Ami de Louis Beuve, Charles-Théophile Féret était aussi lié à Rémy de Gourmont, qu'il s'obstinait à appeler « Gormon » et qu'il sacrait volontiers roi de Danemark...

Il fut d'hier, et son Ancêtre est d'aujourd'hui.
Conquérant des esprits ou Monarque des Anses
Et tous deux destructeurs des indignes puissances,
Ils sont de notre Race un moment ébloui !

Jean Mabire.



Charles-Théophile Féret.

1. « Les fêtes de Coutances en l'honneur de Remy de Gourmont », Belles-Lettres, n° 40, octobre 1922, p. 436-439

2. « Pour Remy de Gourmont », Belles-Lettres, n° 40, octobre 1922, p. 388-390 ; Le Figaro, 1er octobre 1922 ; La Mouette, n° 59, novembre 1922 ; Imprimerie gourmontienne, n° 7, 1923, pp. 21-23

3. « L'ombre de Remy de Gourmont », Mercure de France, n° 623, 1er juin 1924, pp. 564-565


LES FÊTES DE COUTANCES
EN L'HONNEUR DE REMY DE GOURMONT

Les samedi 23 et dimanche 24 septembre, les amis de Remy de Gourmont, à l'appel de son frère, ont honoré le merveilleux écrivain que nous pleurons, dans sa petite ville. Il était né dans l'Houlme, à Bazoches (Orne) ; mais c'est à Coutances que s'écoula son enfance, au collège de Coutances qu'il fit ses études, et c'est là qu'il venait passer ses vacances. Depuis 1918 il n'y retrouvait plus son père, non plus le vieux poète Blier son ancien professeur, qui avait deviné le génie de son élève adolescent.

Gourmont, qui portait d'argent au croissant de sable, au chef de gueules, chargé de 3 roses d'or (et pendant les fêtes ce vieux blason normand timbra l'entrée du Musée Coutançais), avait pour ancêtre un viking, le roi Gormon, prince de Danemark, qui, débarqué en Normandie avec Rollon, y fit souche. On sait quels éminents graveurs, peintres, savants, imprimeurs, nous devons à cette famille, dont Remy fut la fleur suprême. Gilles de Gourmont imprima dans ce pays le premier livre en caractères grecs. Remy comptait François de Malherbe dans son ascendance maternelle.

Voici quel fut le programme des fêtes. Le 23, dans l'Orangerie du Jardin public, exposition de peintures et gravures, du groupe des Imagiers de Coutances, qui, d'une ruelle de la ville, ont pris l'enseigne du Pou qui grimpe. Joseph Quesnel en est l'animateur zélé. (Willette, François Enault, M. et Madame Clément-Chassagne, Georges Laisné, poète et aquarelliste de grand talent, l'admirable Raymond Bigot, d'Honfleur, avec ses canards, ses coqs, chouettes, perroquets, hérons, traités à la manière japonaise et avec une maîtrise digne des meilleurs artistes nippons, A. Burn[o]uf, Jean Thézeloup (étains repoussés), Arlette Bouvier, Raoul Dufy.

On y avait joint une iconographie de R. de Gourmont et exposé plusieurs de ses manuscrits.

A 9 heures, au théâtre municipal, conférence très documentée d'un témoin de la vie de Gourmont, Louis Dumur. Récitation de poèmes et de proses du Maître. Représentation d'une de ses pièces inédites, L'Ombre d'une femme. Le compositeur Woollett, un pur havrais sous ce nom britannique, et un grand talent, avait fait la musique de Simone. Madame Bathory la chanta avec grand charme, aussi Les Saintes du Paradis. Une splendide Picarde qu'un jeune philosophe à mes côtés nommait une hamadryade de crème et d'or, nous dit « Le vieux Roi », fragment de Mariotte et Le vieux Coffret. M. Laisné lut un fragment de Petite Ville.

Le lendemain, le maire de Coutances, M. Leconte, qui fut un camarade d'enfance de Remy, nous reçut à l'Hôtel de Ville avec les amis nombreux du mort, Alfred Val[l]ette, Rachilde, G. Le Cardonnel, G.-L. Tautain, Bernouard et cæteri. M. Souriau, de la faculté de Caen, représentant le Ministre de l'Instruction, publique, improvisa une allocution émue en l'honneur de celui dont on a pu dire que n'étant, d'aucune Académie, il avait des titres éclatants pour honorer chacune des Sections de l'Institut. M. Souriau loua la fécondité littéraire de la Normandie (Salve, Normannia nutrix !).

Et maintenant la fête populaire.

On avait élu des Reines, celle des Lilas, celle des Cerisiers, du Pommier fleuri, de la Rose-au-Bois.

Des chœurs de voix fraîches ont chanté des Rondes et des Chansons normandes d'autrefois. Des chars fleuris ont parcouru la ville encadrés de jouvencelles en costumes anciens, en coiffes de Caux, du Roumois, de Vire et du Bocage, de Lisieux, et du Cotentin. Des fillettes évoluaient sous leurs ailes de gaze, elfes et lutins. Qu'elles furent louées pour leur jeune grâce, les Coutançaises et les Parisiennes un peu effacées par les beautés de la verte Péninsule ! On contemplait de tout près leurs chastes atours, et, pendus à leur cou d'ambre ou de lait, ces bijoux rituels de la vieille province et les Saint-Esprit. Les rues étroites et bossues, d'où s'élance la sublime beauté de la cathédrale, par-dessus tous les murs et tous les pignons, étaient fleuries avec un goût rustique et charmant, et (je crois que c'est à ma prière transmise par Jean de Gourmont) l'on n'avait pas oublié le bouleau, le feuillage cher aux poètes skaldiques.

René-Louis Doyon disait que le jardin public de Coutances était un petit Luxembourg. Moi je le préfère pour son charme plus intime et ses verts plus doux et plus nuancés, au jardin dessiné par Debrosse. Il n'est séparé du vieux logis familial et du verger des Gourmont, que par un chemin profondément encaissé qui fut un saut de loup. C'est dans un carrefour de ce jardin que fut inauguré le buste qui s'élève d'une gaine, d'un terme, en pierre de Lorraine d'un beau grain. C'est l'œuvre très admirée de Suzanne de Gourmont, la charmante sœur que le Maître n'a point connue, la sœur posthume qu'il doit aux noces de son frère Jean. Elle a travaillé d'après une iconographie heureusement abondante ; et chacune de ses cires d'essai, miraculeusement, évoquait une ressemblance frappante de l'auteur de Sixtine, à des âges divers.

N'en doutons pas, Remy l'inspirait, et conduisait le pouce modeleur. Il se voulait revoir aux étapes de sa vie, dans sa jeunesse et dans sa force mûre. Puis, pour la perdurable effigie, il élut une forme un peu hiératique, et pourtant ironique aussi, qui donne une impression très vive de puissance calme et fine. Il était émouvant, pour ceux qui ont aimé Remy de Gourmont, de porter leurs regards du buste au visage d'un autre frère du Mort, présent à la cérémonie, et qui lui ressemble... comme un Ménechme.

Le premier discours fut prononcé par M. Morel, représentant la Société des Gens de Lettres (dont Remy ne fut point). M. Morel a tous les dons, même physiques, de l'orateur, il a dit tout le nécessaire sans être long. M. Marcel Coulon lui succéda, avec une inépuisable éloquence qui n'a point redouté les expressions un peu familières, avec une préoccupation (qui parfois causa une gêne et presque une tristesse) de marquer les limites définitives au génie de Gourmont. Comme si nous les pouvions dès maintenant mesurer ! Réservé le domaine de la Poésie (et pourtant qu'elle est odorante la pommeraie où il mena Simone !), Gourmont grandira au fur et à mesure que nous nous éloignerons de ses cimes. M. Coulon, certes sans le vouloir, a meurtri notre ferveur, et un jour tel ! Le Docteur Voivenel, lui, prononça un discours émouvant. Je passerai pour manquer de mesure dans l'éloge auprès de ceux qui ne l'ont pas entendu. Je ne connais pas d'aussi admirable orateur. Créateur de métaphores naturelles, logiques, neuves, empruntées souvent à la médecine, toujours claires et pour tous, il a su, lui, dont ce n'est pas la profession d'écrire, du moins pas la principale fonction, car nul n'ignore ses travaux, il a su éclairer la formation du génie Gourmontien, montrer les origines, les causes physiques de l'œuvre intellectuelle (mais il n'est pas légitime d'employer ces termes qui semblent admettre deux éléments, alors qu'il n'en est qu'un seul, et puisque tout se doit ramener au mouvement d'une matière unique, modifiée par les chocs qu'elle reçoit). M. Souriau parla de nouveau avec émotion et finesse, et le signataire de ces lignes lut un poème qu'on trouvera ici, et qu'il eût été heureux de remplacer par le texte des discours, si Belles-Lettres y pouvait consacrer trois cents pages.

La cérémonie fut parfois mouillée. Les arbres qui s'étaient vêtus de pourpre et de vermillon, les vignes vierges qui avaient voulu leurs guirlandes plus rouges que les roses, en l'honneur du visiteur d'autrefois qui ne viendra plus sous leurs festons et sous leurs voûtes, mêlaient, leurs larmes à celles de notre adieu ! Le soir, au banquet de l'Hôtel de Ville, l'illustre Jules de Gaultier et le bon poète Jean Royère, rendirent d'autres hommages à Remy de Gourmont, et son frère Jean remercia les organisateurs les visiteurs, les amis. Il lut les excuses de M. Régnier et les télégra[m]mes d'autres absents. Puis nous l'avons suivi à travers les rues noires, mais noires comme de l'encre de Chine, vers le bal des jeunes Reines, qui le jour avaient honoré son frère à pleine gorge, et maintenant le faisaient à bonds et à volées.

CHARLES-THÉOPHILE FÉRET.


Aux jours du grand Exode, un roi du Nord, pour fuir
Les froides puretés des royaumes de neige,
Vers l'orge, et vers le blé, jaloux des privilèges
Du soleil, mit le cap de ses barques de cuir.

Curieux d'autres ciels, d'autres tresses, avide
De voir, d'avoir, aussi de tout renouveler,
II parut, et l'ancien conquérant écroulé,
Le monde, qu'il venait jeter à bas, fut vide.

La forteresse avait chancelé sur le mont,
De voir au loin des flots monter les barques rouges.
Les barons, au créneau, se collaient à leurs gouges ;
Pêle mêle on vit fuir les Saints et leurs démons.

Et la terre sentait le roussi, décimée
De villes et de tours, lande de cendre et d'os.
— « A furore Normannorum libera nos ! » —
Mais bientôt, renaissants de leur propre fumée,

La flèche de Moustier et le clocher roman,
— Avant les flamboiements gothiques de Coutances,
Nefs glorieuses des prières en partances, —
Repeuplaient d'art et d'oraison le ciel Normand.

Ayant été celui qui combat et terrasse,
Le Pirate imposa l'ordre libérateur.
Il jugeait, patient et sagace écouteur,
Avec, derrière lui, la jeunesse des races.

Et, barbare affiné par ses riches butins,
Fier de la langue apprise, aux su[b]tiles cautèles,
II aumônait la rote, appendue à bretelles
Du Trouvère qui chante en Oïl ou Latin.

Et quoiqu'il fut toujours servi par ses Génies,
Ce païen fut aimé des Saintes. L'on disait
Qu'elles venaient de nuit lui chanter leurs versets,
Qu'il devait à leur luth de tendres litanies.

Heureux les commensaux de sa pensée ! Heureux
Ceux qui burent le vin de ses coupes royales !...
Cendre perdue en la ruine abbatiale,
Vieux roi Gormon, si je t'éveille entre tes Preux,

C'est que voici ton fils, et c'est qu'il te demande
Une part de ton bruit, car lui aussi fut roi,
D'un royaume idéal qui sans guerres s'accroît,
L'ouvrier, lui aussi, de la grandeur normande.

Son palais fut celui de la mysticité,
Où, sous l'arcade haute et légère, sa lampe
Jouait en huiles d'or aux pâleurs de nos tempes,
Où du seuil nous tendait les mains la Vérité.

Bois dorés, étains bleus, ferronnières, agates
Nous plongions au trésor de ce capteur de Mots
Qui les aima comme des femmes ; les émaux
D'arts perdus blasonnaient ses coffres de Pirate.

Il fut d'hier, et son Ancêtre est d'aujourd'hui.
Conquérant des esprits ou Monarque des Anses
Et tous deux destructeurs des indignes puissances,
II sont de notre Race un moment ébloui !

C'est ainsi que depuis l'ère de notre Hégire,
Par le Glaive, par les Presses, par le Burin,
Cette Gent prépara le cerveau souverain,
En vingt maquettes essaya la noble cire.

Adieu, Gourmont ! Dans la langue tu vis encor,
Que timbra ton écu d'empreinte impérissable
Toi qui portais d'argent au beau croissant de sable,
Le chef de gueules, que chargent trois roses d'or.

Du culte des Héros les frères ont la charge,
Point de laurier romain sur le front de ce mort,
Mais le feuillage, où vit pâlement notre Nord,
Le bouleau qui frémit à tous les vents du large.

CHARLES-THEOPHILE FERET.

19 septembre 1922.

(Imprimerie gourmontienne, n° 7, 1923, pp. 21-23)

Toi qui portais d'argent au beau croissant de sable... Photo de T. Gillyboeuf.


Lors de l'inauguration de la plaque commémorative du 71, rue des Saints-Pères, le 9 mai 1924, Charles-Théophile Féret lira lui-même le sonnet suivant :

L'OMBRE DE GOURMONT

N'en doutez pas ! L'ombre Elyséeenne inclinée
– La rose d'un sourire à son visage fin –
Vous accueille, et du dieu qu'il n'aimait pas en vain
Le Caducée ailé tremble en sa main fanée.

Il voit la jeune sœur que Jean lui a donnée,
Et ce frère charmant, de sa gloire chauvin.
Le Poète des Jeux rustiques et divins
Lui apporte la myrrhe et l'Ode haut sonnée.

A ces pas reconnus s'émeut d'un souvenir
La Maison de Celui qui ne peut revenir,
Mais qui garde sacréeet sa Lampe et ses Livres.

L'air palpite d'un invisible battement.
Soyez témoins, Pairs et Disciples, que ne ment
Le rêve du génie et l'orgueil de survivre.

(Mercure de France, n° 623, 1er juin 1924, pp. 564-565)


Charles-Théophile Féret