1. « Les Beautés du patriotisme », Le Figaro, 18 mai 1891 et Les Écrivains, Flammarion, 1925
2. « Lilith », Le Journal, 20 novembre 1892
3. « Propos galants sur les femmes », Les Écrivains, deuxième série, Flammarion, 1926

1. « Les Beautés du patriotisme », le Figaro, 18 mai 1891 et Les Écrivains, Flammarion, 1925

LES BEAUTES DU PATRIOTISME

M. Remy de Gourmont est un écrivain du plus beau talent, et c'est un des plus profonds esprits que je sache. Mais il a l'impardonnable tort de n'être pas riche, et la littérature, si douce à M. Émile Richebourg, ne le fait pas vivre. Il faut vivre, pourtant, quoiqu'on ait du talent. Ils sont quelques-uns à savoir combien il est difficile à résoudre, ce nécessaire problème. M. Remy de Gourmont avait accepté, à la Bibliothèque nationale, des fonctions qu'il remplissait au mieux. Ces fonctions ne lui avaient pas été confiées au hasard d'une protection. Par un phénomène très particulier dans le mécanisme fonctionnariste qui nous mène, il était à sa place, dans cette place. Je crois, en effet, qu'il existe peu d'hommes possédant comme lui, la science de l'histoire, de la philosophie et de la littérature. En même temps qu'un artiste passionné, c'est un studieux opiniâtre, une sorte de bénédictin, toujours en désir de quelque noble savoir, toujours en quête de hautes recherches mentales. Il avait donc, à la Bibliothèque, deux fois sa vie : sa vie matérielle, car il se contente de peu et met son idéal au-delà des rêves de l'argent, et sa vie spirituelle. Il n'ambitionnait pas autre chose.

Sachant très bien de quelles mixtures ingénieusement malpropres se compose la célébrité contemporaine, et ce qu'il faut souvent oublier de dignité morale, d'intégrité esthétique, pour y atteindre, il faisait de son mieux, obscur et laborieux. Ses loisirs ne le changeaient ni de milieu ni de passion. Au Mercure de France, il était un des plus assidus, un des plus remarqués parmi les jeunes collaborateurs de ce groupe d'élite ; et il écrivait de beaux livres, comme cette étrange et métaphysique Sixtine, où sont vraiment d'admirables pages, et des beautés de pensée, et des impressions d'art vraiment supérieures. Il semblait que la vie d'un tel homme, voué à de si lointaines spéculations, résigné à se satisfaire par des joies intérieures, et qui ne gênait personne, ne disputant à personne sa part des honneurs et des succès volés, il semblait que cette vie silencieuse, cloîtrée dans le devoir et dans l'art pur, dût rester à l'abri de toute aventure, préservée de tous les heurts violents et publics. Eh bien ! non.

Je connais, dans une ville de France, un bibliothécaire. C'est un doux homme, très maigre, très triste, et qui a six enfants. Sa place ne lui procure pas le pain nécessaire à la vie de sa famille. Pour augmenter son pauvre revenu, il écrivait, chaque semaine, dans un des journaux de l'endroit, quelques inoffensifs articles littéraires, quelques comptes rendus de théâtre, aux jours solennels des tournées parisiennes. Ce modeste cumul déplut au Conseil municipal. Par une délibération où il était déclaré, expliqué que : « les fonctions de bibliothécaire étaient incompatibles avec les travaux de littérature », ce fantastique Conseil mit le bibliothécaire en demeure de choisir entre la bibliothèque et la littérature, se réservant, « en cas de non-obéissance, de prendre telles mesures immédiates et conservatoires qu'il lui plairait » . C'est ce qui est arrivé à M. Remy de Gourmont, mais avec d'inoubliables aggravations et des raffinements de bêtise inouïs.

L'histoire vaut qu'on la raconte et qu'on la commente.

***

Aujourd'hui, la presse est libre, mais à la condition qu'elle restera dans son strict rôle d'abrutissement public. On lui pardonne des écarts de langage, pourvu, comme dans la chanson de café-concert, que le petit couplet patriotique et final vienne pallier et moraliser les antérieures obscénités. On tolère qu'elle nous montre des derrières épanouis, des sexes en fureur ou en joie, encore faut-il que ce soit dans un rayonnement du drapeau tricolore. Soyons vulgaires, abjects ; remuons les sales passions et les ordures bêtes, mais restons patriotes. On peut voler, assassiner, calomnier, trahir, être une brute forcenée, un lâche brigand, cela n'est rien si l'on organise du « boucan » dans les théâtres, si l'on insulte les femmes qui viennent d'Allemagne, si l'on vomit sur le génie des belles œuvres, si l'on va, en hurlant de stupides refrains, porter de revendicatrices couronnes au tombeau du peintre médiocre que fut Henri Regnault. Car Henri Regnault est devenu un des nombreux symboles de la Patrie, son culte est obligatoire et national, comme l'impôt et comme le service militaire. On ne peut plus dire qu'il manquait de génie, sans recevoir aussitôt des menaces de mort ; on ne peut même plus émettre un doute sur la valeur artistique de son tombeau, sans voir, soudain, mille poings se tendre, furieux, vers vous, et mille regards vous foudroyer d'homicides colères. C'est exaspérant vraiment. Qu'on honore son souvenir, c'est bien. Il mourut bravement, mais il ne fut pas le seul, hélas !... Combien, en cette douloureuse année, sont morts qui le valaient ! Combien, en qui les balles stupides ont éteint des belles flammes de génie ignoré ? Et ce souvenir qui lui servit, et qui survit à son œuvre oubliée, pourquoi le prostituer dans de douteuses équipées ?

Dans la presse, dans la rue, au Parlement, au théâtre, le patriotisme s'étale et braille, couvrant de son manteau de pochard les plus honteuses faiblesses et les pires infamies. Il n'importe. Nous devons le respecter, nous devons subir, sans nous révolter, ses compromettantes violences, ses dangereuses brutalités, ses odieux vandalismes, ses sauvageries d'iconoclaste ; il faut courber le dos sous le flot des sentimentalités ineptes qui coule de lui et déborde sur nous. L'autorité, si prompte à lancer ses bandes de sergents de ville sur les inoffensifs promeneurs, se trouve désarmée contre ce brigandage. Elle dit : « C'est excessif ! mais si respectable ! ». Et sait-on pourquoi le patriotisme est si respectable, tout en étant excessif ? C'est parce qu'il est un des meilleurs agents de la gouvernable ignorance, un des moyens les plus sûrs de retenir un peuple dans l'abrutissement éternel. Mais sitôt que, sans accompagnement de dégoûtantes polissonneries et de prud'hommesques rengaines, l'on pénètre gravement dans la discussion des idées graves, alors la société se plaint et réclame, et la justice montre les crocs.

Oui, nous sommes libres de nous réunir où nous voulons et d'écrire ce que nous voulons ; mais Gégout est encore en prison pour n'avoir pas trouvé admirables les belles lois inquisitoriales que nous prépare M. Joseph Reinach ; mais on fusille ici des ouvriers coupables de vouloir vivre et de demander du pain, ce qui est une insoutenable prétention ; mais on enlève leur pain à ceux dont le crime et d'affirmer des opinions qui n'ont point l'estampille ministérielle ou l'agrément des bourgeois. Tel fut le cas de M. Remy de Gourmont.

***

M. Remy de Gourmont publia, dans l'avant-dernier Mercure de France, un article intitulé : Le joug du patriotisme [sic]. M. de Gourmont n'est pas de ceux qui pensent au hasard ; il sait ce qu'il dit et ce qu'il fait. L'article était d'une belle éloquence ironique et d'une logique impeccable. A moins d'incompréhension — ce qui n'est pas rare — ou de mauvaise foi — ce qui est une règle à peu près générale — il n'y avait pas à se méprendre sur la signification réelle de ces pages. J'ignore quelles sont les idées de M. de Gourmont sur la Patrie ; je n'ai pas à les rechercher, et lui n'avait pas à les exprimer, car il ne s'agissait pas de la Patrie ; il s'agissait du patriotisme, et ce sont deux choses très différentes et qui s'excluent l'une l'autre. M. de Gourmont flétrissait le patriotisme dont je parle, ce patriotisme abject, négatif de toute beauté, devenu une exploitation électorale, un ignoble moyen de réclame saltimbanquiste, le déversoir bruyant et malpropre de la sottise et de la grossièreté humaines.

Il n'invectivait pas l'Allemagne, étant un philosophe ; ne cachait pas son admiration de Goethe, de Heine, de Wagner, étant aussi un poète et un artiste ; enfin, il manquait d'enthousiasme envers Henri Regnault, disant qu'une balle est incapable, si prussienne soit-elle, de donner du génie à qui n'en a pas ; trois sacrilèges dans la liturgie patriotique !

L'article fit du bruit. On le discuta, on le dénatura, on le dénonça, car la presse, ainsi entendue, est une belle institution, et elle a d'admirables mœurs intellectuelles. Quelqu'un, que je ne puis nommer — car il est anonyme comme une foule — et qui n'avait pas lu l'article — car quand donc ce quelqu'un aurait-il le temps de lire quoi que ce soit ? — et qui n'en parla que par ouï-dire, mit dans l'attaque une passion spéciale, une haine à part, se permit des insinuations perfides et coutumières. A l'entendre, on aurait pu croire que M. de Gourmont — ce catholique — était un anarchiste dangereux, venu d'on ne sait quels enfers sociaux, pour dynamiter Paris et faire sauter la France. Peut-être même le croyait-il. M. de Gourmont fut fort étonné de tout le tapage qu'il avait soulevé. C'était la première fois qu'il entrait en lutte avec la grande presse, il ignorait ses ressources de polémique. Il en eut de la stupéfaction et de la tristesse, et dédaigna de répondre. D'autres travaux, qu'il aime, le requéraient, et, dans le silence de son labeur, il oublia cet article et la clameur de réprobation inattendue qui l'avait accueilli. Mais l'administration ne l'oubliait pas.

Inquiétée et mise en demeure de sévir contre le dangereux internationaliste qui, traitant de l'Allemagne, ne l'avait pas provoquée à des guerres immédiates et n'avait point déposé sur le tombeau de Regnault l'obligatoire couronne, elle le congédia. Avant de quitter ses fonctions, pour sa dignité, M. Remy de Gourmont voulut ramener les choses à la vérité ! On refusa de l'entendre ! Avait-il insulté Goethe ? Non. Avait-il promis de fusiller Hoeckel ? Non. Alors, quel était son crime ? Et — comble de l'audace ! — M. de Gourmont avouait garder à la mémoire de Jules Lafargue [sic], qui avait été lecteur de l'impératrice Augusta, un culte tendre !.. Alors il ne l'aurait pas fusillé non plus, celui-là, un espion sans doute ?.. Que pouvait-on attendre d'un bibliothécaire qui s'obstinait à ne fusiller personne ? M. de Gourmont fut impitoyablement révoqué.

***

Voilà où nous en sommes venus, après d'innombrables révolutions ; et telle est la grande liberté intellectuelle dont nous jouissons. Nous tremblons devant l'idée : la moindre interrogation philosophique nous effare. Et nous avons des gestes longs et de sublimes attitudes pour proclamer que nous sommes les seuls initiateurs de la civilisation et les porte-lumière du progrès, nous les vaudevillistes impénitents, les roucouleurs des plates romances. Il faut que ceux qui ont quelque chose à dire et à faire supportent toujours la peine de nos timidités intellectuelles et de nos lâchetés morales. Ah ! oui, nous sommes un grand peuple !

M. de Gourmont s'est retiré, très dignement. Il a même prié ses amis, qui voulaient organiser une protestation contre l'inqualifiable mesure qui le frappe, de ne faire aucun bruit autour de son nom. Et je pense qu'il a dû transmettre ses fonctions à quelque militaire impatient qui aura sans doute juré de nous rendre, à bref délai, l'Alsace et la Lorraine. Je le vois d'ici, ce militaire, et je l'entends, quand il passe devant les rayons où sont les œuvres de Goethe, hurler de sa voix rauque d'absinthe et de patriotisme :

— ...Spèce de salop !... spèce de mufle !... Prussien !... Je t'en f...icherai, moi, des statues !... Rrran !... Rrran !

Et il aura de l'avancement.

Octave Mirbeau

Le Figaro, lundi 18 mai 1891, 37e année, 3e série, n° 138, p. 1.

[texte communiqué par F. Viriat, 01.10.2001]


3. « Propos galants sur les femmes », Les Écrivains, deuxième série, Flammarion, 1926

Qu'on ne croie pas, par ce qui va suivre, que je sois l'ennemi des femmes. Je suis tellement leur ami, au contraire, que je déteste toutes ces revendications grossières qui les déféminisent et je ne puis voir, sans une grande tristesse, combien il y en a qui, poussées par un stupide orgueil, veulent déserter cette mission humaine, supérieure et magnifique, d'être les procréatrices de la vie.

Les femmes qui ont accaparé les postes, les télégraphes et les téléphones, pour le plus grand dam de ces importants services, vont entrer aussi dans le comité de la Société des gens de lettres. Elles vont y entrer glorieusement, dans la personne de Mme Daniel Lesueur, qui est une femme charmante et un bon écrivain, à moins que ce ne soit dans la personne de Mme Henry Gréville, ou dans celles de Mme Camille Pert et de Mme Jane de la Vaudère, qui sont aussi — cela va sans dire — de charmantes femmes et de bons écrivains, la lutte sera chaude, paraît-il, car chacune de ces dames se présente au cirque électoral avec un nombre respectable de partisans. Mais peu importe de savoir qui sera l'élue ; l'important en cette affaire est de savoir qu'il y aura une élue.

Il n'y a que la première femme qui coûte. Une fois le principe établi, toutes les dames qui écrivent ne tarderont pas à entrer dans ce comité, et les hommes, enfin vaincus, n'auront plus qu'à se retirer à la maison, où désormais ils surveilleront, ménagères, le pot-au-feu et donneront, nourrices sèches, le biberon aux enfants. Résultat d'ailleurs admirable car l'enfant arraché à l'éducation exclusive de la femme, à tous les préjugés sentimentaux, à toutes les superstitions catholiques de la femme, pourra, peut-être, devenir un homme... Oui, mais est-ce qu'il y aura encore des enfants ? Tel est le problème. Et où les femmes, occupées à tant de choses et siégeant dans tant de comités, prendront-elles le temps d'en faire ? Et si elles apportent à ce comité la même nervosité, les mêmes caprices, le même esprit de taquinerie dont elles illustrent les ménages qu'elles dominent et les diverses fonctions publiques où elles sont admises, on peut prévoir que les séances seront gaies... ah ! vraiment gaie !... Elles traiteront les questions de littérature comme elles traitent à la maison leurs maris ou leurs amants, comme elles traitent l'infortuné abonné du téléphone et le passant qui vient, aux guichets des postes, demander un renseignement ou simplement un timbre. Et ce sera délicieux !

Où s'arrêtera la rage émancipatrice de la femme ? On ne saurait le dire. Mais il faut s'attendre aux plus étonnants événements... L'autre jour, j'ai rencontré une femme qui revendique plus encore. Elle exige absolument qu'on lui donne le sexe de l'homme. Elle fonde des groupes, des associations, toute sorte de comités pour propager et obtenir même par la force - cette revendication essentielle et contre nature.

— Et je ne cesserai l'agitation, m'a-t-elle dit avec une violente énergie, que le jour où les femmes pourront, enfin, porter non seulement les culottes viriles, mais ce qu'il y a dedans.

Vous connaissez sans doute cette exquise histoire d'une dame qui ne se montrait jamais en public qu'avec des habits d'homme... Un soir qu'elle se trouvait, ainsi vêtue, dans un salon et que, mains dans ses poches, cigarette aux lèvres, elle pérorait scandaleusement, un monsieur l'aborda et, lui tapant en camarade sur l'épaule, il lui dit :

— Dites donc, mon cher... si maintenant, nous allions pisser ?

Ah ! vous verrez qu'elles iront bientôt !...

Je viens de relire « Lilith », de Rémy de Gourmont, et j'engage fort les membres du comité de la Société des gens de lettres à relire ce savoureux poème en prose déjà ancien, mais toujours si moderne ! Outre qu'ils goûteront un rare régal de beau style, d'ironie forte et de plaisant blasphème - car il n'y a encore que les catholiques pour blasphémer leur Dieu, sans doute parce qu'ils le connaissent mieux que nous - ils verront par quel étrange procédé Jéhovah, un jour de remords, se décida à créer la femme.

Au dire de Rémy de Gourmont, ce brave Jéhovah venait de créer l'homme. Il n'était pas trop content de son œuvre. L'ayant pétri dans de l'argile, il trouvait que l'homme sentait la boue. Pourtant, il l'avait lâché, tel quel, dans le Paradis Terrestre, sous la garde de l'ange Raziel, lequel était chargé de son éducation... L'ange Raziel montrait à l'homme ses organes et lui expliquait brièvement, mais clairement à quoi ils servent.

— Ceci, pour marcher... disait l'ange... ceci, pour prendre... ceci, pour entendre... ceci, pour voir... ceci, pour manger... ceci... oh ! ceci, par exemple ! je ne sais pas

— Comment ?... tu ne sais pas ... répliquait l'homme, désappointé. De tous mes organes, c'est celui qui me tourmente le plus ? Je voudrais bien pourtant savoir à quoi il rime et quel usage j'en puis faire !... Voyons... voyons... tu dois le savoir !...

— Non, en vérité, je ne sais pas ! répondait l'ange, sincère et troublé. Mais ne t'impatiente pas comme ça... Je m'informerai !...

Resté seul, l'homme s'ennuie. Il se couche sur l'herbe, se tourne, se retourne, s'étire les bras, les jambes, bâille, pousse des soupirs, ne sait que faire... Il s'ennuie prodigieusement. Mais Jéhovah, à qui les choses sont fidèlement rapportées, a pitié de lui. Il bougonne, en sa santé bourrue :

— Ah ! l'homme !.. quelle bête à chagrin ! Et pourquoi ai-je eu l'idée bizarre et ridicule de le mettre au monde ?... Je n'en ai vraiment que du désagrément... Lui aussi, du reste !... Il s'ennuie... oui, oui, c'est évident !... C'était prévu, parbleu !... Je le savais !... Il ne peut pas ne pas s'ennuyer d'être toujours si seul !... Et puis, je l'ai doué d'un organe impérieux et tracassier sans lui donner les moyens — au moins honnêtes — de le satisfaire !... Achevons-le donc !... Et créons la femme !... Mais quels embêtements vais-je encore m'attirer ?... Enfin !... n'ai-je pas mis de côté un peu d'argile ?

Il retrouve, au pied d'un figuier, les déchets de la glaise qui servit à modeler l'homme, et, se remettant au travail, il façonne, avec hâte et précision, une nouvelle forme... Bientôt, le ventre radieux apparaît ; les hanches fermes et douces se dégagent, s'élargissent harmonieusement ; les mamelles puissantes projettent, comme une gloire, leur double rayonnement globulaire... Avec une complaisance évidente et malicieuse, Jéhovah accumule la glaise sur les parties somptueuses de la forme nouvelle, si bien qu'au moment de modeler la tête, la glaise manque.

— Va te promener !... s'écrie Jéhovah ; je n'ai plus de glaise... C'est fort ennuyeux... Je ne puis pourtant pas laisser cette forme sans tête... Si petite que je la lui donne, il faut bien que je lui en donne une ! Comment faire ?... Ah ! me voilà joli garçon !...

Alors, après avoir esquissé à travers l'espace primordial un geste qui semble dire : « Ma foi, tant pis ! », il puise à pleines mains dans le ventre, où un trou se creuse, et, avec cette poignée : d'argile, il donne à la femme un cerveau !

La genèse symbolique de la femme, interprétée par Rémy de Gourmont, concorde exactement avec les conclusions de la science anthropologique. La femme n'est pas un cerveau : elle est un sexe et c'est bien plus beau. Elle n'a qu'un rôle dans l'univers, mais grandiose : faire l'amour, c'est-à-dire perpétuer l'espèce. Selon les lois infrangibles de la nature, dont nous sentons mieux l'implacable et douloureuse harmonie que nous ne la raisonnons, la femme est inapte à tout ce qui n'est ni l'amour ni la maternité. Quelques femmes — exceptions très rares — ont pu donner, soit dans l'art, soit dans la littérature, l'illusion d'une force créatrice. Mais ce sont ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l'empreinte. Et j'aime mieux ce qu'on appelle les prostituées, car elles sont, celles-là, dans l'harmonie de l'univers.

Le jour où les femmes auront conquis ce qu'elles demandent, le jour où elles seront tout, sauf des femmes, c'en sera fait de l'équilibre de la vie humaine. Et Lilith reparaîtra, avec son ventre à jamais stérile, dans un monde vaincu...

1900.


Octave Mirbeau vu par Remy de Gourmont

Remy de Gourmont et Octave Mirbeau

La réception de M. Octave Mirbeau à l'Académie française