Jules Renard (1864-1910) |
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Éloi, qui est un souscripteur professionnel, reçoit son exemplaire du Latin mystique, par M. Remy de Gourmont. Il l'a demandé sur japon pourpre cardinalice. Il l'ouvre et brusquement ferme les paupières, comme s'il avait levé le couvercle d'un poêle. « Je m'y prends mal », dit-il. Il risque un œil, avec précaution, puis l'autre du côté de l'incendie. « Que c'est beau ! mais je n'y vois que du feu ». En vain il tâche, imitant les balancés d'un cavalier seul, de se mettre au point. Il lui faudrait un système compliqué de poulies et de ficelles. Il sonne son domestique et lui pose le livre sur la poitrine. « Jean, dit-il, reculez pas à pas, doucement, moins vite encore ! là ! bien. Halte ! que personne ne bouge ! » Il fait jouer des rideaux et organise la lumière favorable. Jean, raide, bombé, supporte le précieux fardeau et détourne un peu la tête, car d'ordinaire la chaleur l'incommode. Cependant, Éloi s'exerce à fixer le Latin mystique, le brave, le dompte enfin, et, plein de ferveur, les genoux fléchis, les lèvres remuantes, il ne le lit pas, il le prie ! La Lanterne sourde, 1893 [communiqué par Bruno Leclercq] Peu importe, lecteur, que tu ne comprennes point Éloi devenu tout à coup symboliste. Il n'a aucune sorte d'estime pour toi. Si tu lui dis : « Je ne comprends pas ! » ses mains se frottent d'elles-mêmes, et s'il lui arrive de se comprendre, il n'est plus fier. C'est pourquoi il veut, infatigable, toujours aller à l'obscur, vers du plus obscur encore. Aveugle, il jetterait, la nuit, sur un tableau noir, les lettres retournées de mots sans suite. Or, il surprend sa gentille amie en larmes. Oui, dit-elle, il faut que je t'ouvre mon cœur. J'ai trop de chagrin. Je lis tout ce que tu fais. Je le relis en cachette, mon petit Larousse sur mes genoux. Va, je travaille ; souvent ma tête éclate. Et je peine vainement. Impossible de traduire une ligne. Je suis donc bien bête ! j'en crierais ; je serais si heureuse de deviner quelquefois. Je t'aime tant ! Elle pleure comme une source pure. Éloi lui baise les mains, et, presque vaincu, appuie son front sur l'épaule de son amie, mais pour le relever soudain, avec orgueil et défi. Il mourra avant d'oublier cette minute où il faillit, à cause de sa gentille amie, perdre, d'un coup, tout le talent qu'il a de ne pas écrire en français. La Lanterne sourde, 1893 |