avait coupé le lien fluidique qui la tenait enchaînée à Gourmont. Après avoir entendu quelques folies de ce genre, Guillaume montait chez Gourmont et lui parlait de Nerciat, de l'Arétin, de Giorgio Baffo, du Marquis de Sade et de Restif de la Bretonne. (F. Fleuret)

J'apprends que Remy de Gourmont et une de ses amies qui fut curieuse de me voir, en 92, après Le Salut par les Juifs, sont enragés contre moi, j'ignore pour quelle raison. C'est instinctif, sans doute, ces gens ayant leur "conversation in inferis". L'amie serait mêlée, assure-t-on, à des pratiques de messes à rebours, et aurait suggéré à Huysmans quelques-unes des pages les plus odieuses de Là-Bas (L. Bloy).

J'ai, dans la Présidente et ses amis, dit sous quel jour m'était apparue Marie-Louise-Victoire Courière, appelée couramment Berthe de Courière, qui habitait 71, rue des Saints-Pères, le même appartement que Jean de Gourmont. Je la rencontrais souvent dans la cour ou sous le porche de cette vieille maison au rez-de-chaussée de laquelle étaient installés l'imprimerie et le bureau de la Belle Edition. La perruque rousse, le teint couperosé, le visage bouffi, les bras chargés de provisions, elle me tenait d'horribles propos sur Remy de Gourmont et me racontait des histoires de magie où se mêlaient le nom de Huysmans et celui du chanoine Van Haeke, chapelain de la Congrégation du Saint-Sang à Bruges, lequel l'avait proprement envoûtée, à tel point que, se rendant à la gare de Bruges pour reprendre le train de Paris après une entrevue avec ce maléfique ecclésiastique, elle s'était sentie violemment tirée en arrière par l'influence qu'il exerçait sur elle à distance et qu'elle n'avait dû de pouvoir y échapper qu'en s'adossant à un mur. Si ma mémoire ne me trompe pas, le satanique chanoine venait de mourir à l'époque où Mme de Courière me faisait ces extravagants récits, les mêmes, sans doute, par lesquels elle avait incité Huysmans à faire le voyage de Bruges. C'était par elle que Huysmans avait connu l'abbé Mugnier. Elle passait pour folle, on racontait qu'elle avait été internée deux fois. Les habitués de la Belle Edition la fuyaient comme la peste, mais elle leur courait après, ou bien les guettait d'une lucarne donnant sur l'escalier, au-dessus du palier de Remy de Gourmont. A tout le logis qu'elle partageait avec Jean de Gourmont, les bronzes et les plâtres de Clésinger donnaient un air fantastique, accentué par les innombrables cartes postales illustrées dont était tapissée la salle à manger, au surplus pleine d'une pénible odeur de beurre rance (A. Billy).

Egérie du Symbolisme, intime amie et directrice de conscience de plusieurs écrivains et artistes en renom [...], Mme de Courrière manifestait une dilection particulière pour les plus singuliers d'entre les symbolistes [...]. On côtoyait chez elle Filiger [...], Henry de Groux, Alfred Jarry [...]. Jarry ne pourra se garder de railler son hôtesse, si bien qu'un jour de 1896 la rupture éclatera entre lui et Gourmont. Jarry allégorisera Berthe dans L'Amour en Visite, au chapitre intitulé "Chez la vieille Dame". La guerre ayant comblé les cimetières, Gourmont sera enterré dans le caveau du sculpteur Clésinger où, un an plus tard, Sixtine, indécente jusque dans l'autre monde, viendra le rejoindre (Noël Arnaud).

Et j'ai logé, je baise et je câline

R. de Gourmont, dont je suis la cousine (Alfred Jarry).

Berthe de Courrière