Normannia for ever


Et pourtant, ce roman, si inachevé soit-il, est un des plus beaux cris d'amour à la Normandie qui aient été composés. Au fil des chapitres s'accumulent la profession de foi d'une affection supérieure pour la Normandie et son peuple ignorant ; l'intuition des Abbayes d'Art ; l'attachement aux moyens de renormannisation de la province que sont la remise en circulation des prénoms d'origine scandinave, et le recueil scrupuleux des arts, rites et coutumes traditionnels, dont l'art de la broderie inspiré du modèle de Bayeux ; la célébration de Coutances et de son passé légendaire ; la connaissance de l'histoire de la province-duché ; le lien quasi-sacré avec la maison de la rue du Château-Pisquiny, les meubles traditionnels et les mots de la langue... (Jacques Mauvoisin)


Louis Beuve, La Lettre à la morte (roman inachevé), avant-propos de Jacques Mauvoisin,
Cahiers culturels de la Manche, 1999

Le parrain de Mlle Lecesne, en sa qualité de Proviseur du Lycée Impérial, avait tenu à faire partie de la discrète et noble association. On y rencontrait d'autres membres de notre docte université normande, deux ou trois magistrats, la pléiade brillante du Barreau coutançais ; des érudits tels que M. le chanoine Pigeon, directeur de la Société Académique du Cotentin, et M. Emile Sarot dont Remy de Gourmont et M. l'abbé Noël Langlois devaient, un demi-siècle plus tard, tracer l'un, un très fin, l'autre, un très solide portrait.

Grâce à M. Sarot, l'intrépide errant de la curiosité historique, que l'on pouvait rencontrer aussi bien sur les remparts d'Elseneur qu'aux abords du château de Pirou, la « Chambre » se trouvait dotée de nombreux correspondants, la plupart résidant à l'étranger.

« Tenez, ma chère enfant ! dit, un jour, à Léa le Proviseur qui ne tutoyait personne pas même sa filleule, voici des vers inédits que l'on m'envoie de Belgique. On les dirait écrits pour vous Ils sont l'œuvre d'un poète tellement jeune qu'il ne peut être qu'inconnu. Ne dites pas son nom devant votre Marianne elle serait capable de dire qu'il est celui d'un dompteur à la feire Saint-Michi ! Il s'appelle Rodenbach et déjà chante avec un accent incomparable les charmes de sa maison et de sa ville préférée. »

« C'est bien dommage qu'il ne soit né à Coutances plutôt qu'à Bruges — Bruges-la-Morte, comme il l'appelle !... la Normandie qui possède un Corneille, aurait, un jour, son plus que « Lamartine ! »

(1) M. Sarot, ancien avocat, mourut le 12 mars 1922, à l'âge de 86 ans — voir Rémy de Gourmont, La Petite Ville (Société Littéraire de France 1916) page 36 « Le Savant de Province ».

M. Emile Sarot, dit M. l'abbé Noël Langlois, apparaissait comme un de ces antiques hommes de loi normands dont le type s'est gardé à travers des siècles dans la vieille Angleterre. Au physique même il paraissait sortir de la poussière des âges... Il piochait dans les vieux chartriers et suivait avec flair et ténacité la piste des documents, chartiste inné, rompu d'ailleurs à la chicane de la Coutume de Normandie comme à la procédure d'aujourd'hui... Il prétendait à la vérité pure, la vérité nue, la vérité brutale... Il y avait dans cette sorte de bailli en robe, de procureur féodal égaré au siècle moderne, du chevalier justicier, errant dans les chemins creux de l'Histoire. Sa plume était une rapière avec laquelle il faisait sauter ce qu'il estimait postiche, au risque d'égratigner des visages, et par ricochet, pas seulement ceux des ombres rencontrées dans la nuit des temps...

Il ne se contentait pas de solliciter de loin des renseignements et des pièces. Marcheur intrépide, on le rencontrait sur toutes les routes allant vérifier sur les lieux et scruter les détours des antiques manoirs. Il poussait jusque dans les sentiers escarpés de la Hague lointaine, ce berceau normand avec qui les anciennes familles avaient toujours eu quelque accointance et recelant avec la vieille histoire normande dans ses monuments, des lambeaux vivants de la farouche poésie mythique scandinave dans le mystère de ses falaises et la fougue de ses ouragans. (Extrait de La Croix de la Manche à Coutances ; n° du samedi 18 mars 1922).

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Note des Amateurs : La Lettre à la morte parut en feuilleton de novembre 1921 à mai 1923 dans le Courrier de la Manche. Certes, il est inachevé, mais il s'inachève là où il aurait pu s'achever. La devise Normannia for ever est celle du héros de la Lettre : « Normannia for ever ! devint la devise de Tancrède ; et il l'avait forgée, en vrai fils des conquérants, avec des morceaux arrachés à deux langues. »

L'abbé Lair fut le proviseur de Remy de Gourmont. Le 10 janvier 1875, il nota sur son bulletin trimestriel : « Intelligence facile, distinguée, mais qu'il ne peut apprendre à diriger. Il fait un peu trop d'excursions dans le champ de la fantaisie. Qu'il fasse d'abord une bonne rhétorique ; plus tard, il travaillera suivant ses goûts. »

A propos des Tribunaux répressifs ordinaires de la Manche en matière politique pendant la première révolution d'E. Sarot, Remy de Gourmont écrivit, en 1883, dans le Contemporain un article intitulé : « La Révolution dans la Manche », 1883.