Gustave Flaubert (1821-1880) |
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1. « Notice sur le buste de Gustave Flaubert par Clésinger », Mercure de France, mai 1891
2. « Le monument de Flaubert par Clésinger », Mercure de France, 15 novembre 1921 Promenades littéraires , 3e série, 1909 : 3. « Louise Colet » Promenades littéraires , 4e série, 1912 : 5. « Les deux Flaubert » 10. « Bouvard et Pécuchet », Le Puits de la vérité, Albert Messein, 1922 11. « A propos de Flaubert », Scripsi, hors-série n° 2, 2013. 12. « Ah ! Flaubert ! Ha ! », Scripsi, n° 21, 2021. Autres sites : Les deux Flaubert, La fécondité de Flaubert, Les curés de Flaubert 1. « Notice sur le buste de Gustave Flaubert par Clésinger », Mercure de France, mai 1891 Quelques mois après la mort de l'auteur de la Tentation de Saint Antoine, un « Comité Flaubert » se forma, avec, entr'autres, MM. Tourguéneff, d'Osmoy, de Goncourt, de Maupassant, pour faire exécuter un buste de Flaubert et l'offrir à la Bibliothèque de la ville de Rouen. La famille du romancier s'était, paraît-il, adressée à M. Guillaume, lequel abandonna ce projet pour se consacrer à la création toujours attendue du chapeau de Napoléon Ier. À ce moment Clésinger proposa au Comité un buste qu'il achevait de modeler. Malgré les efforts de M. de Maupassant (1), il ne fut pas donné suite à ce projet, et le Comité se perpétuant jusqu'à nos jours ne sortit que récemment de ses hésitations en commandant à M. Chapu la chromolythographie en bas-relief qui s'inaugura à Rouen l'été passé, sous une pluie salutaire. Depuis, l'œuvre de Clésinger, énergique et de haut idéal, ce portrait d'un Flaubert compagnon de Rollon et dévastateur des vieilles rhétoriques, est restée en les mains de personnes qui l'ont conservée comme souvenir. Telle l'origine de ce buste que le Mercure de France est spécialement et uniquement autorisé à reproduire. R. G. (1) Il écrivait à Clésinger : « Sartrouville, 26 avril, 38, quai de Seine. Je n'ai pu malheureusement, obtenir du comité pour le monument de Flaubert ce que j’aurais voulu. J'ai expliqué à Madame *** où les choses en étaient : le buste du maître ayant été commandé à M. Guillaume par la famille, je pensais que le comité ne ratifierait pas ce choix, et, dès lors, il devenait facile de vous prier de vous charger d'exécuter ce buste. Tourguéneff, à qui j'en avais parlé, a proposé au comité de nommer quelques-uns des membres qui se rendraient en votre atelier ; mais la crainte d'amener des complications pénibles, de soulever des difficultés de toutes sortes, a décidé la majorité à accepter le fait accompli et à ratifier le choix fait par la famille. J'ai été fort ennuyé de cette résolution… Je m'empresserai,. Monsieur, de me rendre à votre invitation et d'aller causer avec vous et vous apporter mes souvenirs sur mon cher et grand ami... » 2. « Le monument de Flaubert par Clésinger », Mercure de France, 15 novembre 1921 Le monument de Flaubert par Clésinger. Le Mercure de France a été le premier à reproduire (tome II, 1891, p. 267) le buste de Gustave Flaubert par Clésinger, buste que l'on va ériger à l'occasion du Centième anniversaire du maître, au Luxembourg, à l'extrémité de l'allée qui part de la fontaine Médicis pour aller vers l'Ecole des Mines. Une notice de Remy de Gourmont accompagnait la reproduction du buste de Clésinger. Cette page offre un réel intérêt documentaire et nous croyons devoir la reproduire ci-dessous in extenso. Notice sur le buste de Gustave Flaubert par Clésinger. Quelques mois après la mort de l'auteur de la Tentation de Saint Antoine, un comité Flaubert se forma avec, entre autres, MM. Tourguéneff, d'Osmoy, de Goncourt, de Maupassant, pour faire exécuter un buste de Flaubert et l'offrir à la bibliothèque de la ville de Rouen. La famille du romancier s'était, paraît-il, adressée à M. Guillaume, lequel abandonna ce projet pour se consacrer à la création toujours attendue du chapeau de Napoléon Ier. A ce moment, Clésinger proposa au Comité un buste qu'il achevait de modeler. Malgré les efforts de M. de Maupassant (1), il ne fut pas donné suite à ce projet, et le Comité se perpétuant jusqu'à nos jours ne sortit que récemment de ses hésitations en commandant à M. Chapu la chromolithographie en bas-relief qui s'inaugura à Rouen, l'été passé, sous une pluie salutaire. Depuis, l'œuvre de Clésinger, énergique et de haut idéal, ce portrait d'un Flaubert compagnon de Rollon et dévastateur des vieilles rhétoriques, est restée en les mains de personnes qui l'ont conservée comme souvenir. Telle est l'origine de ce buste que le Mercure de France est spécialement et uniquement autorisé à reproduire. (l) II écrivait à Clésinger : « Sartrouville, 26 avril, 38, quai de Seine. Je n'ai pu malheureusement obtenir du Comité pour le monument de Flaubert ce que j'aurais voulu. J'ai expliqué à Madame.... où les choses en étaient : le buste du maître ayant été commandé à M. Guillaume par la famille, je pensais que le Comité ne ratifierait pas ce choix, et, dès lors il devenait facile de vous prier de vous charger d'exécuter ce buste. Tourguéneff, à qui j'en avais parlé, a proposé au comité de nommer quelques-uns des membres qui se rendraient en votre atelier, mais la crainte d'amener des complications pénibles, de soulever des difficultés de toutes sortes, a décidé la majorité à accepter le fait accompli et à ratifier le choix fait par la famille. J'ai été fort ennuyé de cette résolution. Je m'empresserai, Monsieur, de me rendre à votre invitation et d'aller causer avec vous et vous apporter mes souvenirs sur mon cher et grand ami. » 5. « Les deux Flaubert », Promenades littéraires, 4e série, Mercure de France, 1912 LES DEUX FLAUBERT
Il y a un peu plus d'un an que M. Louis Bertrand publia le première version de la Tentation de saint Antoine, de Flaubert, mais ce n'est que tout récemment que j'ai pu la lire avec un peu d'attention. Les bonheurs différés n'en sont que meilleurs. Celui que m'a donné la première Tentation est d'une qualité si rare qu'il m'a semblé que j'en devais au public la confidence. Les œuvres de jeunesse retrouvées en des tiroirs grandissent rarement un auteur. Elles apparaissent presque toujours plus curieuses que belles, plus brillantes que solides, plus ingénues que profondes. Il n'en aura pas été ainsi pour Flaubert, car on peut accumuler sur ce livre de ses jeunes années toutes les épithètes que je viens d'opposer les unes aux autres. La première Tentation est à la fois curieuse, belle, brillante, solide, ingénue et profonde. C'est plus ou autre chose qu'un chef-d'œuvre, c'est un monde, c'est le monde des idées, des formes, des songes, des dégoûts, des désirs, des ambitions et des résignations du plus grand écrivain français du dix-neuvième siècle. Moins achevée que la dernière version, celle-ci, qui fut rédigée en 1849 et corrigée en 1856, est plus riche, plus originale, plus vivante. Ceux dont l'idéal est la pureté racinienne goûteront davantage le texte classique de 1874, mais j'écris pour les autres, pour ceux qui savent que la perfection n'est qu'une des qualités de l'œuvre d'art et qu'il y a une qualité supérieure à la perfection même, et que c'est la vie. La perfection peut être considérée comme un arrêt dans l'évolution des formes. La chair est devenue marbre, et c'est la fin. De la poétique de Racine rien ne pouvait sortir et rien n'est sorti : Racine est le marbre parfait et stérile. De l'imparfaite poétique de Victor Hugo, tout pouvait naître et tout est né : Hugo, c'est de la matière vivante, c'est la fécondité indéfinie. Les fils de Racine s'éteignent dans la platitude ; les fils de Hugo diversifient à l'infini, selon leur propre génie, le génie de leur maître. L'idée de perfection a stérilisé pendant un siècle et demi la poésie française, et ce fut un prosateur qui la retrouva, ce malheureux Jean-Jacques, que la haine littéraire et philosophique poursuit encore à travers la forêt romantique. La perfection n'est donc plus le critérium selon lequel nous jugerons une œuvre d'art. Nous lui demanderons la beauté, un certain ordre logique, la pureté de la langue, l'originalité du style et la liberté de la pensée. Voilà, je pense, de quoi nous émouvoir. La première Tentation a toutes ces qualités, dont l'ensemble nous procure la plaisir littéraire dans toute sa plénitude. Mais je lui dois autre chose que du plaisir : elle m'a parlé très intimement de Flaubert lui-même. Jusqu'à ces dernières années, on pouvait le considérer comme un producteur lent, minutieux, difficile, un peu maniaque. La légende, tout à fait conforme à la réalité, d'ailleurs, nous le montrait courbé sur sa table pendant les longues heures nocturnes, arrachant péniblement d'un cerveau congestionné quelques phrases très belles, mais d'une beauté parfois un peu pénible et surtout, si l'on peut dire, d'une beauté inutile. Il n'était peut-être pas nécessaire de rythmer si parfaitement la description, demeurée quand même un peu lourde, de la noce normande, dans Madame Bovary. On croyait que Flaubert ne pouvait travailler qu'ainsi, avec la patience terrible de ces graveurs au burin qui mettent une année à couvrir une planche d'acier grande comme les deux mains. Connaissant cette méthode, les critiques en furent même dupes plus qu'il ne convenait et ils jugèrent trop souvent le style de l'auteur d'après les efforts qu'il avait dû, toujours selon la légende vraie, lui coûter. Il y avait là un malentendu. Flaubert ne travaillait avec peine que dans les sujets opposés à son tempérament romantique et fougueux. L'ouvrage qui lui donna le plus de mal fut Madame Bovary, où tant de pages cependant, surtout dans la seconde partie, semblent rédigées sans fatigue, sans recherches. Et celui qui lui en donna le moins fut la Tentation de saint Antoine qui est à la fois une œuvre d'imagination, d'érudition et de style. La version qu'a publiée M. Louis Bertrand et que j'ai appelée comme lui la première, est en réalité la seconde, remaniée en 1856 d'après la vraie première version qui date de 1849. L'idée de la Tentation vint à Flaubert dès 1843 ; il entreprit bientôt les lectures méthodiques que requérait un tel sujet et, au printemps de 1848, il se mettait à la rédaction. A l'automne de l'année suivante, l'œuvre était achevée, œuvre matériellement considérable et pourtant accomplie en quinze mois. On voit que le vrai Flaubert, le Flaubert spontané et livré à son seul génie, n'était aucunement le tâcheron laborieux et entêté qu'il devait devenir. Nous avons des détails assez précis sur le Flaubert de cette époque, des détails dont on peut conclure que, malgré la mélancolie qui fut toujours au fond de son caractère, il avait écrit cette œuvre avec un enthousiasme joyeux, avec une aisance qui le grisait à mesure que la besogne avançait. Nous ne connaissons pas cette Tentation primitive, beaucoup plus longue, plus touffue, plus échevelée que la version révisée en 1856, mais elle existe dans son intégrité, et on peut espérer qu'elle sera publiée. La troisième faisait désirer la seconde ; la seconde appelle la première. D'ailleurs, rien de ce qui émane de Flaubert ne doit rester caché ; aucune de ses pages d'écriture n'est indifférente ; un homme de cette taille n'appartient pas à ses héritiers, mais à la France et à l'humanité toute entière, dont il est un des types représentatifs. Oui, je ne peux en douter, on nous donnera cela, ainsi que le tome deux de Bouvard et Pécuchet, qui existe également entièrement recopié de la main de l'auteur. C'est, paraît-il, un sottisier monumental, une comédie prodigieuse, obtenue par l'énormité même de la bêtise cueillie par Flaubert dans les livres ou sur les lèvres de ses contemporains. Je n'en sais pas davantage, et je le regrette fort. Pour en revenir à la première Tentation, Flaubert eut l'idée malheureuse de la vouloir lire à ses deux amis, Louis Bouilhet et Maxime du Camp. Il les convoqua, les avertit de préparer leur enthousiasme, mais les deux médiocres bonshommes ne comprirent rien au génie qui se révélait à eux. Ils lui conseillèrent brutalement de jeter au feu ce manuscrit qui les effarait. Flaubert ne leur obéit point mais il renonça à publier l'œuvre sur laquelle il avait compté pour se faire connaître. Comme tous les hommes d'une valeur véritable, le grand Flaubert doutait de lui-même. Il connaissait trop bien les chefs-d'œuvre de la littérature pour espérer jamais produire des œuvres qui puissent leur être comparées. Il ne se sentait l'égal des maîtres que par l'admiration. Voulant cependant exercer les activités qui s'agitaient en lui, il accepta de la main de ses amis le sujet de Madame Bovary. Ce fut pour lui une discipline heureuse, puisque le résultat fut l'admirable tableau que l'on connaît, malheureuse en cela que le pénible travail que le sujet lui impose amortit le feu de sa spontanéité. C'est à peiner sur « la Bovary », comme il disait, qu'il contracta ces habitudes de lenteur et de minutie qui ont parfois embarrassé l'expression de sa pensée. A force de tourner et de retourner une phrase, il finissait par ne plus la comprendre, et, désespéré, il se jetait sur un divan où reposer ses nerfs trop tendus. Mais voilà un point acquis, que Flaubert, au moins dans sa jeunesse et devant un sujet qui flattait ses goûts, était un écrivain spontané et fougueux. Sa correspondance, où il y a entre autres une lettre sur la mort d'Alfred Lepoitevin, qui est à lire à genoux, confirme cette vue. Il me reste à montrer la fécondité de Flaubert et combien sa tête, contrairement à l'opinion commune, fut imaginative et riche. 6. « La fécondité de Flaubert », Promenades littéraires, 4e série, Mercure de France, 1912 LA FECONDITE DE FLAUBERT Si l'opinion n'a pas encore mis Flaubert à sa vraie place, cela doit tenir, en grande partie, à la réserve de sa production, le public s'étant malheureusement habitué à associer l'idée de gloire à l'idée de fécondité illimitée. En fait, il est assez excusable, la plupart des écrivains célèbres du dix-neuvième siècle, Victor Hugo et Balzac, Alexandre Dumas et Zola, et bien d'autres ayant entassé volume sur volume. Les hommes se sont donc habitués à considérer comme une des preuves péremptoires du génie la multiplicité des œuvres, et des critiques, pourtant distingués, ont eu l'aberration de faire état de cette opinion vulgaire. Sans doute, il y a dans la production intense et sans arrêt une preuve de force et de santé physique. On se voit en présence d'un organisme vigoureux, souple et résistant. La machine est bien construite, ses roues s'engrènent à merveille les unes dans les autres, rien ne frotte, rien ne crie, - et la farine du moulin tombe dans les blutoirs abondante et continue. Cependant, pour continuer la métaphore, il faut examiner la qualité du blutoir qui déterminera la pureté de la farine. Il y a des fécondités malheureuses et qui donnent une farine mal blutée, une littérature où il y aurait autant de son que de fleur. Les plus grands écrivains, quand leur fécondité n'est pas soumise à la règle d'un esprit critique, n'échappent pas à ce malheur de produire de temps en temps un sac de son. Victor Hugo lui-même a jeté au public des œuvres sans valeur ; la Comédie humaine de Balzac est fort mêlée et contient plus d'un fantoche sans vie ; dans les innombrables compilations romanesques d'Alexandre Dumas, de George Sand, qui pourtant emplirent le siècle de leur bruit, un bon choix est d'autant plus difficile qu'on n'en lit déjà presque plus rien ; ce n'est plus la farine mal blutée, où un peu de son a passé, c'est du son où l'on trouve des traces de farine. Des auteurs infiniment féconds et qui occupèrent l'opinion pendant quarante ans ont sombré le jour même de leur mort, quelquefois même avant, dans la nuit définitive, tels Scribe ou Eugène Sue. Considérée d'un certain point de vue, la fécondité, telle que la comprend le vulgaire, n'est peut-être qu'une maladie, analogue à celle de ces arbres fruitiers qui donnent des fruits en abondance, mais chétifs, pierreux et rabougris. Il y en a une autre, qui est celle de Racine, de Baudelaire, de Flaubert, de Mallarmé ; il y a une fécondité qui est à la fois prudente et riche, mesurée et magnifique, qui est celle de l'arbre qui ne produit que le petit nombre de fruits qu'il peut nourrir et mener à bien, dans lesquels il va concentrer toutes les puissances de sa sève. Il n'y a pas un livre de Flaubert qui ne soit une œuvre de premier ordre, une œuvre type, le modèle d'un genre particulier, l'exemple ou s'exercent encore les jeunes écrivains à leurs débuts. Ces livres sont au nombre de six, en y comprenant les Trois Contes, et en mettant de côté, sauf Bouvard et Pécuchet, les œuvres posthumes et la correspondance. Or, quel est l'écrivain, eût-il laissé cent et deux cents œuvres différentes, chez lequel on peut en choisir six d'une valeur égale à la pauvre demi-douzaine de tomes qui composent le bagage royal de Flaubert ? Ces six volumes, on ne les trouverait même pas peut-être chez Balzac, où le déchet s'accentue d'année en année. Oui, il y a Stendhal, qui lui aussi n'a laissé qu'un petit nombre d'œuvres dont presque aucune n'est indifférente, mais Stendhal, qui est un écrivain plus personnel, est aussi un écrivain beaucoup moins complet que Flaubert. Il ne donne guère de satisfactions qu'à l'esprit, tandis que Flaubert comble de plaisirs à la fois notre intelligence et notre sensibilité, la beauté plastique de son style égalant la beauté spirituelle de sa pensée. Maintenant, il ne faudrait pas croire que Flaubert, non plus que Stendhal, non plus que personne, ait acquis d'emblée sa maîtrise. Je montrais précédemment qu'il n'a pas toujours écrit avec difficulté et que quand le sujet agréait particulièrement à son tempérament il était capable de l'enlever avec une certaine fougue, sans que la forme en fût pour cela plus négligée. Aujourd'hui je veux indiquer que Flaubert pourrait également, si l'on tient compte de tous ses labeurs cachés, figurer parmi les écrivains matériellement féconds. Il faut noter aussi que cet homme qui sembla débuter dans les lettres à l'âge de trente-cinq ans, fut au contraire un précoce, puisque l'on possède de lui le manuscrit d'un drame écrit à l'âge de quatorze ans et que, de dix à treize ans, il ébaucha de multiples projets littéraires, commença un roman sur Isabeau de Bavière, rédigea beaucoup de petites comédies, qu'il jouait avec ses amis, devant sa famille. En dix ans, de 1835 à 1845, époque où il se donna tout entier à la Tentation de saint Antoine, le jeune Flaubert (il était né en 1821) composa une trentaine d'œuvres, petites et grandes, dont les manuscrits existent et sont conservés avec soin. Voici des drames en cinq actes, dont les sujets seuls diraient la date : Frédégonde et Brunehaut, la Mort du duc de Guise, Loys XI. Puis ce sont des contes historiques ou philosophiques avec des titres singuliers comme Rage et impuissance, conte malsain pour les nerfs sensibles et les âmes dévotes, comme Un Parfum à sentir ou les Baladins, conte philosophique moral ou immoral, ad libitum. Voici un poème en prose dont on devine le romantisme, Rêve d'enfer, un roman dont la truculence n'est pas douteuse, Ivre et Mort. Il s'adonne aux recueils de pensées : les Agonies, pensées sceptiques. Il ne néglige ni la critique historique, ni la critique littéraire, étudie Rome et les Césars, Rabelais. Voici les Mémoires d'un fou, qu'on a publiés, il y a quelques années, à un très petit nombre d'exemplaires, des notes de voyage, en Italie, aux Pyrénées, en Bretagne, en Orient. On peut enfin trouver dans le Colibri, petit journal littéraire de Rouen, divers contes et divers essais. Tout cela, et j'en passe, formerait avec la correspondance, dont tout n'a pas été publié, beaucoup de volumes. Pendant dix ans, au moins, Flaubert fut, comme tant d'autres, d'une fécondité intempestive et immodérée. Sa curiosité se portait de tous les côtés à la fois, et il subissait toutes les influences, même celles du milieu rouennais, qui n'était pas la meilleure, mais dont il devait bientôt se délivrer, ce que Rouen ne lui a pardonné que tout récemment. Je pense que le plus grand effort de Flaubert fut de dompter cette fécondité juvénile, de sacrifier à une œuvre unique les nombreux projets qui enchantaient son imagination. Il choisit le plus difficile, mais aussi le plus riche en idées, en images, en contrastes, cette Tentation qui devait rester l'œuvre fondamentale de sa vie et occuper pendant trente ans toutes les heures qu'il ne donnait pas à des œuvres différentes. La vraie et heureuse fécondité de Flaubert date donc du moment où il eut le courage du sacrifice. Mais quelle récompense ! Madame Bovary, qui scelle le tombeau du romantisme comme Don Quichotte avait enterré les romans de chevalerie ; Salammbô, d'une si prodigieuse imagination ; l'Education sentimentale, récit mélancolique et voilé des premières désillusions que la vie lui avait apportées ; Bouvard et Pécuchet, enfin, œuvre au-delà de laquelle il n'y a rien, œuvre unique, sans style visible, sans imagination, sans parure d'aucune sorte, œuvre dépouillée de tout ce qui fait l'attrait d'un roman, et qui est pourtant le plus émouvant des romans. Que l'on ne reproche pas à Flaubert le découragement de ses héros, les déceptions dont ils souffrent tous inévitablement. Son pessimisme ironique ne détourne ni de la vie ni de l'action. Seulement, il prévient les hommes que, si beaux que soient leurs désirs, ils sont presque toujours irréalisables, et que c'est même là leur beauté. Mais, ironie suprême, la vie de Flaubert a démenti mieux que toute œuvre, cette philosophie amère. Il avait un but, et il l'a rempli complètement. Son orgueil rêvait d'être un grand écrivain et il est mort dans la gloire, et depuis sa mort sa gloire n'a fait que grandir et s'aviver. Elle est solide, la gloire de Flaubert. Elle se dresse, hors de l'atteinte même de la sottise, car les sots qui le nieraient rendraient hommage au plus grand découvreur de la bêtise humaine qui fût depuis Molière. Des gens se plaisent à M. Homais ; pour moi, j'aime aussi le curé Bournisien, l'homme au « rire opaque », d'une bêtise si profonde et si ecclésiastique. Mais il faudrait étudier tous les types de Flaubert ; ce serait très amusant, mais très long. Rien, du reste, ne montrerait mieux la prodigieuse fécondité de ce grand poète, qui fut en même temps un grand comique. 7. « L'accoucheur de Madame Bovary », Promenades littéraires , 4e série, Mercure de France, 1912 8. « Les curés de Flaubert », Promenades littéraires, 4e & 5e série, Mercure de France, 1912 et 1913 LES CURÉS DE FLAUBERT On m'a quelquefois demandé pourquoi je n'avais jamais écrit une étude d'ensemble sur Flaubert, dont on sait par toutes sortes d'allusions et de courts écrits qu'il a peut-être été ma plus grande préoccupation littéraire. A quoi bon ? Flaubert n'a pas besoin de moi ; c'est moi qui ai besoin de lui et je satisfais beaucoup mieux ma passion en relisant Madame Bovary qu'en dissertant sur son auteur. Au point de familiarité où j'en suis avec lui, je serais plus tenté d'examiner un à un les types qu'il a créés que de rechercher la signification générale de son œuvre une monographie de Lestiboudois ou d'Hippolyte me semblerait une occupation fort louable. Taine, qui était un esprit systématique, relisait sans cesse le Rouge et le Noir pour arriver à démonter d'une main sûre l'esprit de Stendhal, à quoi il n'a pas très bien réussi, car, égaré par ses théories, il s'acharnait à vouloir retrouver dans la cervelle de l'auteur la logique de Julien Sorel, mais une création psychologique ne donne aucune lumière sur le caractère de son créateur. Il n'y a que des rapports incertains entre la vie d'un homme et son œuvre, entre sa conduite et celle qu'il impose à ses personnages. S'il en était autrement, les romans ne seraient que des sortes de mémoires, et cela n'est pas, du moins chez les vrais romanciers, encore que la connaissance de l'auteur nous fasse comprendre qu'il ne pouvait les concevoir différents. Mais nous n'en sommes pas plus avancés, il ne s'agit que de directions générales et cela ne projette pas d'autre lueur sur la dépendance de l'œuvre à l'égard de l'homme. Qu'un pommier produise des pommes et un cerisier des cerises, c'est sans doute une grande merveille, mais pas dans l'ordre des rapports, et seuls les enfants de cinq ans et au-dessous se peuvent ébaubir d'une telle découverte. Que Flaubert ait répondu à qui l'interrogeait assez sottement sur les origines d'Emma Bovary : « Mme Bovary, c'est moi », cela montre seulement qu'un écrivain original ne peut écrire qu'avec sa vie, mais cela ne montre pas que sa vie lui ait dicté son œuvre ni qu'il y ait entre les deux séries de faits des relations nécessaires, sinon de nécessité très sommaire et très générale, c'est-à-dire à peu près illusoires. Ce n'est pas que je croie beaucoup à la littérature objective. Dans cet ordre, l'objectivité n'est que de la rhétorique ; dès que l'œuvre littéraire est pénétrée par le sentiment, c'est-à-dire par ce qu'il y a de plus personnel en nous, de plus irréductible, elle en prend, quoi que veuille l'auteur le caractère même, et tous les efforts de Flaubert pour se retirer de ses livres, n'ont pu faire qu'il n'apparaisse embusqué derrière chaque mot, chaque phrase, chaque épisode. C'est une illusion commune aux esprits très personnels et très volontaires de croire qu'il leur suffit de vouloir s'abstraire de leurs écrits pour n'y point apparaître, mais la personnalité, plus forte que la volonté, impose leur présence, au moment même qu'elle se croyait le plus sûre de son absence. J'ai observé directement ce jeu chez un des savants les plus originaux de ce temps, qui se veut d'une objectivité absolue, totalement dépouillée, et je ne pus le convaincre. Cependant sa personnalité est si forte qu'elle marque non seulement ses écrits, mais ceux de ses disciples, d'une empreinte aussitôt reconnaissable. La personnalité ne consiste pas, pour un écrivain, à se mettre en scène au moment inopportun : le mauvais goût suffit à qualifier une telle intervention et la remarque de Flaubert lui-même, dans Bouvard et Pécuchet, est très juste : « Ensuite ils tâtèrent des romans humoristiques, tels que le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre ; Sous les tilleuls, par Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre, la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa maîtresse. Un tel sans-gêne d'abord les charma, puis leur parut stupide, car l'auteur efface son œuvre en y étalant sa personne. » La personnalité que j'entends n'est en somme autre chose que les conditions mêmes de l'originalité ; elle n'a nullement besoin de s'étaler ; c'est un parfum dont les effluves peuvent remplir une chambre et tout un logis. L'œuvre de Flaubert en est profondément imprégnée. On a même donné un nom à celui que répandent ses livres ; on l'a appelé le bovarysme ; on en a même fait la base d'un système philosophique (1). C'est un lourd manteau pour les frêles épaules d'Emma, plus lourd et moins chaud que celui qu'elle avait commandé à Lheureux pour courir en chaise de poste avec Rodolphe ! M. Jules de Gaultier a remarqué le premier, et c'est d'un esprit bien sagace, la tendance des personnages de Flaubert à se concevoir autres qu'ils ne sont : Emma Bovary, fille de fermier, femme d'un petit médecin campagnard, telle qu'une créature romantique, apte aux aventures du grand amour ; Frédéric, l'étudiant médiocre, le jeune bourgeois façonné à la vie de famille, tel qu'une âme de passion faite pour planer, soutenue par l'héroïsme de l'art, au-dessus de la vie ; Bouvard et Pécuchet, rentiers maniaques de curiosité, tels que deux grands esprits, prédisposés au savoir universel. Et naturellement, réglant leur existence, non selon leur nature vraie, mais selon une nature chimérique, ils aboutissent à des catastrophes ou se réveillent, un beau matin, désabusés de leur rêve, rejetés par la réalité aux occupations qu'ils avaient méprisées et qui pourtant seules leur convenaient. Nombre de personnages de second plan, chez Flaubert, s'acheminent également à de pareilles faillites. On pourrait presque dire que, parmi les êtres qu'il a créés, ceux-là seulement n'ont pas à se plaindre de la vie qui ne lui ont rien demandé ; ils n'ont pas été déçus, moins parce qu'ils se concevaient tels qu'ils étaient réellement, que parce qu'ils ne se concevaient pas du tout, se confiant sans illusion et sans révolte au courant médiocre de la destinée : c'est Homais qui, dénué de vie intérieure, ne rêve qu'aux profits de son métier et à la domination facile que doit lui assurer l'exercice modéré de « ses idées avancées » ; ce sont les curés Bournisien et Jeufroy, protégés contre les ambitions également par leur caractère et par leur simplicité. La bêtise tient une grande place dans l'œuvre de Flaubert, comme dans la vie qu'elle représente si exactement, et ce n'est pas une place sociable, une place satirique. Il l'incorpore à des doses variées à tous ses personnages, et dans quelques-uns d'entre eux elle est si intimement unie à leur nature, elle y est un élément moteur si actif, qu'elle simule l'intelligence et qu'elle y devient également créatrice d'illusions. Dans les deux prêtres qu'il a mis en scène, l'illusion est purement professionnelle, d'où le caractère de profonde vraisemblance dont ils sont empreints. Les imbéciles sont « ceux qui ne pensent pas comme nous », dit Flaubert, dans le Dictionnaire des idées reçues (2). Et c'est bien la quintessence de l'opinion commune, de celle que professe obscurément l'imbécile sur l'imbécile. Ainsi apparaissent l'un à l'autre Bournisien et Homais, mentalités identiques, mais chargés de croyances différentes. Homais est un Bournisien libre penseur, comme Bournisien est un Homais ecclésiastique. On a dit un peu légèrement que, dans le duel constant d'opinions entre ces deux êtres, c'était Homais qui avait raison. Sans doute, si on dissocie l'homme de sa pensée, on trouve dans celle de Homais quelques principes raisonnables, mais les personnages de Flaubert ne sont pas des abstractions. Ce sont des êtres vivants d'une vie totale, et il est impossible de considérer d'une part la qualité de leur esprit et de l'autre la qualité des idées qui s'y sont agrégées par hasard. Prenons garde de retomber, en les jugeant, dans l'ironique définition de Flaubert, qui alors nous serait applicable. Je ne voudrais pas avoir l'âme de Bournisien, mais je ne voudrais pas davantage avoir celle de Homais. Elles me font socialement horreur toutes les deux, mais à tout prendre, la bêtise tranquille et toute professionnelle du curé semble moins répugnante que la bêtise agressive du pharmacien. Il serait plus aisé de vivre en paix avec l'un qu'avec l'autre, et un esprit un peu élevé pourra toujours reprocher à Homais d'avoir rendu ridicules quelques idées nobles en soi. Tombées dans ces régions basses, elles n'ont plus rien qui puisse plaire, rien d'acceptable. Parallèles, spirituellement, ils le semblent physiquement. Ce sont deux gaillards actifs, infatigables dans des ministères qui ont quelque point de rapport et où ils se montrent, dès qu'il s'agit de questions un peu délicates, d'une pareille médiocrité. « Il aurait mieux valu lui introduire vos doigts dans la gorge », dit à Homais le docteur Larivière, agacé par le récit de ses expériences « d'imbécile » sur l'empoisonnement d'Emma. Le curé n'est pas doué d'une subtilité plus grande. Voyez ce qu'il répond à la pauvre femme qui lutte contre l'amour naissant, implore de lui une de ces paroles qui vont de l'âme à l'âme : « ... Mais lui, il est le médecin des corps, ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis des âmes ! Elle fixa sur le prêtre des yeux suppliants : Oui..., fit-elle, vous soulagez toutes les misères. Ah ! ne m'en parlez pas, madame Bovary ! Ce matin même, il a fallu que j'aille dans le Bas-Diauville pour une vache qui avait l'enfle... » Homais et Bournisien sont à égalité parfaite dans la bêtise, qui est l'art de ne pas comprendre le sens secret des choses, de tout faire et de tout dire mal à propos, et si la sottise du prêtre semble ici d'une qualité plus amère, c'est qu'un romantisme inconsidéré a attribué au prêtre un rôle de consolateur où il se hausse bien rarement. Mais est-ce qu'un autre romantisme ne tend pas à faire un savant de tout homme qui exerce une profession scientifique ? Les deux bonshommes se rejoignent merveilleusement : tous les deux, par épaisseur d'esprit, faillissent, en des occasions mémorables, à s'élever au-dessus des habitudes de leur métier. L'intelligence eût arrêté les événements, retourné les destinées ; la bêtise n'est point capable de s'opposer à la marche des choses. Mais, comme disait Nietzsche, quelle merveilleuse force de stabilisation il y a en elle ! Entre ces trois êtres diversement rustiques, car il faut joindre à leurs simplicités celle de Charles Bovary, Emma apparaît plus éclatante, plus extraordinaire. Le seul moyen de l'exalter sans invraisemblance était de l'entourer des pires spécimens du milieu social où elle évolue. Même quand sa conduite est médiocre, elle domine encore son entourage de toute l'aristocratie, de tout le charme de sa personne. Flaubert n'a évidemment pas de préjugés particuliers contre les pharmaciens, les curés ou les médecins de campagne. Il a connu, dès son enfance, les uns et les autres, mais les ressemblances de caractère que l'on découvre entre l'abbé Bournisien, et l'abbé Jeufroy, sembleraient indiquer que les curés lui étaient moins familiers ou qu'il n'a eu l'occasion d'en fréquenter qu'un très petit nombre. Peut-être même n'en a-t-il connu qu'un seul. Il l'a placé plus vivant dans son premier roman, plus abstrait dans Bouvard et Pécuchet. Cependant, quoiqu'ils soient tous les deux ergoteurs, et avec une égale platitude, l'abbé Jeufroy est plus autoritaire, plus porté à faire rendre à son caractère ecclésiastique tout ce qu'il comporte de domination. Les circonstances politiques, il est vrai, lui sont beaucoup plus favorables et, quoique versatiles, ses adversaires sont autrement redoutables dans la discussion que le médiocre Homais. Ils sont moins des individus que des types ; son inconnaissance relative du milieu ecclésiastique a merveilleusement servi Flaubert en le contraignant à accumuler dans les deux ecclésiastiques les traits les plus généraux et les plus caractéristiques de la profession. Jeufroy, qui ne doit plus incarner une bêtise professionnelle dressée en face d'une autre bêtise professionnelle égale, mais d'ordre différent, représente mieux que Bournisien l'idée générale que l'on peut se faire d'un curé de campagne. Bournisien « au rire opaque » est devenu assez subtil pour ne pas décourager, par des propos trop vulgaires, la conversion de Pécuchet et plus tard celle de son ami. Il fait face à la controverse suscitée par les deux pénibles érudits, et ses arguments, sans être encore très élevés, sont honorables. En vingt ans, et surtout au cours de ses recherches immenses pour la documentation de Bouvard et Pécuchet, Flaubert a fait de grands progrès dans la matière ecclésiastique et il a pu se préoccuper de savoir comment cette matière pouvait tenir dans la tête étroite d'un curé de campagne, comment elle s'y classait parmi les autres notions et au milieu des préoccupations de la vie de relation qui y tiennent la plus grande place. Si une scène analogue aux derniers moments d'Emma Bovary se fût imposée à lui dans sa dernière œuvre, il n'en eût plus omis, dans la partie principale, celle même dont il pouvait tirer le plus grand effet psychologique : la confession ; car cela aurait pu être quelque chose de formidable, la douloureuse Emma laissant tomber dans l'oreille stupéfaite de l'innocent Bournisien l'aveugle ses amours adultères ! Je n'ai jamais entendu dire que Flaubert se soit jamais repenti de cette omission. Il est vrai qu'il souffrait difficilement qu'on l'entretînt de la Bovary, le bruit fait autour de ce livre l'ayant dégoûté jusqu'à la nausée de ce que les bourgeois appellent la gloire, et qui est le plus grand fléau qui puisse atteindre un écrivain soucieux de se réaliser et de vivre en paix. En somme, si les curés de Flaubert ne sont pas flattés (il n'a jamais flatté aucun de ses personnages), ils sont bien représentatifs de leur état. L'un est un peu au-dessous de la moyenne, mais je dirais volontiers que l'autre est un peu au-dessus, et tous les deux sont construits selon le milieu où ils évoluent et, de manière à s'y adapter sans contraste. Il y a là un sens rare de la proportion. Mettez Bournisien à la place de Jeufroy et les deux maniaques de Chavignolles, après le premier entretien, n'auraient pas plus de considération pour lui que pour un Coulon ou un Hurel ; à la place de Bournisien, l'abbé Jeufroy serait de taille à pulvériser Homais. Ce ne sont que des nuances, et mon esprit les avive peut-être un peu, mais les nuances sont importantes. S'il ne les avait pas observées, Flaubert risquait ou de sembler attaquer la religion ou de paraître la défendre, et l'une ou l'autre de ces attitudes lui eût fait également horreur. Devant un esprit comme le sien, d'une philosophie si dédaigneuse et si désabusée, toutes les croyances sont égales, toutes les négations et toutes les attitudes. (1) Le Bovarysme, par Jules de Gaultier. Cf. aussi les derniers ouvrages du même philosophe. (2) Bouvard et Pécuchet, édition Conard (Appendice). [entoilage : Michel Dorenlor, juin 2001] 9. « Flaubert et la bêtise humaine », Promenades littéraires, 4e série, Mercure de France, 1912 10. « Bouvard et Pécuchet », Le Puits de la vérité, Albert Messein, 1922 On vient de donner une bonne édition de ce livre, dont est mort Flaubert, avec un choix des matériaux de tout genre qu'il avait accumulés pour le construire. Cela m'a été l'occasion. de le relire pour la dixième ou la douzième fois. Je l'ai peut-être un peu mieux compris, peut-être moins bien, je ne sais pas. La correspondance, ainsi que les documents réunis en appendice, ne laissent aucun doute sur les intentions de Flaubert : il a poursuivi la bêtise humaine jusqu'en ses profondeurs. Ses deux bonshommes sont des imbéciles, mais d'une qualité tellement supérieure qu'il n'est pas fréquent de rencontrer des hommes plus intelligents. En fait, quoique éternellement vaincus, ils dominent tout leur entourage et en ont conscience. Tandis que la plupart des hommes, ne s'intéressent à rien ou ne s'intéressent, en dehors d'eux-mêmes, qu'à une seule chose, leur curiosité s'étend à tout, se passionne successivement pour toutes les expériences et toutes les idées. Mais ils manquent de méthode et se fatiguent aussi vite qu'ils se sont enthousiasmés. De désillusion en désillusion, ils sombrent dans le découragement final. Leur supériorité est d'avoir gardé, malgré le manquement de chacun de leurs essais, assez de jeunesse d'esprit pour recommencer toujours, autres Sisyphes, à mettre en mouvement la pierre dont ils ne savent pas qu'elle retombera sur leurs talons. Le merveilleux courage des deux bonshommes est celui de l'humanité elle-même,dont, qu'il l'ait voulu ou non, Flaubert a résumé l'histoire en quelques pages d'un roman enjoué, amusant, au fond amer. C'est une œuvre telle qu'il n'y en a pas une seconde, même Don Quichotte, qui puisse lui être comparée. Elle aura probablement le même destin de voir, au cours des siècles, sa signification retournée. Déjà, je doute si Bouvard, si Pécuchet ne sont pas des héros de l'intelligence, submergés à la fin par les flots de la bêtise, qui les engloutissent. A consulter : http://www.univ-rouen.fr/flaubert/index.htm Divers : Lettre de Franklin et Napoléon Homais au rédacteur du Mercure de France |
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