« Les opinions et les écrits de Rémy de Gourmont (suite) »,
Au pays virois, janvier-février 1922, pp. 14-16

Quelques citations un peu osées des Epilogues et du Songe d'une femme, dans mon dernier article, ont effrayé notre très-sympathique directeur. « Vous allez faire fuir les abonnés de la Revue », m'a-t-il dit. » — Cette idée me causa un tel chagrin que je le priai de supprimer dans ma prose tout ce qui ne lui paraissait pas rigoureusement orthodoxe. Ainsi fut fait. Seulement je m'aperçus qu'il m'était impossible de donner une idée, même approchée, des doctrines gourmontiennes, celles-ci étant toujours hétérodoxes. Je suis donc obligé d'arrêter ici mon étude ; les lecteurs du Pays Virois n'ont rien à regretter, car les paradoxes de la Physique de l'Amour ne les sauraient intéresser : en effet, chacun sait que dans notre contrée tous les époux sont des anges fidèles, toutes les jeunes filles des rosières, tous les garçons des rosiers, pour répéter le mot de Maupassant. Le dernier mari trompé ne le fut-il pas au mois de juin 1760 ? L'événement eut lieu à Villedieu-les-Poêles et est assez rare pour avoir fourni le sujet d'un délicieux article paru pour Au Pays-Virois en mai-juin 1921... Or la morale des Lettres d'un Satyre et du Songe d'une Femme enseigne que le seul péché est de se refuser un plaisir et l'amour doit être le seul but de notre activité, tout le reste étant dérisoire. Il est vrai que l'amour de Sixtine est surtout intellectuel, ce qui ne veut pas dire platonique. Bien au contraire. Mais ce sont là des subtilités auxquelles il serait dangereux de s'attarder ; toutefois comme Rémy de Gourmont est un bas-normand de pure race, comme rien de ce qui touche notre contrée ne nous est indifférent, j'espère trouver grâce aux yeux des « Bocains » en parlant de l'influence gourmontienne dans la pensée contemporaine, tout comme je parlerais du rôle glorieux que jouèrent nos hardis Normands dans la colonisation du Canada ou de la Louisiane.

Henri de Régnier a dit de lui :

« C'est un écrivain très haut, qui durera. Son œuvre et son nom glorieux demeureront. Il est de ceux qui honorent les lettres françaises et que la France revendique pour son trésor national...

La diffusion de l'œuvre critique de Gourmont se fera lentement peut-être, mais sûrement et l'admiration passionnée et profonde qu'ont pour elle ceux qui en ont suivi, d'année en année, l'éclosion deviendra le sentiment unanime de quiconque l'abordera dans son ensemble et en discernera mieux ainsi l'importance et la beauté. »

Pierre Louys le considère comme « un grand écrivain qui ne traita guère de problème sans proposer une idée neuve aux réflexions du lecteur ».

Georges Leconte célèbre le poète : « De poésie toute son œuvre est parfumée. Elle demeurera la joie et la volupté de ce solitaire qui après une étude savante des textes religieux, égrénera pour son plaisir ces « Litanies de la Roses » toutes débordantes de sensualité et de couleur, et qui dans leur récital passionné, roulent de si magnifiques images...

Son œuvre est marquée du signe de la vérité. Elle ne s'est point dédiée à un idéal de chapelle, étroit et limité, ayant un nombre restreint d'officiants et de fidèles. Elle respire largement la vie, fortement fondée sur la tradition respectueuse du passé, mais cependant toute tendue vers l'avenir.

Aussi, la voyons-nous durable, certaine de ne point vieillir. »

Il serait fastidieux de citer les opinions des grands écrivains contemporains sur Rémy de Gourmont ; presque tous affirment que son œuvre ne périra pas. J'ignore si le philosophe qui analysa avec tant de malicieuse subtilité la valeur de la gloire et les mérites de son Bureau aurait été flatté de cette prophétie ; mais tout au moins serait-il juste de placer au château de la Motte une plaque commémorative [1] semblable à celle qui rappelle, à Caen, la naissance de François de Malherbe ?

Le Pays Virois se doit de prendre cette initiative et de rendre au petit-fils le même hommage qu'à l'ancêtre ; il est certain que le très-bienveillant propriétaire du château de la Motte, M. le sénateur Oriot, se ferait un plaisir de l'y autoriser.

R. BAZIN.

[1] Il faudra attendre 1975 [note des Amateurs].