Si les symbolistes ne s'étaient pas montrés si dédaigneusement injustes pour Victor Hugo, ils n'auraient jamais conquis leur place au soleil (R. G.).


1. « Variétés. Phrases sur l'art », Mercure de France, août 1899

2. « Brefs conseils à un journaliste touchant Victor Hugo » [1901], Épilogues, 2e s., Mercure de France, 1904

3. Réponse à une enquête, « Etes-vous Hugophile ou Hugophobe ? » (1902), publiée par Garnet Rees in Remy de Gourmont, Essai de biographie intellectuelle, Boivin & Cie, 1940

4. « Copeaux » [1902], Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927

5. « L'enquête de l'Ermitage » [1902], Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905

6. « Victor Hugo et les poètes d'aujourd'hui » [1902], Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905

7. « Verlaine et Victor Hugo », Promenades littéraires, Mercure de France, 1904

8. « Les ennemis de Victor Hugo », Promenades littéraires, 5e série, Mercure de France, 1913

9. « Visites académiques », , Nouvelles dissociations , Editions du Siècle, 1925

10. Disjecta membra

La Plume, n°58, 15 septembre 1891

22.05.46

Je lui avais dit que H. L. Mencken, dans son dictionnaire des citations, prêtait à Verlaine sur son lit de mort le mot : « Victor Hugo, hélas ! » Gide proteste : « C'est une réponse que j'ai faite il y a fort longtemps et qu'on n'aurait peut-être pas remarquée si Remy (il prononce Reumy) de Gourmont ne l'avait citée disant qu'elle résumait tout » (J.Green, Journal) [R. Le Texier].


1. « Variétés. Phrases sur l'art », Mercure de France, août 1899, pp. 564-569 [texte disponible sur Gallica]

Ce texte est annoncé dans le sommaire sous le titre de « Verlaine » ; il a été recueilli sous le titre de « L'art et le peupe » dans Problème du style (1902).


2. « Brefs conseils à un journaliste touchant Victor Hugo », Épilogues, 2e série, Mercure de France, 1904

Décembre 1901

209

Brefs conseils à un journaliste touchant Victor Hugo. — ... Vous allez avoir à parler beaucoup de Victor Hugo durant quelques mois et naturellement, comme c'est votre métier, vous vous apprêtez à écrire beaucoup de sottises mêlées aux lieux communs traditionnels. Comme vous avez de l'esprit, vous êtes résigné, mais il vous serait agréable, cependant, d'éviter certaines âneries trop voyantes, certains ponts-neufs trop connus. Il vous faudrait aussi quelques opinions d'une originalité modérée et tolérable à jeter négligemment sur la bosse des phrases toutes faites dont vous prévoyez l'inéluctabilité. Je vais essayer.

Notez d'abord, et ceci est une opinion très modérée, que Victor Hugo ne fut pas un poète, mais un orateur. C'est le plus grand orateur lyrique dont les hommes aient jamais entendu le verbe tumultueux. Maître souverain des mots et des cadences, musicien de tempête, orgue prodigieux aux mille souffles, il fut aussi un magnifique peintre verbal, un Michel-Ange des océans et des batailles, des abîmes et des cimes. C'était une oreille, c'était un œil ; c'était une trompette et un gong ; ce n'était ni une lyre, ni une syrinx. En d'autres termes, le poète est un émotif ; Hugo n'eut jamais que des sensations, mais il les eut toutes et il les traduisit toutes en une langue d'une parfaite beauté oratoire. Il n'y a pas dans son œuvre dix vers qu'un amant puisse lire à sa maîtresse ; il n'y en a pas dix qu'une femme ait jamais relus. Voilà pourquoi je voudrais qu'on ne fît pas de lui le type même du poète. Il est autre chose, quelque chose de plus grand peut-être, mais de moins humain. Il fait peur, il n'émeut pas. Il terrasse, il ne trouble pas. D'ailleurs, comme tous les hommes d'un génie excessif, il est parfaitement incompréhensible, comme un Etna qui serait bien réglé, un orage qui serait harmonieux. On a dit, assez bêtement, d'Alexandre Dumas que c'était une des forces de la nature. Victor Hugo semble une force surnaturelle. On vient d'écrire : « Hugo fut toute la poésie et toute la pensée du dix-neuvième siècle. » Ne répétez pas cela. De telles synthèses sont vraiment trop hardies. Est-ce que, sans Vigny, Lamartine, Musset, Baudelaire, Verlaine et quelques autres anciens ou récents, on a « toute la poésie » du siècle dernier ? Je voudrais que l'on demandât à deux cents poètes d'aujourd'hui : quel est votre poète ? On verrait. Toute la poésie : non, pas plus que l'orgue n'est toute la musique. L'orgue n'est pas le violon.

Si vous tenez à être tout à fait clair et à éviter les explications, continuez d'appeler Victor Hugo un grand poète, et même le plus grand poète du dix-neuvième siècle, mais n'affirmez pas qu'il en fut « toute la poésie ».

Cependant s'il vous faut une sottise énorme pour capter la confiance de vos lecteurs, choisissez celle-là. Si vous alliez jusqu'à la fin de la phrase, si vous ajoutiez : « et toute la pensée », je rougirais de vous. Je vous conseille même de ne point prononcer ce mot à propos de Victor Hugo. Il avait bien autre chose à faire que de penser.


3. Réponse à une enquête, « Etes-vous Hugophile ou Hugophobe ? » (1902), publiée par Garnet Rees in Remy de Gourmont, Essai de biographie intellectuelle, Boivin & Cie, 1940

Dans une réponse à une enquête, Etes-vous Hugophile ou Hugophobe ? Gourmont précisa sa position à l'égard de Hugo. Nous publions le texte intégral de cette lettre qui est un bel exemple de la critique « parlée » que Gourmont employa parfois.

Paris, 8 février (1902).

Ni l'un ni l'autre, mon cher confrère. Ni -phile, ni -phobe. Je n'ai pas un grand amour pour Victor Hugo, mais j'ai pour lui une grande admiration. C'est le plus riche écrivain en vers, et en prose aussi, qu'ait eu la langue française et peut-être aucune langue. Musicien du verbe, il est au-dessus de tous ceux qui ont joué de la parole.

Si sa pensée n'avait pas été un peu courte, et sa sensibilité un peu élémentaire, il eût été sans doute le poète parfait, celui qui, tel Virgile, fixe pour des siècles non seulement les formes verbales, mais les formes du sentiment poétique. Qu'il ait été contredit aussi vite, que son esthétique ait été délaissée par les fils de ses disciples et par les derniers de ses disciples eux-mêmes, cela prouverait abondamment, même sans exemples, que Victor Hugo, loin d'être toute la poésie du XIXe siècle, n'en fut qu'un moment, le plus bruyant et sans doute aussi le plus magnifique. Dans l'admiration des jeunes poètes, Vigny le serre d'assez près et Verlaine n'est pas loin. Vigny et Verlaine représentent précisément ce qui manqua à Victor Hugo : une philosophie, une sensibilité.

Telle qu'elle est, son œuvre est encore immense et grandiose. Tant de poèmes où les beautés abondent, tant de romans où la vie est magnifiée, et ce théâtre excessif : il y a là de quoi imposer le respect. Victor Hugo fut une des plus puissantes forces du siècle dernier, bien qu'on ne puisse pas très clairement dire de quoi se composait cette force et quelle fut son influence. En dehors du vers je ne vois pas bien l'influence de Victor Hugo.

L'homme ? Il a été critiqué avec une telle âpreté par M. Biré, que l'esprit de contradiction me porte à le juger sans aucune sévérité. Il fut orgueilleux : il en avait le droit. Il voulut être riche : cela lui était dû. Il voulut être populaire : c'est un goût. Ses idées politiques étaient bizarres : pas beaucoup plus que celles de Milton. Il se drapa dans son exil comme dans un manteau de théâtre : il a eu raison parce que sa gloire en a été grandie. Il eut des habiletés : cela vaut mieux que des maladresses.

Les fêtes du centenaire sont donc très légitimes, si c'est bien le poète que l'on veut célébrer et non le "vieux républicain". Politiquement, Victor Hugo appartint successivement à tous les partis, et tous pourraient s'en réclamer. Mais ce beau nom, échappé enfin aux polémiques vulgaires, n'est plus désormais que celui d'un grand poète.

Veuillez croire, mon cher confrère, à toute ma sympathie.

REMY DE GOURMONT.

(D'après le manuscrit original en la possession de l'auteur.) Malgré des recherches considérables nous n'avons pas pu découvrir où cette lettre a paru.


Victor Hugo

4. « Copeaux », Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927

Victor Hugo et la paix. — On a rappelé que Victor Hugo fut, au déclin du second Empire, l'un des fondateurs d'une ligue de la paix. C'est bien ; à condition que l'on n'ajoute pas un mot de plus. A ceux qui voudraient faire de cette participation à une œuvre généreuse, mais naïve, un nouveau titre de gloire pour le grand poète, on serait forcé de répondre avec quelque dureté. Ce qui justifie et ce qui condamne les moyens, c'est la fin. Mais il y a des moyens qui sont déjà des fins provisoires. La propagation inconsidérée des idées de paix universelle, moyen d'amener la paix, n'amène pas la paix ; elle ne contribue pas non plus à désarmer le plus fort, c'est-à-dire le plus matériel, le moins accessible aux idées. C'est le moins fort, le plus spirituel des deux adversaires futurs, le plus enclin aux chimères sentimentales, qui subit le premier les influences débilitantes. Si donc des idées de désarmement furent jetées à travers l'Europe vers 1869, et si elles eurent quelque effet sur quelque peuple, ce peuple ne peut être que la France. Le reste n'a besoin d'être exprimé. Ce n'est peut-être pas avoir eu un sens très exact de la réalité que d'avoir contribué, en 1869, à amoindrir, fût-ce de la valeur d'une batterie d'artillerie ou d'un escadron, les forces défensives ou offensives de la France. Il faut rentrer le compliment. Les ligues de la paix, quand elles font trop parler d'elles, aux veilles des grandes collisions, se préparent une place odieuse dans l'histoire. La guerre, n'a rien de désirable ; mais la défaite l'est encore moins. Tous les vieux lieux communs sur la question sont excellents. On me dispensera de les consigner ici, même rajeunis.

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Propager l'idée de paix, ce n'est peut-être, hélas ! que propager l'idée de lâcheté. C'est parce que personne en Europe ne veut plus la guerre, que tout le monde la laisse faire. Le résultat final de l'appel à la force morale sera le règne absolu de la force brutale. La guerre du Transvaal est en grande partie, l'œuvre même du Congrès de la Haye. Quelle fut la part des rêveurs internationalistes dans la guerre franco-allemande ? Des historiens le savent sans doute. Ils savent aussi que Victor Hugo ne figurait sur les prospectus de M. Frédéric Passy qu'à titre de vignette romantique.

1902

L'horreur de la gloire. — Les fêtes de Victor Hugo, où six mille enfants défileront devant le buste du poète éclairé de projections électriques multicolores, ne peuvent inspirer qu'un sentiment à toute âme noble : l'horreur de la gloire. Heureuse pénombre d'un Vigny, d'un Mallarmé, d'un Baudelaire, d'un Verlaine !... Appartenir à l'humanité, c'est vraiment appartenir, et de trop près, aux imbéciles.

1902

Les fêtes et le trouble-fête. — Les funérailles de Victor Hugo furent grandioses et ridicules, - grandioses, par l'émotion d'une foule religieuse ; ridicules, par ce qu'elles affectaient de parade politique. En est-il de même ailleurs ? En France, une fête officielle n'est qu'un carnaval réglé et grave. A Paris, les corps constitués se montrent : le Sénat bedonne, la Cour titube sous des jambes de quatre-vingts ans. Lors de l'entrée de Charles-Quint, à Anvers, des groupes de belles filles nues amusaient les yeux. Rubens n'a point menti en fleurissant de sirènes épanouies le quai où débarqua Marie de Médicis. C'était la coutume. Mœurs de païens : à nous autres, Européens réformés, on offre des bouquets de députés et des gerbes de militaires. A la commémoration Hugo, on y ajoutera des écoliers portant des palmes, les jeux mornes de la lumière électrique et la musique-réclame de M. Charpentier.

Ce qu'il faudrait faire ? Presque rien. Proclamer la licence. Une fête, c'est une fuite hors de la règle. Toute l'antiquité a compris ainsi la fête : une débauche ; et ce fut la tradition tant que le paganisme garda un reste d'autorité, jusqu'aux temps maudits de Luther et de la réaction chrétienne. Si nous n'avons plus les reins assez solides, le cœur assez joyeux, l'âme assez naïve, pour participer à de vraies fêtes, il vaudrait mieux s'abstenir. Ensuite, il n'y a de fêtes que celles qui s'organisent toutes seules, celles qui sont invincibles. L'Etat, organiser des fêtes ? Mais l'Etat, par définition, c'est le trouble-fête !


5. « L'enquête de l'Ermitage », Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905

[Février 1902].

215

L'Enquête de « l'Ermitage ». — Le directeur de l'Ermitage, M. Edouard Ducoté, a soumis à deux cents poètes environ un passage de mes Epilogues de décembre (1) où il était dit, à propos de Victor Hugo : « ... Je voudrais que l'on demandât à deux cents poètes d'aujourd'hui : quel est votre poète ? On verrait. Toute la poésie : non, pas plus que l'orgue n'est toute la musique. L'orgue n'est pas le violon. » J'écris ceci avant d'avoir lu les réponses envoyées, qui sont très nombreuses ; elles vont paraître dans le fascicule de février. Mais je sais qu'à la demande : quel est votre poète ? les poètes ont en majorité répondu : Victor Hugo. M. André Gide formule ainsi son opinion : « Victor Hugo, hélas ! » La nuance est caractéristique. Oui, en critique littéraire (et moi aussi) ; non en « amour littéraire ». Mais il me faut attendre au mois prochain pour chercher la signification de cette curieuse enquête. Si je me suis trompé, je saurai pourquoi ; c'est le principal. Après Victor Hugo viennent : Verlaine, Vigny, Baudelaire ; plus loin, Lamartine, Mallarmé, Leconte de Lisle. M. Francis Jammes se distingue d'avoir élu : M. de Maupassant.

(1) Voir Epilogues, 2e série.


6. « Victor Hugo et les poètes d'aujourd'hui » Épilogues, 3e série, Mercure de France, 1905

Mars [1902].

216

Victor Hugo et les poètes d'aujourd'hui. — Si le gouvernement du pays le plus lettré du monde, le plus cultivé, le plus amoureux du verbe, du seul pays du monde où une question de syntaxe ou de versification défraye les journaux et les conversations, du seul aussi qui, depuis huit ou neuf siècles, a toujours possédé une littérature complète, représentative de toutes les formes de la pensée et de l'imagination, si ce gouvernement, le nôtre, hélas ! était autre chose qu'une agglomération fortuite de politiciens stupides de leur grandeur, il eût prié, avec la déférence que la cellule musculaire doit à la cellule nerveuse, les deux cents poètes de l'Ermitage de figurer au premier rang de la cérémonie qui commémora la naissance de Victor Hugo. M. Paul Adam eût imaginé à ce propos (du temps qu'il était un peu moins grave) quelque lettre missive de Napoléon : « Dites à Ducoté qu'il s'apprête à réunir les deux cents poètes. J'ai décidé qu'ils entreront par la grande porte, immédiatement après moi. Je veux voir au premier rang Heredia et Dierx ; au second, Moréas, Verhaeren et Régnier. Il rangera les autres selon le jugement de l'opinion. Ceux que j'ai nommés réciteront devant le buste de notre Homère une ode de leur composition. Six autres, pris parmi les plus jeunes, déclameront des vers des Orientales, des Feuilles d'Automne, des Chants du Crépuscule, des Contemplations et de la Légende des Siècles. Tous recevront une médaille à leur nom ; en or pour ceux qui auront parlé ; en argent pour les autres. Je les passerai en revue, à cinq heures, dans la Galerie d'Apollon. » Je ne suis pas fou, ni Paul Adam, qui imagina cette nouvelle forme de la critique des mœurs. Un état social peut se concevoir où ceux qui cultivent les lettres avec ingénuité ne seraient pas rigoureusement méprisés des représentants de l'Etat, ni écartés avec soin d'une fête où l'on célèbre le plus illustre membre de leur famille.

J'écris avant le lever du rideau ; de la pièce, je ne connais que le programme. Voici, au Panthéon, la place des ministres, celle des députés, celle des sénateurs, celle des comédiens, — et c'est tout. Nul, dans ce tas de protocolaires, n'a songé à ceci, qu'en une telle cérémonie le maître de la maison, c'est le héros même que l'on acclame, et nul ne s'est demandé s'il n'eût pas invité à sa table plutôt que M. Monis, M. Wilson ou le pasteur Desmons, les trente ou quarante écrivains qui sont l'une des forces et l'une des parures de la patrie. Etant sénateur, par hasard, Victor Hugo dut participer à la bêtise politique, dont il riait avec ses amis. Même quand il consentait à déchoir, il paraissait d'une autre race, et les sottises humanitaires qu'il proférait étaient d'un beau style. Il y a donc dans l'exclusion de la littérature française non seulement une injure, mais un manque de tact. De gros intrus, lourds d'importance, s'invitent à la fête qui ne leur était pas destinée et refoulent sur la place publique les familiers de la maison. Ils paieront de flagorneries leur présence insolite. Les poètes qui disent ses louanges dans l'enquête de l'Ermitage et même ceux qui lui disent ses vérités rendirent à Hugo un meilleur hommage.

Elle est très curieuse, cette enquête, pour ce qu'elle dit, et pour ce qu'elle suggère, pour ce qu'elle prouve, chez la majorité des poètes, de sens critique, d'imagination, de sensibilité. La formule en était équivoque. Je puis bien le dire, l'ayant fournie, sans le prévoir d'ailleurs. Un instant j'eus le dessein d'avertir M. Ducoté et de chercher avec lui une rédaction. Mais, à la réflexion, il me parut préférable que la question prêtât à des réponses un peu embarrassées : ainsi on devait mieux voir le fond du cœur de nos poètes. On l'a vu. La logique demandait une question double. D'abord : Quel est le poète du dix-neuvième siècle que vous admirez le plus ? Ensuite : Quel est celui que vous aimez le plus ? Mais un scrupule psychologique m'a retenu de proposer cette rédaction. C'est que, selon La Rochefoucauld, "chacun dit du bien de son cœur et personne n'en ose dire de son esprit" ; c'est encore que si l'on dit du bien de son cœur, on en dit du mal, tout aussi volontiers ; et aussi que, si l'on ose dire du bien de son esprit, on ose encore bien moins en dire du mal. Des deux questions, la sincérité de la seconde eût été nécessairement sacrifiée à la première. Nul n'aurait consenti à paraître séparer son amour de son admiration littéraire. Il y aurait eu des mensonges et des déchirements. Pour mettre les poètes à l'aise, un long développement eût été nécessaire, une sorte de dissertation où l'on eût démontré que la sensibilité littéraire et le jugement intellectuel ne marchent pas nécessairement d'accord, qu'il en est d'ailleurs ainsi en des ordres différents et que l'on peut fort bien, sans rougir, avouer que l'on admire à la fois et que l'on déteste Cromwell, Napoléon et Bismarck. Si la distinction avait été bien comprise et admise, Victor Hugo eût recueilli encore plus d'admirations, mais sans doute assez peu de sympathies. Je reconnais d'ailleurs que la question, trop précisée eût été moins tentante. Il ne faut pas se plaindre de l'équivoque, puisqu'elle a réussi et puisque, aussi bien, par d'heureux détours, les poètes ont voulu, presque toujours, expliquer leur pensée et avouer ce que la réponse la plus claire contenait encore d'indécisions. Le « Victor Hugo, — hélas ! » de M. André Gide est assez caractéristique du conflit intérieur.

L'Ermitage a établi lui-même une liste de noms qui indique les préférences des poètes. Mais il y manque des chiffres et elle tient compte, dans son classement, plutôt des réponses catégoriques que des réponses ambiguës. L'ambiguïté, cependant, répondait assez bien à l'équivoque initiale. Voici une autre statistique où elle retrouve sa place, puisqu'on a compté le nombre de fois que le nom d'un poète revient sous la plume des poètes. Elle ne contrarie nullement celle de M. Ducoté ; elle la confirme, en la précisant.

Premier groupe :

Hugo 93

Deuxième groupe :

Vigny 48
Verlaine 47
Lamartine 46
Baudelaire 44
Musset 37

Troisième groupe :

Leconte de Lisle 21
Mallarmé 14

Quatrième groupe :

Gautier 7
Laforgue 7
Samain 6
Banville 5

Cinquième groupe

Rodenbach 4
Rimbaud 3
Desbordes-Valmore 2
Brizeux 2
Corbière 2

Sixième groupe : Aloysius Bertrand, Pierre Dupont, Sainte-Beuve, Casimir Delavigne, Ecouchard Lebrun, Max Buchon, G. Vicaire, Delille, Saint-Cyr de Raissac, Népomucène Lemercier ..................1.

Hors de la question, les noms de : André Chénier, Gœthe, Shelley, Chateaubriand, Flaubert, Villiers de l'Isle-Adam, Maupassant, ces quatre derniers cités comme prosateurs.

Victor Hugo est hors de pair. Il a été la préoccupation constante de presque tous les poètes. Il est vrai qu'il figurait dans la question même, posée à propos de lui. Le second groupe est le plus intéressant. Il montre que la liste des grands poètes du dix-neuvième siècle s'est accrue, assez récemment, de deux noms nouveaux : Baudelaire, Verlaine.

Baudelaire est là, malgré la haine que lui portent les éducateurs de la jeunesse, malgré son aristocratisme si éloigné des tendances politiques d'aujourd'hui. Verlaine, à peine mort est jeté dans la constellation, entre Vigny et Lamartine. C'est-à-dire que la sensibilité des poètes trouve désormais en lui une grande partie du réconfort qu'elle eût demandé autrefois à Lamartine et à Musset. Que Musset pourtant conserve sa place, parmi les consolateurs, cela est presque inattendu. La chute de Leconte de Lisle désolera les derniers Parnassiens ; mais elle est honorable et le maintient encore bien au-dessus de quelques-unes des admirations symbolistes. Mallarmé, que tant de poètes ont aimé et savent par cœur, quoi ! quatorze seulement ont pensé à lui ? Si j'eusse participé aux réponses, certes cela en ferait quinze. Ce ne serait pas encore assez ; je ne puis croire qu'il soit moins lu que Musset, moins aimé que Leconte de Lisle. Le quatrième groupe exprime des opinions particulières qui ne sont pas injustifiables ; le cinquième incline vers un particularisme plus émotionnel que critique et quant au sixième, seuls les poètes qui en sont responsables le pourraient chacun à son tour, commenter sans erreur.

On voit que si Victor Hugo tient une place immense dans les admirations, il est loin, pour les poètes du moins, de représenter toute la poésie du dernier siècle. D'abord, à une trentaine de poètes son nom n'est pas venu et quelques-uns n'en parlent que pour le rejeter aussitôt. Ensuite, beaucoup d'autres ne le désignent que joint à d'autres noms qui ne leur semblent pas moins précieux, quoique peut-être moins vastes. Plus d'une réponse, qu'il faut quand même inscrire à la gloire de Hugo, donnerait ce schéma : Je lis Vigny, Verlaine, l'un pour ma philosophie, l'autre pour ma sensibilité, mais je reconnais que Victor Hugo, que je ne lis guère, est un plus grand poète que ceux que je lis. C'est ce que j'aurais dit, pour ma part, et sans que rien pût me faire nier que nul poète ne m'émeut comme Baudelaire, que nul ne m'est délicieux comme Mallarmé. Il n'y a que le Dieu des panthéistes qui soit tout. Celui de nos religions admet des compagnons à sa souveraineté, des demi-dieux, et des héros ou des saints. Minerve ou sainte Cécile peuvent exciter la sensibilité religieuse plus que Jupiter et Jéhovah, encore que l'on ne songe pas à contester la première place, chacun en leur panthéon, à ces vieux maîtres.

Il y avait donc un appel à la sensibilité en même temps qu'un appel au jugement critique. Les poètes s'en sont tirés à merveille. Cinq ou six culbutes maladroites ne peuvent tarer un ensemble harmonieux de gestes. Quelques abstentions ne lui ôtent pas sa valeur significative. On a répondu, en somme, que le dix-neuvième siècle fut extrêmement riche en poètes ; que l'un d'eux semble dominer les autres ; qu'après celui-là il y en a encore cinq ou six assez forts pour oser parfois sans ridicule lui disputer la souveraineté ; qu'après ceux-là il y en a encore d'autres à qui la fierté sied toujours ; et qu'après ceux-là encore il y a les Laforgue et les Samain, et qu'à cet échelon nous nous maintenons dans la région haute, là où une noble intelligence peut admirer et aimer, un cœur délicat ; et cela continuerait jusqu'à des œuvres qui peuvent tenter la curiosité, satisfaire un caprice.

Le grand intérêt de cette enquête, c'est qu'elle ne contredit pas la tradition des admirations ; elle la complète, elle la met à jour. Une fois de plus, il est prouvé que la littérature française est, dans les esprits, une notion vivante, parfaitement définie, parfaitement logique.


7. « Verlaine et Victor Hugo », Promenades littéraires, Mercure de France, 1904


8. « Les ennemis de Victor Hugo », Promenades littéraires, 5e série, Mercure de France, 1913

LES ENNEMIS DE VICTOR HUGO

Dès la première heure, le romantisme fut incarné dans Victor Hugo, et comme cette manière littéraire bouleversait de vieilles habitudes de pensée et d'expression, elle suscita au grand poète de nombreux ennemis. Plus que tout autre écrivain, à toute autre époque, il engendra ce sentiment, que loua Gustave Planche, et qui s'appelle la haine littéraire. Il semble aux esprits simples ou fortement imprégnés de la tradition, que le mépris de telle vieille règle de composition désorganise la société autant que le mépris d'une loi sur laquelle repose la société. Je n'ai bien compris cet état d'esprit qu'en lisant depuis vingt ans les critiques de poèmes que publie régulièrement une revue littéraire conservatrice. Encore aujourd'hui, il lui est impossible de considérer de sang-froid l'emploi du vers libre ou du vers libéré, sans mesure fixe, sans rime exacte. Que de sarcasmes cette mode lui a arrachés ! Ne semble-t-il pas que la morale va crouler avec la rime riche et qu'on ne peut être honnête homme si l'on enfreint les règles de la versification classique ? Victor Hugo ne détruisit pas la structure matérielle du vers, et cependant son vers est plus loin du vers classique que même le vers libre ne l'est du vers romantique. Quand il se présenta à l'Académie, en 1835, contre Dupaty, qui fut élu, un immortel de ce temps-là, M. Lacuée de Cessac, lui dit à propos des Orientales : "Savez-vous bien qu'il y a là-dedans des vers que je signerais ?" C'était précisément cela, obscurément senti par tous ses ennemis littéraires, qui les exaspérait le plus, que la plupart de ses vers de cette époque, considérés isolément, ne choquaient pas le goût classique et que l'ensemble le contrariait si fortement. Faute de mieux, on l'accusa d'attentat contre la raison et contre le bon sens si fort vantés par Boileau, qui régissait toujours les esprits. L'ironique Charte romantique de Charles Farcy le dit expressément : "La qualité de romantique se perdra par le moindre acte littéraire où il y aura une apparence de bon sens et de raison." Dans toutes les critiques, même les plus précises, contre Victor Hugo et sa manière de penser et de dire, ce point fait le fondement de l'argumentation, et cela n'est pas sans nous paraître bien comique, à nous qui savons maintenant quel homme raisonnable était en réalité ce poète qui faisait alors figure d'extravagant. C'est une chose à laquelle on devrait songer, que ce qui paraît absurde ne le paraît que parce qu'il est nouveau et que, l'accoutumance venant, l'absurdité nous semblera toute naturelle et toute logique. Dès qu'une opinion littéraire a des partisans doués de quelque valeur, et c'était bien le cas du romantisme, comme du symbolisme, il y a tout à parier qu'elle ne s'oppose pas plus à la raison que l'opinion qu'elle veut remplacer. Nous sommes ici dans un monde changeant et qui ne dure que par ses changements mêmes. Si l'expression littéraire était immuable, elle finirait bientôt par répandre un tel ennui que le monde ne voudrait plus en entendre parler. C’était précisément ce qui arrivait en France. Les attardés de la formule classique n'inspiraient plus aucune curiosité. On les subissait ; on les jugeait en comparaison les uns des autres ; on les traitait avec une modération digne de leurs œuvres, dont aucune ne suscitait ni l'enthousiasme, ni la colère. Le jour où à l'enthousiasme de quelques-uns répondit la colère de quelques autres, ce fut le signe que du nouveau était enfin apparu. Mais il y a toujours une partie des hommes qui ne s'en aperçoit pas ou qui confond le nouveau avec l'absurde.

Il faut en effet reconnaître la bonne foi des pamphlétaires. Elle est presque toujours certaine et c'est ce qui confère à leurs élucubrations une valeur historique. On a bien fait de donner récemment un aperçu ingénieux de ceux qui s'élevèrent, pas bien haut, contre Victor Hugo. C'est amusant, dans une certaine mesure, mais si cela ne l'est pas davantage, la faute en est aux auteurs et non à leur historien(1). Ils font presque tous figure de pauvres diables littéraires, et l'admirable anecdote de Bourbousson leur serait à presque tous applicable. Le 17 juillet 1851, Victor Hugo, prononçant un discours à l'assemblée nationale, était violemment interrompu. Il interpelle son contradicteur :

"Victor Hugo : Comment vous appelez-vous ?
L'interrupteur : Bourbousson.
Victor Hugo : C'est plus que je n'espérais.

(Longs éclats de rire sur tous les bancs.)"

Donc les Bourbousson commencèrent d'assez bonne heure à prendre le poète à partie et à lui donner des leçons de bon sens, de grammaire et de versification. Ils s'appelaient Pic de l'Ariège (qu'il ne faut pas confondre avec Pic de l'Isère), Tapon-Fougas, Courtat, Némo, Raoul, Alvin, Mirecourt, etc., ce dernier à la vérité bien connu par beaucoup d'autres pamphlets et par sa fameuse série des Contemporains, que l'on imite encore aujourd'hui, mais qui était elle-même imitée de Louis de Loménie. Le plus curieux est certainement Courtat, parce que Courtat ne se contente pas de critiquer. Il rectifie. Il refait. Il traduit Hugo "du baragouin en français". Doit-on appeler Courtat un pamphlétaire ? C'est plutôt un ami, un conseiller un peu sévère, mais sensible. Il trouve même que la poésie de Victor Hugo a un certain " cachet " et ses corrections n'ont d'autre but que redresser la versification malheureuse par laquelle le poète gâte l'expression de ses qualités naturelles : "Je dirai avec pleine assurance : en changeant, corrigeant ou modifiant 158 vers sur 256, je suis certain d'avoir converti un poème ébauché en une œuvre littéraire." On voit que Courtat n'avait pas de mauvaises intentions. Il n'est qu'imbécile ; mais qui pourrait lui savoir mauvais gré de ce don de nature ? Il est même comique et cela lui vaut notre indulgence. L'antiromantisme lui fait trouver des images plus extraordinaires que les images les plus romantiques et les plus hallucinantes, comme :

Un cadavre récent qui semblait avoir faim !

C'est que Courtat est corrompu par trente ans de romantisme. Croyant faire du Viennet, il fait du Petrus Borel. Les premiers contradicteurs de Hugo avaient manifesté un étonnement autrement profond et naïf. Les Orientales, par exemple, avaient déchaîné bien d'autres colères. N'est-ce point Baour-Lormian qui s'écriait alors :

Avec impunité les Hugo font des vers !

Un des pamphlets contre les Orientales a pour titre les Occidentales, Lettres critiques. C'était tout indiqué, de même que la plaisanterie qui consiste à appeler tout le temps Victor Hugo, M. Victor. L'ingénieux auteur est un sieur Châtelat. Il s'écrie : "Monsieur Victor, je poursuis d'office vos Orientales devant les assises du goût et de la raison, sous la double prévention d'outrage à la morale littéraire et de provocation à la révolte contre les autorités légitimes du sens commun en France." C'était le thème nécessaire de toute manifestation antiromantique. Népomucène Lemercier ne pensait pas autrement, ni M. Viennet à qui l'on doit ce vers plaisant :

Sous un casque, Arbogaste avait un esprit vaste.

C'est à Viennet, un des hommes les plus comiques de notre littérature, que Mme de Girardin fit cette jolie réponse, un jour qu'il dénigrait Lamartine disant : "Lamartine ! Un fat qui se croit le premier homme politique de son temps et qui n'en est même pas le premier poète. — En tout cas, répondit la spirituelle femme, il n'en est pas non plus le dernier. La place est prise."

Naturellement tous les ennemis de Victor Hugo et de Lamartine furent des imbéciles, puisqu'ils étaient par cela même les ennemis de la littérature française. Je ne dis pas tous les critiques de Victor Hugo, ni tous ceux qu'exaspéraient ses attitudes olympiennes ou certain tour un peu apocalyptique de son esprit, mais ceux-là mêmes abusèrent contre lui du dénigrement systématique. Ils en porteront la responsabilité, quels que soient d'ailleurs leurs mérites. Il est plus triste pour Barbey d'Aurevilly que pour Victor Hugo que l'auteur d'une Vieille maîtresse ait écrit : "Il faut se hâter de parler des Contemplations, car c'est un des livres qui doivent descendre vite dans l'oubli des hommes. Il va s'y enfoncer sous le poids de ses douze mille vers. C'est, en effet, un livre accablant pour la mémoire de M. V. Hugo et c'est à dessein que nous écrivons la "mémoire". A dater des Contemplations, M. Hugo n'existe plus." Et voilà. L'histoire littéraire est quelquefois bien amusante. Je ne connaissais pas ce jugement, je l'avoue, étant peu familier avec les œuvres critiques de Barbey d'Aurevilly, mais il ne saurait me surprendre de la part de celui qui a écrit tant d'absurdités sur Gœthe. Il serait trop facile de lui retourner son mot, ce que je pense d'ailleurs qu'on a déjà fait, et de dire de la critique de Barbey d'Aurevilly qu'elle n'existe pas ou plus, depuis longtemps, sinon comme source de comique. Les contemporains furent, on doit le dire, en grande partie de l'avis du critique catholique. C'est à propos des Contemplations que Veuillot fit son mot célèbre : "Jocrisse à Pathmos." Plusieurs autres, Duranty, Gustave Planche, Caro trouvèrent ces poèmes "grotesques et stupides", en quoi, ce qui est fâcheux pour leur esprit, ils furent suivis par plusieurs sots qui s'ingénièrent à de mortelles et faciles parodies, comme le sieur Devère ou le sieur Alvin, un Belge qui signait "Van II", ou encore le sieur Vacoutat, qui, à propos des Chansons des rues et des bois, allait publier la Quintessence des chansons de M. Vertigo.

Il y a pourtant une de ces parodies qui est amusante ; mais c'est qu'elle a pour auteur Charles Monselet et qu'elle est sans fiel, comme ce charmant esprit. C'est moins une parodie qu'une imitation burlesque, à la manière des Odes funambulesques de Théodore de Banville :

Reste ici caché, demeure !
Dans une heure,
0 spectacle saugrenu !
Comme Actéon le profane
Vit Diane,
Tu verras Véron tout nu.

Avec une pareille souplesse, Monselet s'amuse, dans Une chansonnette des rues et des bois, à reprendre le thème de Victor Hugo :

Si Babet a la gorge ronde,
Babet égale Pholoé.
Et il déclare : Qu'on l'appelle comme on voudra,
C'est toujours la même femme,
Charmant problème attifé ;
C'est la même grande dame
Et le même chien coiffé.
Pour moi, je les aime toutes,
Qu'elles soient sous un beau dais,
Ou que sur les grandes route
Elles guident les baudets.
Et cela continue :
Et même un peu de lessive
Ne me fait pas reculer.

C'est tout à fait amusant. Amusantes aussi seraient les parodies involontaires de Victor Hugo. Que de poètes, pendant cinquante ans, regardant le ciel, ne voyaient que son ombre. Car cet homme extraordinaire engendra des amours et des haines également excessives. Il était au-dessus de la haine, mais on n'est jamais au-dessus de l'amour. Je recommande à M. de Bersaucourt d'étudier maintenant les amis de Victor Hugo. Il y trouvera peut-être un comique égal.

(1) A. de Bersaucourt, les Pamphlets contre Victor Hugo. Paris, 1913, in-18.


9. « Visites académiques », , Nouvelles dissociations , Editions du Siècle, 1925

VISITES ACADÉMIQUES

Bien amusante, l'histoire des visites académiques de Victor Hugo en 1836, que raconte dans le Temps M. Gustave Simon, d'après les notes laissées par le poète. Cela en dit long sur l'esprit académique et sur l'horreur du nouveau et de l'original qui en fait le fond, aussi sur la médiocrité d'âme de tous ces gens-là. Je prends au hasard (heureux hasard !) une des séries, celle qui narre les visites à Casimir Delavigne, à Scribe, à Dupin, à Viennet et à Royer-Collard. Il est assez peu question dans ces entretiens de la littérature nouvelle et plusieurs d'entre eux avouent en avoir seulement entendu parler. C'est une chose monstrueuse dont Victor Hugo est le chef et le propagandiste. Seul, Viennet pleure sur le tort que lui a fait l'école nouvelle au Théâtre-Français et seul le vieux Royer-Collard a quelque connaissance des écrits de Victor Hugo, qu'il estime ; « Il y a du beau dans vos écrits : et le beau est supérieur à tout. » C'est une figure que ce vieux et rèche doctrinaire. Mais tout en aimant le beau, il votera pour le comte Molé, un ancien ministre alors célèbre. Quant à Casimir Delavigne, il hésite entre le même Molé et le Dr Pariset. Qu'est-ce que le Dr Pariset ? Rien du tout. Un médecin qui a sauvé sa mère ! C'est sans doute une manière délicate de lui payer ses visites. Ce Casimir, qui fit pourtant des vers tant ennuyeux, est funambulesque. Scribe opérait à un somptueux bureau où de nombreux cartons en maroquin rouge n'étaient pas un vain ornement. Ils contenaient, qui des dénouements, qui des prologues, qui des épisodes et ainsi de suite. « Il parlait avec la solennité d'un homme d'affaires. » Son idéal académique est représenté par le nommé Dupaty. Victor Hugo vit ensuite Dupin, qui lui confie son admiration pour Casimir Bonjour, mais ce Casimir II ne se présentant pas, il est dans un grand embarras. Que croyez-vous qu'il arriva ? M. Dupaty fut élu.


10. Disjecta membra

Bon mot de M. Edmond Le Pelletier. — « Emile Zola est le seul Victor Hugo que nous possédions en ce moment. » (« Nouvelle suite d'épilogues (1895-1904) », Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927)

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Ne pas séparer la critique de l'art littéraire, c'était jusqu'ici une des traditions des lettres françaises ; songez à Du Bellay, à Malherbe, à Boileau et même à La Harpe. Mais tous les grands écrivains de France, prosateurs ou poètes, furent aussi des génies critiques, tels Corneille, Voltaire, Chateaubriand. Les plus belles pages de Victor Hugo sont peut-être dans la Préface de CromwellLes critiques du jour », Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927).

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La perfection peut être considérée comme un arrêt dans l'évolution des formes. La chair est devenue marbre, et c'est la fin. De la poétique de Racine rien ne pouvait sortir et rien n'est sorti : Racine est le marbre parfait et stérile. De l'imparfaite poétique de Victor Hugo, tout pouvait naître et tout est né : Hugo, c'est de la matière vivante, c'est la fécondité indéfinie. Les fils de Racine s'éteignent dans la platitude ; les fils de Hugo diversifient à l'infini, selon leur propre génie, le génie de leur maître (« Les deux Flaubert », Promenades littéraires , 4e série, Mercure de France, 1912).

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Comparer un peintre et un poète, cela est si absurde, il y a si loin d'un art à l'autre, aussi loin, nécessairement, que de l'œil à l'oreille ! Mais l'absurde n'est pas bête comme la bêtise ; l'absurde est parfois l'envers d'une vérité, ou son paradoxe ou son grossissement. II faut aussi compter avec cette tyrannie, l'association des idées. Qu'en songeant à Monet j'aie presque aussitôt songé à Victor Hugo, je ferai mieux de rechercher l'origine de cette collision, que la nier et de la rejeter parmi les rêveries dont on rougit. Les points de contact furent ici les idées de maîtrise, de puissance, d'abondance, de richesse, d'éclat ; peut-être aussi les Cathédrales.

Enfin, ayant analysé, je trouve qu'il y a dans mon absurdité quelque chose de logique ; j'ai mis le doigt sur la soudure, je sens une réalité, et qu'il ne s'agit pas seulement de la conjonction en l'air de deux noms ou de deux mots.

Mais le parallèle serait long et les explications confuses, le peintre et le poète étant trop vastes, tous les deux, trop divers, trop contradictoires dans la liberté inconsciente de leur génie.

[...] Les tableaux de Monet ne sont que des poèmes. Monet a aussi peu de discernement que Victor Hugo ; il est le peintre, Victor Hugo est le poète ; il est le maître des couleurs, comme Victor Hugo est le maître des images. Hugo est un œil prodigieux ; Monet est un œil miraculeux (« Idées et Paysages : XXII. L'œil de Claude Monet », Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905).


Je trouve dans la poésie et dans les poètes des signes de primitivité, et je me demande à ce propos si le génie, même considéré comme une soudaine poussée intellectuelle, n'est pas un fait nettement primitif ? Entre l'homme très intelligent et les autres hommes de moyenne intelligence, il y a toute une série de dégradations. On passe sans difficulté d'une nuance à la nuance voisine et l'on rattache logiquement celui qui comprend tout à celui qui ne comprend que les petits faits parmi lesquels évolue sa petite vie. Mais si le génie surgit, on ne sait où le caser. L'homme de génie n'a souvent qu'une intelligence générale très limitée, une intelligence qui, du moins, n'est pas en rapport logique avec son génie. Victor Hugo, un des plus grands parmi les poètes, est, parmi les philosophes, un des plus humbles. Son esprit critique est nul. On a vu de grands peintres, de grands sculpteurs, de grands musiciens à peu près dépourvus de vraie intelligence. Leur génie s'exerçait comme s'exerce l'instinct, en ligne droite. Le génie du calcul n'est pas très rare. Il coïncide très souvent avec des intelligences enfantines : des mathématiciens illustres, qui n'ont pas atteint Inaudi en puissance calculatrice, ne l'ont pas dépassé en valeur intellectuelle. Il y a de belles exceptions, dont Gœthe est le type, mais, en général, l'homme de génie est un enfant. Cette forme de l'intelligence a donc totalement échappé à l'évolution. Elle se manifeste sporadiquement et toujours pareille à elle-même. Aucune n'est plus propre à faire admettre, sans qu'il soit besoin de longues explications, la loi de constance intellectuelle (« Une loi de constance intellectuelle. Ch. VIII », Promenades philosophiques, 2e série, 1908, p. 91).


Autour de Victor Hugo :

Paul Meurice

A consulter :

Pagic'Artpo