Maurice Barrès (1862-1923) |
|
1. « Les livres », Mercure de France, avril 1891. 2. « Les livres », Mercure de France, juin 1891. 3. « Maurice Barrès », Le Livre des masques, Mercure de France, 1896. 4. « Les transplantés », Promenades littéraires, 1904 5. « Les Journaux : Zola et M. Barrès », Mercure de France, 1er avril 1908.
1. « Les livres », Mercure de France, avril 1891. Le Jardin de Bérénice, par MAURICE BARRÈS (Perrin et Cie.) Scandaleuse confession, sans doute : je n'aime pas M. Barrès. Quand je lis un roman de M. Barrès, je crois lire un roman de M. Renan, oh ! d'un Renan bien surélevé, bien au-dessus (sans que cela me donne des sensations de surélévation transcendante) du pauvre farceur qui a passé sa vie à découvrir des idées anti-religieuses familières aux Allemands d'il y a soixante et quatre-vingts ans. L'ironie de M. Barrès est franche, du moins ; elle méprise sans hypocrisie et sans regrets ; elle méprise tout, hormis M. Barrès lui-même, perle unique entre les valves de ce monde vain. Pourtant (c'est vers la fin du volume et comme en note), un respect est avoué pour l'Argent : « L'Argent, voilà l'asile où des esprits soucieux de la vie intérieure pourront le mieux attendre qu'on organise quelque analogue aux ordres religieux.. ! » Cette attitude adjuratoire n'est pas chez M. Barrès bien caractéristique : il ne cherche, en la fortune qu'il appète ou qu'il détient, rien autre chose qu'une condition indispensable aux efflorescences de son narcissisme spirituel. Il faut bien, pour vivre, prendre un vague intérêt à soi-même ; il y a des devoirs intérieurs ; il y a aussi une nécessité transcendante qui nous oblige à regarder en nous pour voir ce qui se passe extérieurement à nous ; mais il me semblerait dur, en ce qui me concerne, de me borner à l'examen incessant d'un mécanisme toujours identique à lui-même, de regarder les mouvements du locomobile en me répétant sans cesse : « Comme je fonctionne bien ! » De cette admiration, M. Barrès ne se fatigue pas, ce sont les autres qui se lassent, qui finissent par trouver inadmissible une complaisance si prolongée. Car, enfin, les talents de M. Barrès quoique variés, quoique étendus selon une gamme qui va de la causerie intime à l'éloquence parlementaire, du journalisme politique à l'essayisme dilettante et renanesque ne sont pas de ceux qui justifient l'admiration sans bornes qu'il ressent et qu'il clame pour cette gemme précieuse, son moi. C'est un genre de littérature : soit, et c'est bien pour cela qu'il nous est permis de le juger et de le trouver insuffisant, malgré de l'esprit, une manière d'ironie qu'on ne peut nier spéciale, un mode même neuf de blasphème et qui, en ce dernier volume, s'accentue, un dédain justifié pour la fausse tenue morale du bourgeoisisme contemporain, etc. L'homme, enfin, est d'un grand intérêt comme exemplaire bien complet d'un genre inédit de cynisme : c'est un Jean-Jacques aristocrate et bien portant. R. G. NOTA. Tout ceci est peut-être inexact, M. Barrès ayant la monomanie, comme les femmes, de ne montrer que l'envers ou l'à-côté de sa pensée. [texte repris dans le n° 1 de la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne et communiqué par cette revue]
2. « Les livres », Mercure de France, juin 1891. Trois stations de psychothérapie, par MAURICE BARRÈS (Perrin et Cie). Ce livret (80 pages d'un format exigu) se présente tel qu'un petit manuel de morale en action, je veux dire de morale mondaine et nouvelle expliquée par des exemples. On nous prie de nous délecter avec l'auteur aux chastes et ambiguës peintures de Léonard, aux pastels de Latour, à la vie de Marie Bashkirtseff, et c'est tout. Léonard de Vinci et Maurice-Quentin de Latour, ce sont deux époques ; l'autre, la jeune russe, la « Notre-Dame du-sleeping-car », ce ne fut qu'un accident, un accident exquis. On se souvient de ses lettres à M. G. de M... le romancier très connu, lettres que le Figaro publia en un pas très ancien Supplément : elles étaient d'une impertinence divine. Oui, mais en tout cela je ne vois aucune « thérapie » pour ma maladie d'âme, ni pour les maladies d'âme des autres, de ceux que je connais. Le volumetto les distraira, en les inquiétant, mais l'absorption de ces trois pilules d'ironie dorée ne modifiera guère leur incurable anémie. Sénèque est dans la préface allégué ; est-ce vraiment si ambitieux que cela paraît ? Oui, sans doute, puisque Sénèque est éternel et toujours actuel, mais se proposer d'être encore ce que fut cet adorable rhéteur, ce n'est pas faire un choix médiocre. Sénèque n'écrivait pas de vaines choses ; il savait, par exemple, que la joie n'est pas toute la joie : « La tristesse a ses plaisirs aussi bien que la joie. » (L'Esprit de Sénèque, où les plus belles pensées de ce grand Philosophe, par Monsieur de la Serre, conseiller ordinaire du Roy en ses Conseils, et historiographe de France. À Paris, chez André Soubron, M. DC. LVIII). R. G. [texte repris dans le n° 1 de la Nouvelle Imprimerie Gourmontienne et communiqué par cette revue]
3. « Maurice Barrès », Le IIe Livre des masques, Mercure de France, 1898. MAURICE BARRÈS Il était vraiment bien modéré, bien touchant, aussi, un peu sentimental et très verlainien le vœu de jeunesse de M. Maurice Barrès, aux dernières lignes de la préface des Taches d'encre : « Et peut-être qu'après m'avoir été un agréable entretien cet hiver avec des amis bienveillants, elle me sera plus tard un agréable souvenir, la brochure un peu fanée que je relirai en souriant, tandis que la sœur infirmière, avec onction, me tendra la douce tisane promise au bon poète devenu mûr. » Après quatorze ans, la brochure est fraîche comme au premier jour et M. Barrès n'a siroté, à Broussais, que peu de camomille. Mais n'est-ce point charmant de se prédire les joies d'un maternel hôpital, par imitation, par amour pour un poète cher ? Et n'est-ce point galamment ingénu et brave ? Oui, à moins qu'il ne faille voir là (c'est plus prudent) la précoce ironie d'un jeune homme qui savait son destin et que les gens de son génie meurent dans un fauteuil, au Sénat, un jour qu'ils reviennent de l'Académie. Les existences mouvementées de l'ambitieux s'achèvent d'ordinaire parmi la paix des sinécures ; tout l'intervalle, quel qu'il ait pu être, refleurit dans les potiches, en fleurs un peu amères. Avoir désiré beaucoup, n'avoir rien eu, avoir eu tout, cela se rejoint un jour, aux heures crépusculaires ; cela fait des bouquets en l'air et sur les murs; cela s'appelle le jardin des souvenirs. D'ici que M. Barrès cultive ce jardin-là, en quelque beau château du temps du roi Stanislas, il faut souhaiter qu'il ait eu « tout », car cela serait vraiment dommage qu'une vie aussi logique s'achevât en fût brisé. Ensuite l'exemple serait mauvais : toute une génération que M. Barrès inclina vers le rêve d'agir se coucherait, déçue, dans l'attitude de soldats qui ne voient plus sur la colline le profil du cavalier impérieux qui est leur maître. Beaucoup de jeunes gens ont cru en M. Barrès ; et quelques-uns, encore, qui sont moins jeunes que lui. Qu'enseigna-t-il donc ? Ce ne fut pas certainement l'arrivisme tout pur. Il y a dans une intelligence jeune une originelle noblesse qui répugne à livrer à la vie sans condition les forces de son activité : arriver, oui, mais vers une victoire et à travers une bataille. Comme but, M. Barrès montra la pleine possession et la pleine jouissance de soi-même ; comme moyen, la séduction des Barbares qui nous entourent, entravent nos voies, s'opposent, par leur masse, au développement de nos activités et de nos plaisirs. Trop intelligent pour se soucier de ce qu'on appelle la justice sociale, trop finement égoïste pour songer à détruire des privilèges où il voulait entrer, il se fit ouvrir par le peuple la porte de la forteresse que le peuple, alors, crut avoir prise. Cette tactique, qu'on croit celle des seuls révolutionnaires, est celle de tous les ambitieux ; elle n'a encore mené M. Barrès que dans la première enceinte, mais de là le jour qu'il le voudra bien et quand le boulangisme sera tout à fait oublié, il pénétrera au cœur, dans la poudrière, et ne la fera pas sauter. Jusqu'ici, une telle psychologie pourrait s'appliquer à plusieurs autres hommes, à M. Jaurès, par exemple, qui, lui non plus, ne mettra pas le feu aux poudres ; M. Barrès, de meilleure race et de cerveau supérieur, n'a joué sur cette carte, le Pouvoir, que la moitié de sa fortune ; l'autre moitié, jusqu'ici plus fructueuse, fut placée par lui, et dès la première heure, dans la littérature. Je ne crois pas que M. Barrès, sinon peut-être tout à fait à ses débuts, ait jamais écrit un livre, ou même une page, d'art tout à fait pur, d'un désintéressement absolu, et c'est une véritable originalité et un mérite très rare pour des écrits de circonstance (au sens élevé que Gœthe donna à ce mot) qu'ils aient, avec leur valeur d'idée et de propagande égoïste, une valeur littéraire égale à celle des œuvres de beauté ingénue. Par cette méthode, toute spontanée, il apparut aux uns tel qu'un philosophe, aux autres tel qu'un poète, et les clients qui suivirent sa litière sortirent de toutes les régions intellectuelles. Il séduisait : on demanda à sa méthode des leçons de séduction. Quelques-uns ne suivirent M. Barrès que jusqu'au culte du moi, inclusivement ; ils propagèrent autour d'eux un individualisme un peu sauvage, mais qui a donné de beaux fruits ; ils enseignèrent (ceci est encore du Gœthe) que le meilleur moyen de faire régner le bonheur universel, c'est que chacun commence par faire son propre bonheur, boutade qu'il faudrait malaxer avec patience pour en extraire une pensée définitive ; enfin, ils connurent ainsi les premiers éléments de l'idéalisme sentimental : M. Barrès a certainement dégrossi bien des intelligences. D'autres disciples allèrent plus loin dans la connaissance de leur maître et ils surent que, pour arriver à la vie bienheureuse qui comme dans Sénèque comporte beaucoup d'or et beaucoup de pourpre il faut plaire, et que pour plaire il faut avoir l'air de faire coïncider sa pensée avec l'émotion générale. Ils comprirent qu'il faut à un certain moment être boulangiste, et socialiste à un autre ; qu'on rédige un roman anarchiste à l'heure où l'anarchisme est respiré avec bienveillance, et une comédie parlementaire quand le Parlement compromis est le sujet des conversations au déjeuner des gens simples : ainsi l'on devient soi-même un sujet de conversation ; ainsi l'on arrive à hanter doucement l'esprit de ceux-là même que l'on bafoue et que l'on méprise. Cette coïncidence, dont M. Barrès ne s'est jamais abstenu, est-elle vraiment méthodique, ou faut-il l'attribuer à une très vive mobilité d'esprit ? Est-il naturel qu'un homme supérieur soit toujours inquiété des mêmes inquiétudes que la foule ? Peut-être, car il ne faut pas oublier qu'un homme, même supérieur, s'il demande toujours les faveurs du peuple, finit par penser en même temps que le peuple. Le triomphe de M. Barrès, c'est qu'en écrivant un article électoral il y met du talent et des idées et que celui-là même qui méprise le but qu'il vise ne méprise pas le moyen qu'il emploie. Parmi les études annoncées dans le prospectus des Taches d'encre, un titre frappe : Valets de Gloire : le Nouveau Moyen de parvenir ; je ne sais si ce pamphlet fut écrit ; il aurait dû l'être, car M. Barrès, de tous les hommes arrivés (ou qui arriveront), est celui qui ressemble le moins à un parvenu. Nul n'a passé plus simplement, avec plus d'aisance, de l'ombre à la pénombre et de la pénombre à la lumière. II a le sens inné de l'aristocratisme et ce sens lui a quelquefois servi de critère pour juger tout un mouvement littéraire ; « ... les dernières recrues du naturalisme, ces plats phraseurs, ces fils grossiers de paysans obtus, cerveaux pétris par des siècles de roture et qui ne savent ni penser ni sourire... » M. Barrès sait penser et il sait écrire ; et sourire : le sourire est même son attitude familière et peut-être le secret de sa séduction. Non pas rire ; cela est vulgaire ; sourire : de tout, de tous, de soi-même. Il faut être très heureux pour ne jamais rire. C'est sans doute cette sérénité intérieure, cette certitude indifférente ou déjà blasée qui permet à M. Barrès de produire une œuvre en trois volumes appelée le Roman de l'énergie nationale, avec les titres de « tableaux » tels que la Justice, l'Appel à l'épée. Cette manifestation doit-elle troubler la véritable idée que nous avons de M. Barrès dilettante, sceptique et aimable ? Il y a des moments où don Juan rêve de mariage ; il y a des moments où le dilettante songe à s'enfermer dans la prison d'une idée forte. Ensuite, il en est des intelligences personnelles comme de ces intelligences collectives qu'on appelle des civilisations : après un long labeur vers la complexité, elles se couchent dans la sérénité de la paix conquise. Cette attitude est presque toujours belle ; plus belle que les gestes disparates de la période ascendante : le repos est plus beau que le travail. C'est le moment des amours et des enfantements, l'heure de la plus grande richesse humaine : et celui, alors, qui sous le soleil déclinant appelle la flamme de l'épée, trouble les âmes sans faire vibrer les muscles, ni son propre cœur. Aussi je ne verrai provisoirement dans cette oraison à l'énergie que le spectacle d'un homme qui élève une barrière ingénieuse, ou quelque monument commémoratif, entre le passé et le futur de sa vie. Ce que l'on en connaît témoigne que M. Barrès sait réfléchir encore bien mieux qu'il ne sut agir et qu'il ne sait imaginer. Les Déracinés sont moins un roman qu'une thèse de philosophie sociale ou encore autre chose, les premiers mémoires d'un conspirateur qui analyse son système et inspecte son arsenal. Disraéli, s'il ne réussit pas, parfois s'exaspère et devient Blanqui ; il paraît que c'est toujours de l'énergie : comme la caricature est encore un portrait. M. Barrès a déjà conspiré, sans craindre le ridicule d'une défaite ; raconte-t-il ses désillusions ou ses espérances ? Ses espérances : un homme comme M. Barrès n'est jamais déçu ; il a en lui trop de ressources et il s'estime trop lui-même pour avouer un insuccès, sans sourire en même temps : et le sourire cicatrise toutes les blessures de l'amour-propre. Le repos où nous le voyons n'est donc que passager ; mais il devra se lever seul et combattre seul : il y compte bien : ses ambitions ne sont pas de celles qui ont besoin de complices intelligents ; il n'a pas d'élèves en politique, parce que ses disciples, restés à la phase littéraire, ont pris pour but ce qui n'est pour lui qu'un moyen et une méthode. Peut-être qu'à vouloir se faire le champion d'une vertu, M. Barrès s'est trompé de vertu : la persévérance semble lui convenir mieux que l'énergie. L'énergie, c'est Napoléon ; la persévérance, c'est Disraéli. Se servir de tout pour arriver à tout c'est du Disraéli. La devise est brutale ; M. Barrès en a fait une prière qui ne se dit pas sur l'Acropole, mais dans les salons, et cela prend, le long de l'Ennemi des lois, par exemple, un air innocent et pieux qui a ravi une génération bien décidée à mettre des gants blancs pour toucher à la vie. Arriver est donc devenu, dès l'adolescence, l'occupation de toute la jeunesse française. Ce qui est nouveau dans ce fait, c'est le « dès l'adolescence » et aussi le cynisme de l'attitude avouée et affichée. M. Barrès est certainement responsable, non du cynisme mais de l'attitude ; ce qu'elle a de laid doit être imputé à l'inélégance croissante de la race. Quand Stendhal voulait coucher avec la Duchesse pour tirer de ses caresses le profit d'un avancement dans la carrière, il se dérobait à lui-même sa honte en se couvrant du nom de Banti ; il ne jouissait qu'en secret d'une turpitude imposée par les mœurs à un homme qui aurait eu le goût d'amours moins productives ; les Banti d'aujourd'hui avouent volontiers de telles combinaisons et les duchesses, qui en seraient froissées, n'en seraient pas surprises. C'est que M. Barrès, qui avait des raisons d'estimer hautement son moi et de le juger intachable, n'a pu transmettre ces raisons essentielles à la foule de ses imitateurs. Le danger des opinions extrêmes c'est que, sorties du cerveau qui les engendra, comme d'une fleur où elles étaient gracieuses, elles s'en vont, germes insensés, se décomposer dans les terrains les plus revêches à produire de la grâce et des fleurs. Ce danger n'a pas arrêté M. Barrès ; il n'eût jamais écrit le Disciple, même s'il y avait songé, car il sait que la responsabilité n'est qu'un mot quand il s'agit de l'idée et que le verbe, qui est un commandement, ne peut commander aux volontés que dans le sens de leur nature et selon l'élasticité de leurs gestes. Une telle apologie, si elle n'était très courte, seulement indiquée, aurait quelque chose de désobligeant : on ne défend pas les droits de l'intelligence, puisqu'ils sont absolus. Il reste que M. Barrès, quelle que soit sa fortune future, a eu des idées originales et qu'il les a dites en beau langage ; c'est tout ce que l'on peut exiger, pour le mettre au premier rang, d'un écrivain qui s'est offert aux discussions des hommes : le reste, l'homme seul peut l'exiger de lui-même. 4. « Les transplantés », The Weekly Critical Review, 30 juillet et 10 septembre 1903 & Promenades littéraires, 1904 5. « Les Journaux : Zola et M. Barrès », Mercure de France, 1er avril 1908 [chronique de R. de Bury, pseudonyme de Gourmont] |
|